Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Territoires zéro chômeur : un laboratoire d’emploi

À Villeurbanne, Emerjean est une entreprise à but d'emploi. Trois ans après son ouverture, en mars 2017, celle-ci compte un peu plus de quatre-vingts salariés, intervenant dans une quarantaine d’activités. © Gilles Michallet/Villeurbanne
À Villeurbanne, Emerjean est une entreprise à but d'emploi. Trois ans après son ouverture, en mars 2017, celle-ci compte un peu plus de quatre-vingts salariés, intervenant dans une quarantaine d’activités. © Gilles Michallet/Villeurbanne

Le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée » a d’abord été imaginé pour des territoires ruraux. Des villes s’en sont également emparées afin de s’attaquer à la pauvreté qui s’enracine dans le chômage. L’exemple de Villeurbanne (Rhône).


Et si l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) venait préfigurer une réponse à la précarisation des formes d’emploi et pallier le recours croissant à l’auto-entreprenariat pour des tâches multiformes ? S’il est trop tôt pour conclure dans ce sens après seulement trois ans d’expérimentation, il est sans nul doute intéressant de relire l’expérience des entreprises à but d’emploi (EBE) à l’aune de cette vision : la garantie du salaire minimum et un cadre de travail collectif. Alors que la crise de la Covid-19 va bousculer en profondeur les cadres de l’économie nationale, la gouvernance de l’expérimentation TZCLD peut être inspirante : inventer des formes de gouvernance économique territoriale et intégrer les externalités positives dans le modèle économique des entreprises.

À Villeurbanne, c’est dans le quartier Saint-Jean que l’expérimentation a démarré, en 2017. 4 000 habitants, dont 400 personnes privées d’emploi1 (soit entre 25 % et 30 % de la population active). En choisissant ce quartier « politique de la ville », enclavé entre le canal, le périphérique et l’A 42, la ville de Villeurbanne faisait un double pari : permettre le retour à l’emploi d’un nombre important de personnes et ainsi les sortir de la pauvreté et, par là, améliorer la qualité de vie dans leur quartier. Avec une intuition : l’expérimentation serait l’occasion, dans un contexte de rénovation urbaine du quartier, d’ajouter une brique sociale au projet urbain. Que de nombreuses personnes retrouvent un emploi ne saurait être sans impact sur la vie du quartier, la mobilisation des habitants, leur envie de participer à l’élaboration du projet urbain.

C’est dans ce contexte que Saint-Jean a été retenu parmi les dix premiers territoires expérimentaux de TZCLD, en novembre 2016, après un travail mené conjointement par la ville de Villeurbanne et la Mission régionale d’information sur l’exclusion associant l’État, le service public de l’emploi, la Métropole, le bailleur social, les habitants, les TPE, les PME et les associations d’insertion. Cette coalition d’acteurs – incarnée dans le comité local en charge de la gouvernance de l’expérimentation – a porté la création d’une entreprise à but d’emploi (EBE), Emerjean, en mars 2017. Trois ans après son ouverture, celle-ci compte un peu plus de 80 salariés, intervenant dans une quarantaine d’activités.

Faire de l’emploi un droit

Proposée par ATD Quart Monde dans les années 2010 et soutenue aujourd’hui par plusieurs associations qui luttent contre la pauvreté (comme la Fédération des acteurs de la solidarité ou le Secours catholique), l’expérimentation est actuellement mise en œuvre dans dix territoires2 en France, depuis le vote de la loi d’expérimentation 2016-231 votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale et le Sénat, en février 2016.

Ce projet permet à toute personne volontaire, privée d’emploi depuis plus d’un an, dans un de ces territoires, la possibilité d’être embauchée dans une entreprise à but d’emploi (EBE).

Ce projet permet à toute personne volontaire, privée d’emploi depuis plus d’un an, dans un de ces territoires, la possibilité d’être embauchée dans une EBE. L’originalité est double : d’une part, partir d’un territoire pour embaucher, sans sélection, les personnes privées d’emploi, y compris celles qui, découragées par des années de chômage, ne sont plus inscrites à Pôle emploi. D’autre part, bâtir le modèle économique de ces entreprises sur le coût évité du chômage de longue durée. Comme le montre l’étude d’ATD Quart Monde3, le chômage de longue durée coûte 18 000 euros par an et par personne. C’est précisément dans ce cadre que les salariés des EBE sont embauchés en contrat à durée indéterminé et payés au Smic, une partie de leur salaire provenant de la réaffectation de ce coût global du chômage de longue durée.

Un modèle économique incertain

Créer de l’emploi supplémentaire : telle est la délicate mission des EBE qui doivent développer des activités non concurrentes des circuits économiques existants, afin de ne pas détruire des emplois dans les autres sphères de l’économie, qu’elle soit publique, privée ou relevant d’activités bénévoles.
Les habitants, les entreprises et le territoire dans sa dimension écologique constituent les trois typologies des clients des EBE. Pour les habitants, ce sont des services accessibles sous condition de ressources et non présents dans le quartier : distribution de produits bio en vrac, accompagnement à la marche des séniors pour lutter contre la perte d’autonomie, soutien scolaire pour les collégiens et lycéens. Pour les petites et moyennes entreprises du quartier, ce sont des services ponctuels sur des petits volumes comme l’aide à un déchargement de camion, la saisie administrative, le sur-tri des déchets, etc. Des tâches souvent non réalisées ou concurrentes d’une économie informelle. Quant aux activités liées à la transition écologique, elles consistent à développer de nouvelles filières de l’économie circulaire (biodéchets, invendus de magasins de sport, etc.), pour lesquels il n’existe pas de modèle économique et que celui de TZCLD permet d’amorcer.

La prise en compte des bénéfices sociaux et environnementaux des EBE est nécessaire pour comptabiliser la richesse créée par les salariés, mais demande un changement de paradigme en comptabilité.

À ce jour, le chiffre d’affaires de l’EBE n’assure pas la couverture de l’ensemble des charges de l’entreprise et vraisemblablement ne le permettra pas à long terme, les EBE n’intervenant que dans les champs non concurrentiels et donc peu ou pas rentables. Les activités génèrent des effets difficilement monétisables dans les schémas d’une comptabilité classique, qui ne prend en compte ni le capital humain, ni le capital naturel. Quand de nombreuses études prouvent que le retour à l’emploi des parents a une influence sur la réduction de l’échec scolaire, faudra-t-il mettre au bénéfice des TZCLD une meilleure réussite des enfants dans leur parcours à l’école ? Les activités à fort impact écologique sont-elles transformées en gain de CO2 ? La prise en compte de ces bénéfices sociaux et environnementaux comme des externalités positives est nécessaire pour comptabiliser la richesse créée par les salariés… mais demande un changement de paradigme en comptabilité.

Visages du chômage de longue durée

« Avoir un Smic pour vivre… » « Se sentir utile, autonome, moins seul… » « Développer des compétences cachées… » « Avoir confiance en soi… » Sans surprise pour les professionnels et les militants de l’insertion par l’activité économique, les gains de la reprise du travail pour les personnes concernées sont bien plus que monétaires. Mais TZCLD donne à ce retour à l’emploi une couleur particulière. La première spécificité de l’expérimentation tient à la nature du contrat que les salariés signent à leur entrée dans les EBE. La durée indéterminée de ce contrat supprime l’alternance de périodes d’activité et de chômage et donne la capacité de se projeter dans la vie, de prendre un logement autonome pour les jeunes, de gagner un peu d’indépendance vis-à-vis des conjoints, de prendre le temps de se soigner, de se reconstruire après des épisodes douloureux dans la vie.

Le deuxième marqueur est celui de l’approche territoriale du recrutement. De l’embauche sans sélection de toutes les personnes privées d’emploi qui sont sur le territoire, il découle une très grande diversité des profils des salariés et donc des compétences. Actuellement, ce sont plus de quarante activités en production qui sont réunies chez Emerjean, toutes développées à partir des savoir-faire et des savoir-être des salariés : comptabilité, gestion des plannings, logistique, couture, petit entretien dans le bâtiment, table d’hôtes, etc. L’EBE donne un cadre de travail sécurisé pour l’exercice de ces compétences apprises dans des contextes extrêmement variables : dans la sphère domestique, dans l’économie de la débrouille, dans des expériences professionnelles multiples mais n’ayant pas donné lieu à des certifications, à l’étranger, sans possibilité d’équivalence de diplôme. C’est l’histoire de Wifag, en France depuis six ans, réfugiée soudanaise : cette ancienne gestionnaire de patrimoine au sein d’une banque parle couramment anglais mais reste dans l’incapacité à faire valoir son diplôme de l’enseignement supérieur obtenu au Soudan. L’expérimentation questionne la notion de compétences et les processus de leur reconnaissance. Comment les capacités d’adaptation et d’agilité dont font preuve ceux qui ont traversé les frontières, ceux qui, depuis l’âge de 18 ans, enchaînent les petits boulots ou les missions d’intérim très courtes, ceux qui s’occupent de proches malades ou handicapés et qui ont développé des compétences de l’ordre du care, du « prendre soin », sont-elles identifiées, valorisées, reconnues par le monde du travail ?

Repères

2017 : démarrage de l’expérimentation TZCLD dans les dix territoires.

2020 : en février, la ministre du Travail Muriel Pénicaud a annoncé une extension de l’expérimentation, mais soumise au vote d’une nouvelle loi. La crise du coronavirus bouscule ce calendrier.

200 : nombre de territoires réunis sous l’égide de l’association « Territoires zéro chômeur de longue durée », présidée par Laurent Grandguillaume, et qui souhaitent rejoindre une deuxième vague d’expérimentation.

811 : nombre d’emplois actuels dans
les entreprises à but d’emploi (EBE).

Le troisième marqueur est celui d’une expérimentation qui touche des personnes qui, malgré leur privation d’emploi, n’étaient pas « visibles » des politiques d’emploi. Selon l’Inspection générale de l’action sociale (Igas), près de 46 % des personnes aujourd’hui salariées des entreprises à but d’emploi étaient inconnues des services de Pôle emploi, au départ. Les raisons de leur invisibilité sont multiples et complexes, et le découragement dans la recherche d’emploi s’analyse aussi sous le prisme des discriminations : âge, maladie, signes religieux visibles, patronyme ou phénotype sont autant d’explications du non-accès à l’emploi. C’est l’histoire d’Halima : titulaire d’un doctorat, elle n’a jamais trouvé sa place sur le marché du travail car elle porte le voile. Aujourd’hui, elle exerce ses compétences au sein de l’EBE. Si les discriminations constituent une rupture de notre contrat social mettant à mal le principe d’égalité, elles ont aussi un coût économique. France Stratégie évalue à hauteur de 150 milliards d’euros par an le coût du gâchis de compétences dû aux discriminations.

Les entreprises à but d’emploi pourraient devenir une sorte de contre-Uber territorial, avec une protection salariale et un cadre de travail collectif.

C’est cette approche spécifique des compétences des personnes et d’une économie territorialisée qui fait l’originalité de l’expérimentation TZCLD : partir des compétences des personnes, les embaucher sans sélection, approcher de manière territoriale les besoins du territoire. De fait, l’activité est interstitielle et les salariés polyvalents. Cela nécessite une organisation complexe pour garantir des dignes conditions de travail et répondre aux exigences des clients, mais cette polyvalence est une réponse pragmatique et préfigure aussi ce que pourraient devenir les EBE : des plates-formes de services et de compétences. Une sorte de contre-Uber territorial, avec une protection salariale et un cadre de travail collectif.

Comme toute expérimentation, celle-ci comporte des angles morts et des points d’amélioration, notamment sur les enjeux liés à la notion de non-concurrence, de compétences, de polyvalence. Mais elle constitue un début de réponse à la précarisation du salariat et au chômage de longue durée Cette expérimentation produit une entreprise à l’image de notre société : fragile mais d’une incroyable richesse et qui donne une place à ceux qui sont mis à mal dans notre société, et qui risquent de l’être plus encore au sortir de la crise sanitaire.

Pour aller + loin

Une gouvernance transversale

Dans les dix « Territoires zéro chômeur de longue durée », la gouvernance repose sur un comité local qui est garant de l’expérimentation et de son évaluation. C’est lui qui autorise les activités des entreprises à but d’emploi (EBE) en s’assurant de la supplémentarité de l’emploi et de l’exhaustivité du recrutement. Si les institutions publiques et le service public de l’emploi sont autour de la table comme dans tous les dispositifs d’emploi, le comité local réunit aussi les entreprises du territoire, les salariés de l’EBE, les habitants, des associations et les partenaires sociaux. Cette gouvernance multipartenariale permet, à partir des besoins du territoire, d’inventer les solutions idoines, dans une logique de coalition d’acteurs qui a des effets au-delà de TZCLD. Nous le pressentons, cette gouvernance, à condition de s’appuyer sur un portage politique, les habitants et une approche transversale des politiques publiques, peut générer des dynamiques de coopérations inédites. Fragiles, mais réelles, ces coopérations peuvent être une des briques d’une transition systémique vers un autre modèle économique, social, écologique, culturel et d’implication citoyenne. Des coopérations inspirantes, notamment pour reconstruire une économie et des emplois en circuits courts.

Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Les biffins se rebiffent

Le « Carré des biffins » de la porte Montmartre existe officiellement depuis 2009 grâce à la mobilisation de la ville de Paris et sous l’impulsion des biffins. Ces chiffonniers des temps modernes arpentent ce marché de la misère pour y vendre quelques euros leurs objets de récupération. Entretien avec Benoît Kwamou, de l’association « Sauve qui peut ». Pouvez-vous nous présenter votre situation d’un point d...

Que peut-on attendre des pouvoirs locaux aujourd'hui ?

Alors, qu’à cause de la pandémie du coronavirus, la pauvreté ne cesse d’augmenter en France, plusieurs grandes villes du pays ont été remportées aux dernières élections municipales par les écologistes et leurs alliés de gauche. Pour ce deuxième séminaire sur la lutte contre la pauvreté, la Revue Projet et ses partenaires ont donc décidé d’examiner l’évolution en...

Mesurer la pauvreté, pas si simple !

Selon les indicateurs utilisés, la mesure de la pauvreté donne des résultats différents. Dans tous les cas, les critères monétaires, les plus fréquemment utilisés, s’avèrent insuffisants. La mesure de la pauvreté permet d’identifier les populations les plus exposées et les problématiques qu’elles rencontrent, pour mettre en œuvre des politiques publiques et lutter contre les inégalités et l’exclusion. Des mesures, répétées dans...

1 Nombre de personnes privées d’emploi estimé en 2016 dans le dossier de candidature. Parmi elles, seulement 50 % sont inscrites à Pôle emploi. Les autres sont « invisibles » aux yeux des politiques publiques.

2 Colombelles (14), Colombey-les-Belles (54), Joucques (13), Lille (59), Mauléon (79), Pipriac (35), Premery (58), Thiers (63), Villeurbanne (69) et un arrondissement de Paris (75013).

3 Didier Goubert, Claire Hedon et Daniel Le Guillou, Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, Éditions Quart Monde – Éditions de l’Atelier, 2019.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules