Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La crise sanitaire que l’on vient de traverser place la lutte contre la pauvreté au cœur des priorités de notre société. Mais comment s’y prendre concrètement ? Pour y répondre, la Revue Projet a organisé avec ses partenaires un webinaire qui s’est tenu le mardi 30 juin dernier dont voici, outre l’intégralité des échanges en vidéo, quelques éléments de synthèse rédigés par Olivier Legros, géographe et enseignant-chercheur à l’Université de Tours.
Organisé dans le fil du dossier « Lutter contre la pauvreté. Les leçons du terrain » du dernier numéro de la Revue Projet, qui, lui-même prolongeait les réflexions engagées, il y a un an déjà, dans le cadre d’un colloque international tenu à Paris sur le même thème, ce webinaire a réuni plus d’une centaine de personnes de France et d’ailleurs. Fondé sur le dialogue entre personnes en situation précaire, acteurs de terrain et chercheurs, ce webinaire était structuré autour de quatre questions qui ont servi de point de départ aux échanges, d’abord, entre un acteur de terrain et un chercheur, puis avec l’ensemble des participants.
Dans un contexte marqué par la crise COVID et l’accroissement des difficultés économiques qui s’ensuit, ces questions étaient :
L’enjeu des lignes suivantes n’est pas de faire la synthèse complète des débats mais de souligner quelques points majeurs qui ont pu apparaître pendant le webinaire pour prolonger la réflexion individuelle et collective concernant les actions à engager pour lutter contre la pauvreté dans les mois et les années à venir.
Il est aujourd’hui largement admis, en tout cas parmi les chercheurs et dans la société civile que, loin de rester passifs à attendre que les aides sociales ne viennent à elles, les personnes en situation précaire, si elles en ont la force, se mobilisent activement contre la pauvreté en limitant leurs dépenses, en multipliant les emplois précaires, en recourant au travail non déclaré et en échangeant des biens et des services dans une logique de partage et de réciprocité. Le confinement a d’ailleurs montré combien ces pratiques d’échange et d’entraide pouvaient être vitales en période de crise dans les quartiers populaires et dans les bidonvilles.
L’État social, c’est-à-dire l’ensemble des services et des aides qu’allouent les pouvoirs publics dans le cadre des politiques sociales et de la lutte contre la pauvreté1, n’en reste pas moins un rempart primordial contre la pauvreté : quand l’économie s’arrête – économie « officielle » et activités informelles comprises – les réserves monétaires des personnes en situation précaire s’épuisent vite et il ne reste plus alors que les aides publiques pour subvenir aux besoins quotidiens… et lutter contre la pandémie. Outre les besoins vitaux de ceux qui les reçoivent, ces aides servent aussi à activer les réseaux de partage et de solidarité fondés sur la proximité et l’interconnaissance et, par ce biais, à atteindre les plus vulnérables des personnes en précarité, c’est-à-dire les enfants et les personnes âgées.
Il faut donc défendre l’État social, sans doute l’un des principaux biens communs de nos sociétés, voire de le renforcer si l’on veut prévenir les situations de crise.
Il faut donc défendre l’État social, sans doute l’un des principaux biens communs de nos sociétés, en tout cas en Europe, voire de le renforcer si l’on veut prévenir les situations de crise et améliorer les combats que livrent au quotidien les personnes en situation précaire contre la pauvreté. La défense de l’État social est d’ailleurs au cœur des propositions de la société civile pour renforcer le pouvoir de vivre des couches défavorisées de la société.
Bien qu’indispensables, les ressources allouées par l’État social ne suffisent pas à lutter contre la pauvreté sur le terrain. C’est en effet à l’échelle locale, dans l’interaction que se joue au quotidien et de manière très concrète la lutte contre la pauvreté. Cette lutte combine trois grandes catégories d’action : celle des réseaux interpersonnels de proximité dans lesquels sont insérés les personnes en situation précaire sauf quand celles-ci sont isolées socialement et/ou géographiquement ; celle de la société civile locale, plus ou moins développée et plus ou moins dynamique selon les localités et celle des pouvoirs publics (acteurs étatiques et élus locaux) qui, parfois, prennent l’initiative mais qui, dans d’autres cas, sont plutôt en retrait, laissant alors les citoyens et les associations se débrouiller seuls sur le terrain.
Ces dispositifs locaux de protection sociale sont d’autant plus importants que l’aide publique met parfois du temps à arriver à ceux qui en ont besoin… en urgence.
Tous ces acteurs ne sont pas, loin s’en faut, toujours sur la même longueur d’onde ! Pourtant c’est bien leur combinaison qui permet de lutter efficacement contre la pauvreté, notamment dans les situations d’urgence sociale. Si l’État social apporte l’argent, ce sont ces dispositifs locaux qui établissent le lien avec les personnes en situation précaire, en particulier celles qui ne font pas partie des publics habituels de l’action sociale : les personnes qui, pour une raison ou pour une autre, renoncent à faire valoir leurs droits ; et les travailleurs précaires, qui sont de plus en en plus nombreux. Ces dispositifs locaux de protection sociale sont d’autant plus importants que l’aide publique met parfois du temps à arriver à ceux qui en ont besoin… en urgence, ne serait-ce qu’à cause de l’augmentation du nombre de dossiers à traiter dans les périodes de crise. Il est donc primordial de trouver des relais qui puissent soutenir les personnes en détresse le temps que l’aide publique arrive aux destinataires. Cette mission de relais, ce sont presque toujours, pour ne pas dire toujours, les réseaux interpersonnels et les associations qui l’ont remplie pendant la crise sanitaire.
Ces dispositifs qui associent les citoyens, la société civile locale et les pouvoirs publics n’apparaissent pas du jour et lendemain. Ce sont des constructions qui se réalisent dans la durée au gré des actions collectives et des mobilisations locales. Dans une logique de prévention et d’anticipation, il s’agit donc de favoriser autant que possible la constitution, le développement et l’activation de ces liens qui relient les mondes très éloignés des institutions et de la précarité car ces liens figurent indéniablement parmi les filets de protection les plus efficaces quand la crise vient.
La lutte contre la pauvreté a, par nature, une dimension politique car, pour agir comme pour dénoncer la pauvreté, il faut se faire entendre en passant par les médias et faire pression sur les pouvoirs publics. Il n’en reste pas moins que, ces dernières années, l’action associative prend un tour politique peut-être plus nettement marqué que par le passé. D’une part, les associations cherchent de plus en plus souvent à renforcer les compétences politiques des populations vulnérables dans une logique d’ « empowerment » ; d’autre part, elles prennent des positions communes, comme dans le « Pacte du pouvoir de vivre » où les signataires (58 organisations nationales et 2 régionales) dénoncent l’accroissement des inégalités sociales, économiques et environnementales, et font des préconisations pour renforcer les droits des plus pauvres et limiter les privilèges des riches.
Plutôt radicales, ces propositions relèvent aussi du bon sens.
Ce tournant politique qui s’explique autant par le contexte actuel (augmentation des inégalités sociales, mobilisation des gilets jaunes, crise environnementale) que par l’influence des partenaires « du Sud » et des populations en situation précaire. D’une part, il incite les associations à sortir de leur domaine habituel d’intervention (le logement, l’aide alimentaire, la lutte contre les exclusions etc.) pour s’attaquer à ce qu’on peut considérer comme la cause principale de la pauvreté dans nos sociétés, en l’occurrence, la répartition inégale des richesses. D’autre part, les associations font des propositions concrètes pour lutter contre les inégalités. Dans « Tout ce qui se dit là, il faut que ça remonte », rédigé pendant l’hiver 2019 sur la base de 300 débats locaux avec des personnes en situation précaire, le Secours catholique préconise par exemple de relever le RSA, de garantir l’automaticité des droits, de limiter les écarts de revenus dans les entreprises, ainsi que les inégalités liées au patrimoine et à sa transmission. Plutôt radicales, ces propositions, que l’on retrouve également dans le Pacte pour le « Pacte de pouvoir de vivre », relèvent aussi du bon sens. Quoi de plus logique, en effet, que réclamer haut et fort une répartition juste et équitable des richesses quand on sait qu’en France, « 10 % des ménages détiennent 50 % du patrimoine privé du pays », comme le rappellent les autres du Pacte pour le Pouvoir de vivre ?.
Aussi novatrices qu’elles puissent paraître dans le monde associatif, ces propositions de lutte contre la pauvreté n’ont, jusqu’à présent, pas vraiment eu d’écho dans le monde des institutions. La question de savoir comment faire pression sur les pouvoirs publics pour que ces derniers s’engagent dans la lutte contre les inégalités reste donc ouverte, et ce à l’échelle locale comme à l’échelle nationale.
Ont participé à ce webinaire :
- Pascal Garret, sociologue et photographe indépendant
- Fabrice Krystof, directeur du Centre communal d’action sociale (CCAS) de Villerupt (Meurthe-et-Moselle)
- Olivier Legros, géographe,UMR Cités territoires, environnement et sociétés (Citeres) Université de Tours
- Marion Lièvre, anthropologue, Centre d’Études et de Recherches Comparatives en Ethnologie (Cerce) Université de Montpellier
- Christophe Perrin, délégué national en région Montpellier de la Cimade
- Agnès Thouvenot, adjointe au maire de Villeurbanne, présidente de l’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée » à Villeurbanne
- Tommaso Vitale, sociologue, Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) Sciences Po Paris
- Daniel Verger, responsable du pôle Études-recherches-opinion du Secours Catholique-Caritas France
Échange animé par Benoît Guillou, rédacteur en chef de la Revue Projet.
1 "Face à la pauvreté, que peuvent nos gouvernements ?", Revue Projet n°376, Nicolas Duvoux