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Comment, dans une ville fragmentée en un archipel de quartiers, enrayer la pauvreté ? Jean-Paul Alduy, ancien maire de Perpignan, tire les leçons de son action.
Face à la crise urbaine révélée dès 1954 par l’abbé Pierre, les gouvernements successifs ont tenté de mettre en œuvre des programmes d’actions régulièrement mis en échec, comme en témoignent des violences urbaines inédites dans la plupart des pays européens. Encore récemment, ces violences ont fait l’actualité de nos journaux télévisés à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), qui est pourtant, depuis plus de vingt ans, une des communes prioritaires des politiques de la ville. Les causes de cette exception française et de l’échec répété de ces politiques sont multiples. Mais, parmi elles, deux sont toujours sous-estimées : d’une part, on a centré l’action publique davantage sur l’urbain que sur l’humain et, d’autre part, la décentralisation chaotique a débouché sur un émiettement des responsabilités. La ville ne fait plus cité, elle s’est fragmentée et les maires ne disposent pas d’un bloc de compétences apte à résorber les fractures sociales et la concentration des précarités que subissent les quartiers populaires ; dès lors, leur action porte davantage sur l’aménagement urbain que sur le développement social. Pour évoquer l’histoire récente, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) a su mobiliser près de 30 milliards d’euros d’investissements mais l’accompagnement social, la « gestion urbaine de proximité », n’était guère à la hauteur des ambitions affichées : on a désenclavé, recomposé, équipé, pour améliorer le contenant et changer les regards, mais les questions du vivre ensemble, des pratiques sociales et de l’emploi furent largement éludées.
Pour parvenir à cette conclusion, ce ne sont pas les leçons de ma vie professionnelle, ingénieur des ponts et chaussées, technocrate de l’urbain, qui m’ont aidé, mais ma vie publique comme maire de Perpignan, ville frontalière marquée par les grands flux migratoires venus du Sud, mosaïque culturelle qui avait perdu son ciment sous le choc du chômage et de la décomposition de son tissu économique. La crise y fut d’autant plus forte que l’entrée dans le marché commun de l’Espagne et deux dévaluations massives de la peseta avaient gravement fragilisé l’agriculture, le commerce et le tourisme qui s’étaient développés auparavant à l’abri d’une frontière. Lorsque je suis élu, au début des années 1990, le chômage dépasse les 20 % et, en y ajoutant les RMIstes, c’est globalement plus d’un tiers de la population active qui est sans emploi. Dans les cités HLM et les quartiers paupérisés du centre historique, le sous-emploi est massif et on n’y survit que grâce aux ressources de l’assistanat et de l’économie souterraine…
Le constat : cette ville de 300 000 habitants était fragmentée en villages isolés (écartant toute solidarité intercommunale) et la commune centrale, Perpignan, était elle-même divisée à l’extrême en quartiers repliés sur eux-mêmes – dont certains dans un état de dégradation grave. Il fallait une politique urbaine qui reconnaisse la multiplicité des fragments, respecte chaque élément, mais se donne comme objectif premier de briser les frontières et de recréer des centralités. J’ai ainsi cherché à construire « une démarche d’archipel » ainsi définie : « L’archipel des quartiers, pour mettre en réseau les centralités sociales, l’archipel des cultures (y compris religieuses) pour faire vivre une laïcité qui relie et ne se limite pas à tolérer pour juxtaposer et finalement cloisonner, l’archipel des communes pour construire des solidarités respectueuses des identités y compris politiques de chaque village, l’archipel du territoire roussillonnais où la protection de sa trame verte est la condition de son développement durable. » Au fond, s’opposer sur tous les fronts à l’esprit de frontières pour, au contraire, relier, désenclaver.
Avec l’aide financière de l’ANRU, dont j’étais à l’époque le président, une transformation clairement visible de l’espace urbain du centre-ville a été engagée et le remodelage des principales cités HLM a été spectaculaire : démolitions, résidentialisations, reconstructions, écoles, terrains de sport, commerces, équipements culturels, centres sociaux, mairies de quartiers, voirie et transports en commun de désenclavement, parcs et jardins, etc.
Force est de constater que l’action sur le tissu urbain n’a pas enclenché une dynamique sociale apte à briser la concentration de toutes les précarités dans certains quartiers : la mixité sociale n’a pas progressé.
L’action et l’investissement furent lourds. Pourtant, la mise en réseau des quartiers et de leur dynamique socio-économique est restée atone, à quelques exceptions près… Force est de constater que l’action forte et volontaire sur le tissu urbain n’a pas enclenché, sinon faiblement, une dynamique sociale apte à briser la concentration de toutes les précarités dans certains quartiers : la mixité sociale n’a pas progressé.
Au centre même de Perpignan, le quartier Saint-Jacques cumulait toutes les difficultés et constituait un authentique « laboratoire social et urbain ». Ghetto gitan où les liens communautaires étaient intenses, ce quartier s’inscrivait dans des réseaux transfrontaliers où se développait une économie « poor to poor » à la fois licite et illicite (drogue, prostitution). L’habitat y était très dégradé, insalubre mais très complexe, juridiquement (multipropriétés) et techniquement (à l’origine, un lotissement du XIVe siècle de parcelles étroites de trois mètres, devenu, au fil du temps, un château de cartes très fragile). Chômage, Sida, absentéisme scolaire… tous les indicateurs socio-économiques étaient au rouge !
On s’est épuisé dans des opérations de résorption de l’habitat insalubre pour reloger en location des familles expropriées qui, faute d’accompagnement social, allaient rapidement dégrader leur nouvel habitat. Retour à la case départ ou presque… Aujourd’hui, je suis convaincu qu’une autre méthode eût été possible : laisser les familles propriétaires et les aider techniquement et financièrement à rénover leur habitat, c’est-à-dire les laisser responsables de l’amélioration de leur cadre de vie. De même qu’il faut cinq ans, dix ans, voire parfois davantage, pour se rendre propriétaire d’un îlot, le démolir et aérer le quartier ou y introduire des équipements de proximité, il est important d’accompagner ces investissements ou aménagements pour que se crée une dynamique positive de leur appropriation. Récemment, on a délocalisé aux portes de Saint-Jacques une partie de la faculté de droit. Le bâtiment jouxte l’ancienne université du XIVe siècle de la capitale continentale du royaume de Majorque et en rappelle l’architecture de briques rouges. A priori, c’est un bon projet susceptible de favoriser le « désenclavement social » par l’arrivée d’étudiants et de professeurs, avec une animation et une économie nouvelle en perspective. Mais, faute d’avoir inscrit ce projet dans un programme global avec un calendrier négocié avec les habitants, faute d’avoir investi dans une information et médiation permanente avec les communautés gitanes et maghrébines, l’impact est finalement négatif et on peut craindre que le rejet du projet ne se transforme en violences. D’autant plus qu’aucune perspective de développement économique n’est ouverte qui donnerait quelques espoirs d’emploi à la jeunesse locale.
L’investissement dans la culture, avec la « Casa musicale », espace des cultures populaires et l’investissement dans l’école, qui a permis de réduire massivement l’absentéisme scolaire, se sont révélés particulièrement efficaces.
À l’inverse, deux exemples démontrent l’efficacité de l’investissement dans l’humain : l’investissement dans la culture, avec la « Casa musicale », espace des cultures populaires où se retrouvent les jeunes de tous les quartiers pour vivre ensemble les vibrations du raï, de la rumba catalane, du rap ou du rock ; et l’investissement dans l’école qui a vu la reconstruction ou la réhabilitation de tous les établissements scolaires du quartier mais avec, au même moment, l’organisation et l’accompagnement scolaire, avec les mamans gitanes, ce qui a permis de réduire massivement l’absentéisme scolaire.
Quand, aujourd’hui, je tire le bilan de mon action sur ce quartier, pour lequel j’ai une affection particulière (mon fils y a fait toute sa scolarité de la crèche au collège !), je suis obligé de constater que son intégration dans l’archipel a peu progressé malgré un investissement urbain considérable et que les seules réussites sont apparues là où l’accompagnement humain était fort. J’en conclus qu’avant d’investir dans un équipement, dans l’habitat ou encore dans la voirie et l’espace public, il faut d’abord définir les modes de gestion et d’appropriation sociales et donc l’accompagnement par des animateurs, des médiateurs, des travailleurs sociaux, des associations… tout ce qui peut impulser et soutenir une dynamique sociale et briser l’isolement et les replis. C’est à ce prix qu’il sera possible de refaire cité.
Encore faut-il que des politiques nationales ouvrent des perspectives de résorption du chômage et de la précarité dans ces quartiers où elles se sont concentrées depuis des décennies. La municipalité a, certes, utilisé tous les leviers à sa disposition, zones franches, clauses d’insertion dans les marchés publics, emplois aidés fléchés sur les chômeurs de ces quartiers ou encore soutien aux initiatives d’économie solidaire, mais il ne s’agit là que de mesures homéopathiques incapables de traiter le mal profond de l’exclusion économique. Enfin faut-il encore que la dispersion des responsabilités, des capacités financières et des moyens humains entre municipalité, intercommunalités, Conseil départemental et services de l’État ne conduise pas à l’impuissance collective des acteurs de la politique de la ville.