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Les récupérateurs de ferraille Entre tolérance et interdits

Rencontré à Aubervilliers, ce récupérateur de ferraille nous précise qu'il est français. Auparavant, il travaillait dans le bâtiment. Sous-payé, il ne gagnait pas assez d'argent pour nourrir sa famille. Il a donc quitté son emploi pour parcourir l'agglomération parisienne en quête de métaux à revendre, Aubervilliers, juin 2018. © Pascal Garret
Rencontré à Aubervilliers, ce récupérateur de ferraille nous précise qu'il est français. Auparavant, il travaillait dans le bâtiment. Sous-payé, il ne gagnait pas assez d'argent pour nourrir sa famille. Il a donc quitté son emploi pour parcourir l'agglomération parisienne en quête de métaux à revendre, Aubervilliers, juin 2018. © Pascal Garret

Cette enquête ethnographique nous plonge dans le quotidien de celles et ceux qui « font la ferraille », une économie informelle, voire illégale, indispensable au fonctionnement d’une industrie mondialisée et lucrative. Mais le savoir-faire de ces « indésirables » est l’objet de nombreuses exploitations et encore davantage lorsqu’il s’agit des Roms.


« Je travaille dans la ferraille de 7 heures à 23 heures, presque tous les jours. J’ai la liste des encombrants de tous les départements et on n’arrête pas de tourner. On trouve, même si parfois on ne gagne presque rien […]. Quand on revient ici, on a une petite place pour faire le tri et démonter, et ça pose des problèmes avec les voisins. Quand on trouve un appareil qui marche, on le revend et c’est mieux, sinon on revend au ferrailleur […]. Il y a beaucoup de compétition entre les gens qui font les encombrants ; si tu viens tous les jours ramasser, tu vois tout le monde tourner, tout le temps. » Simon est Roumain. Arrivé dans un bidonville de la banlieue parisienne en 2009 et depuis relogé par la municipalité, il témoigne combien la collecte, le bricolage et la revente de matériaux recyclables et d’encombrants constituent une activité qui est loin d’être marginale1. Pourtant, la collecte se déploie dans des marges urbaines (bidonvilles, friches, squats, quelques sites de relogement) et les personnes qui s’y adonnent sont elles-mêmes considérées comme marginales dans les représentations collectives et institutionnelles : migrants sans papiers, Roms au statut précaire (souvent confondus avec les gens du voyage), mais aussi Français modestes.

 

Çiprian, jeune Roumain, récupère les encombrants
au moyen de son vélo et de sa carriole. Toutes les familles de ce camp d’Ivry-sur-Seine font la ferraille, activité qui est autorisée par l’association gérante de ce terrain. Certaines d’entre elles possèdent des fourgonnettes ou des petits camions. Ivry-sur-Seine, juin 2017. © Pascal Garret

 

« Faire la ferraille » s’inscrit donc dans une économie de la pauvreté qui demande à être nuancée. Car cette activité se distingue de la récupération des déchets dans les poubelles et parce que, aux yeux de ceux qui s’y adonnent, il s’agit bien d’un « travail », avec une dimension productive, qui nécessite une expérience, des outils, des moyens de transport – du Caddie à la camionnette, en passant par la carriole de vélo bricolée – et, surtout, un capital relationnel. Et si la mendicité et la « biffe » hasardeuse ressortissent d’une économie de la misère qui n’autorise pas l’épargne, la ferraille favorise davantage une projection dans l’avenir. Pourtant, c’est bien l’impossibilité d’accéder à un emploi formel qui maintient ces hommes et ces femmes dans l’activité de ferraille, parce qu’ils n’ont pas le droit de travailler ou parce qu’ils ne trouvent pas d’emploi, ainsi que l’explique Gary, venu de Roumanie : « En France, il n’y a pas de travail et encore moins pour les Roms », ou encore Mona, sa voisine : « Qu’est-ce que je ferais sans la ferraille ? Je fais quoi sans ça ? Je vole ou je mendie ? »

Une insertion dans le recyclage

Or, les activités liées à la ferraille imbriquent des pratiques informelles au secteur formel, lui-même lié aux cours mondiaux des métaux et à l’économie du recyclage. Des entretiens menés avec une dizaine de grossistes ferrailleurs de la banlieue parisienne montrent que 20 % à 30 % des apports en matériaux proviennent de ces récupérateurs informels, ce qui peut représenter jusqu’à 50 % du chiffre d’affaires des grossistes – en raison, notamment, de l’extraction des métaux non ferreux à haute valeur ajoutée tels le cuivre, le laiton, etc.

Pour les grandes entreprises de la filière, l’économie de la ferraille est très rémunératrice et inscrite dans des flux internationalisés. Or, réalisé par les petites mains du recyclage, le travail de collecte, de démontage, de tri et de vente de matériaux contribue pleinement à cette économie des déchets de plus en plus lucrative, qui fonctionne grâce à une main-d’œuvre quasi gratuite et, de plus, déleste la ville de quantité de matériaux et d’encombrants.

Les récupérateurs, marqués par différents stigmates et exclus du système social, restent indispensables au fonctionnement d’une industrie florissante et mondialisée du recyclage.

Parler d’« inclusion perverse », pour reprendre les termes de l’anthropologue brésilien Bader Sawaia, signifie que les récupérateurs, marqués par différents stigmates et exclus du système social, restent indispensables au fonctionnement d’une industrie mondialisée du recyclage florissante et qui le sera certainement davantage à l’avenir. Mais leurs apports, et eux-mêmes en tant qu’individus, constituent toujours le pan aveugle d’une économie circulaire – qui se veut par ailleurs vertueuse.

Précisons encore que ces récupérateurs ne sont jamais payés pour le service rendu (par exemple, en débarrassant gratuitement un chantier), ni pour les heures passées à la collecte, puis au bricolage des matériaux, mais uniquement sur le prix de vente de ces derniers, dont les cours peuvent être très volatils. Aussi « le récupérateur est-il la variable d’ajustement du système [et] la filière industrielle […] fait porter ses coûts sur ce segment de la collecte qui est mobilisé lorsque la demande est forte et démobilisé lorsqu’elle est faible2 ». Lorsque les cours sont trop bas, l’activité de collecte cesse, faute de rentabilité.

Ceux qui se débrouillent bien, en travaillant en famille, peuvent gagner au total une trentaine d’euros par jour, somme souvent amputée de ce qui est versé à l’intermédiaire qui mène la transaction avec le ferrailleur ou qui détient le compte en banque, nécessaire pour encaisser les bons de ferraille. Certains grossistes, d’ailleurs, n’hésitent pas à sous-peser et sous-payer les apports des Roms, catégorie à part et marquée par une double peine : être Rom et récupérateur suspecté d’amener de la « marchandise sale ». « Les Roms ou les gens du voyage, on leur fait des mauvais prix parce qu’ils bloquent l’entrée et, avec eux, t’as plus de risques d’emmerdes ; s’ils nous amènent des trucs louches, on n’en veut pas, on ferme la porte. On prend les clients habituels, comme ça on sait d’où vient le cuivre. Bon, on ne va pas trop chercher non plus d’où ça vient… Ou alors, on ne leur dit pas toujours ce qu’ils ont comme qualité et on améliore notre marge », reconnaît le responsable du site d’une multinationale du recyclage en banlieue parisienne. Pourtant, les discussions et observations témoignent que les pratiques des récupérateurs, qu’ils soient ou non roms, ne diffèrent pas vraiment les unes des autres : les petits « ferraillous » rencontrés n’appartiennent pas à des bandes organisées accusées de vol de cuivre et n’ont pas les moyens de participer aux trafics vers la Belgique ou l’Espagne – qui perdureront tant que l’Europe n’aura pas adopté une législation commune de contrôle de la filière des métaux. Ordinairement, la méfiance se porte spontanément sur le vendeur, suspecté d’apporter de la « marchandise sale », plutôt que sur l’acheteur. Or, en France, s’il est interdit de brûler des fils électriques à l’air libre pour récupérer le cuivre, rien n’interdit vraiment aux entreprises d’acheter du cuivre brûlé…

 

Originaire du Mali, Sidiki est venu en France clandestinement en 2014. Depuis, il parcourt quotidiennement de grandes distances à pied dans la banlieue nord de Paris pour collecter avec son chariot toutes sortes d’objets en métal qu’il revend à des ferrailleurs. Fin 2019, il a enfin obtenu une carte de séjour. Aubervilliers, juin 2016. © Pascal Garret

 

Entre stigmatisation et tolérance

Les collecteurs de ferraille et d’encombrants sont vulnérables dans l’espace public. Leurs carrioles peuvent être confisquées par la police. Les interactions avec les habitants oscillent entre empathie, indifférence et conflit et, ici encore, les pratiques discriminantes envers les Roms sont plus nombreuses. Pour sa part, et afin d’éviter des problèmes, Sidiki, un Malien sans papiers, revêt des vêtements de travail fluorescents, visibilité qui lui procure paradoxalement une forme de protection.

Dans les sites de relogement municipaux ou associatifs, la récupération et le stockage vont à l’encontre des normes dominantes d’hygiène, ce qui explique la position de certains responsables à l’encontre de cette activité. Ils arguent également de la nécessité d’une remise dans le « droit commun » du travail, notamment dans l’objectif de l’accès au logement social qui exige une activité formelle. Cette position se conjugue parfois avec un discours selon lequel les Roms préféreraient être « indépendants », travailler « librement » et refuser le salariat. Or, les entretiens que nous avons menés témoignent plutôt de la pénibilité et du peu de revenus tirés de la ferraille : beaucoup désirent obtenir un travail salarié et en cherchent un.

« Faire la ferraille » exige des compétences : une connaissance fine de la métropole, le savoir-faire sur les matériaux – pour les démonter ou les réparer, les revendre et s’insérer dans une filière marchande.

Malgré tout, sur d’autres sites de relogement, « faire la ferraille » est toléré et même soutenu par les associations reconnaissant les compétences des récupérateurs : une connaissance fine de la métropole, le courage de parcourir de longues distances, l’expérience des interactions avec les autres, le savoir-faire sur les matériaux – pour les démonter ou les réparer, les revendre et s’insérer dans une filière marchande. Dès lors, ces associations plaident pour une gouvernance partagée de la gestion de ces ressources qui intégrerait les récupérateurs et leur ouvrirait un droit au travail, plutôt que de renforcer leur exclusion.

Mais, hormis quelques exceptions, ce point de vue s’oppose à celui des acteurs institutionnels. Les arrêtés municipaux contre la « biffe », la récupération d’objets jetés, se multiplient, à l’exemple de celui (traduit en roumain et en bulgare !) pris par la commune de La Madeleine (Nord). Des amendes sont infligées aux personnes surprises en train de fouiller dans une poubelle (33 € à Nanterre, Hauts-de-Seine), interdiction est faite de garer les camionnettes comme à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), etc. De même, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), dans un rapport de 2013, suggérait de cesser le dépôt des encombrants sur la voie publique afin de « limiter les fuites », d’attribuer la collecte à des entreprises et de maîtriser la filière.

De façon générale, les politiques publiques ne tiennent pas compte de ce premier segment de l’économie de la ferraille : informelle, voire illégale, la récupération occupe des personnes perçues comme « pauvres », « hors normes », peu contrôlables et indésirables. Dans le cadre d’un contexte social et environnemental tendu, ne serait-il pas opportun de changer de paradigme à l’égard de ces récupérateurs, qui réintègrent des matériaux dans l’économie circulaire ? On rejoindrait ici la proposition de l’économiste Jean-Luc Dubois : évaluer la pauvreté, non pas en fonction de ce que les gens ont ou n’ont pas, mais en fonction de ce qu’ils font ou ne font pas ; et reconnaître ainsi leurs « capabilités ». À partir de mars 2020, le confinement dû au coronavirus a brutalement empêché la collecte, ôtant toute ressource aux ferrailleurs informels qui ne peuvent prétendre à aucune indemnité compensatoire.

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1 Cette recherche est fondée sur une trentaine d’entretiens qualitatifs avec des Roms roumains relogés dans des sites d’hébergement, portant sur la question du travail, auxquels se sont ajoutés des entretiens avec des grossistes ferrailleurs et des personnes roms et non roms venues leur vendre leur collecte. Précisons que toutes les photos ont été prises avec l’accord des personnes.

2 Colas Grollemund, L’inclusion sociale et professionnelle des gens du voyage dans la filière du recyclage des métaux, 2018, étude commandée par l’Association de gestion du schéma d’accueil et d’habitat des gens du voyage (AGSGV) du Puy- de-Dôme.


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