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Le « Carré des biffins » de la porte Montmartre existe officiellement depuis 2009 grâce à la mobilisation de la ville de Paris et sous l’impulsion des biffins. Ces chiffonniers des temps modernes arpentent ce marché de la misère pour y vendre quelques euros leurs objets de récupération. Entretien avec Benoît Kwamou, de l’association « Sauve qui peut ».
Pouvez-vous nous présenter votre situation d’un point de vue économique ?
Je suis à la retraite et handicapé. J’ai failli passer l’arme à gauche et, en raison de mes problèmes de santé, j’ai très peu travaillé. Aujourd’hui, lorsque j’ai payé mon logement, il me reste 400 euros pour vivre tous les mois. Ce n’est pas évident du tout. Je suis donc obligé de faire de la biffe. Je vis des poubelles pour compléter mes revenus. Je recherche les poubelles jaunes car je m’intéresse aux livres et magazines. Les vieux magazines de cinq ans bien entretenus se revendent entre 20 centimes et un euro, parfois deux euros. Neufs, ils se vendaient une quinzaine d’euros. Et puis, j’ai des amis : quand ils tombent sur des magazines qui m’intéressent, ils pensent à moi et, de mon côté, si je tombe sur une paire de baskets, je les nettoie et je leur donne.
Comment évolue la situation pour les biffins de la porte Montmartre ?
La mairie du XVIIIe arrondissement nous a donné un emplacement en 2009, le « Carré des biffins ». Il existe une centaine de places mais, en moyenne, nous sommes environ 270 personnes, du samedi au lundi. On y trouve de tout : de la nourriture, des médicaments, des cosmétiques… Mais nous, les « biffins historiques », c’est différent des vendeurs à la sauvette : on a signé une charte de fonctionnement avec l’association Aurore, où l’on s’est engagé à ne vendre que des produits de seconde main issus de la récupération, ou ce que les gens nous donnent. Récemment, une personne m’a offert des casseroles qui sont parties comme des petits pains.
Je constate que nous sommes de plus en plus nombreux, au fil des années. Toute la misère de Paris se retrouve ici aux périphéries de Montmartre. Les gens viennent car ils ont faim, notamment des migrants, pour qui cet espace permet de survivre. Ça devient difficile : ça ne nourrit plus son homme comme autrefois. La semaine dernière, je n’ai même pas gagné 20 euros en trois jours. Avant, on les gagnait largement, mais le pouvoir d’achat de nos clients reste très limité. Il faut donc se serrer la ceinture : personnellement, j’attends la fin du marché pour faire mes courses.
Vers une économie sociale et solidaire
Le Carré des biffins est un espace de vente de biens de récupération situé sous le pont de la porte Montmartre (Paris, XVIIIe), dans le prolongement des Puces de Saint-Ouen. Il se tient toute l’année du samedi au lundi. « Biffins » est un vieux mot d’argot désignant les chiffonniers de Paris1. Cet espace a pour vocation d’apporter une réponse à la situation d’urgence de personnes en grande exclusion, avec peu ou pas de ressources. L’association Aurore est en charge de cet espace autour de trois missions principales : la gestion du marché (attribution des places, contrôle des marchandises vendues, médiation), l’accompagnement social et professionnel des adhérents qui le souhaitent, puis l’intégration dans la vie du quartier et la création de liens sociaux autour des biffins.
Il y a quelques années, vous vous êtes organisés autour d’une association, « Sauve qui peut ». Pourquoi ce nom ?
Avant, quand la police arrivait, les plus rapides pouvaient sauver leur marchandise en courant. Lorsqu’on se faisait attraper, on avait une amende qu’on ne pouvait pas payer, faute de moyens ! On ne mendiait pas, on ne demandait pas d’aide, on voulait juste travailler. L’idée est alors venue de s’organiser entre nous pour aller régulièrement devant la mairie du XVIIIe pour faire de la vente à la sauvette, tout en réclamant un espace autorisé. La police était gênée de nous chasser : elle nous chassait et nous on revenait… Finalement, un jour, la mairie en a eu marre et nous a octroyé un espace. On avait demandé 500 places : on en a obtenu une centaine, numérotées, sous le pont. On s’organise entre 8 h 30 et 17 h 30 et, ensuite, c’est la vente à la sauvette totale. Au bas mot, on retrouve plus de 2 000 personnes ici, le week-end.
Avant, il y avait trois ou quatre cars de CRS tous les week-ends. À présent, c’est un marché social, il y a des règles.
Où en êtes-vous aujourd’hui, avec qui faites-vous alliance ?
Le gros bénéfice est notre reconnaissance officielle. La police ne nous court plus après. Avant, il y avait trois ou quatre cars de CRS tous les week-ends. À présent, c’est un marché social, il y a des règles. Puis l’association Aurore est venue nous aider. C’est la mairie qui nous a amené cette association qui a l’art de donner une seconde chance à ceux qui sont vraiment à la traîne. On n’a rien sur le plan financier, Aurore nous apporte une aide pour mieux nous organiser et nous sert le café dès 9 heures dans un petit local. C’est déjà beaucoup, certains n’ont pas de toit et, l’hiver, le froid casse le dos.
L’association « Sauve qui peut » a récemment traversé une crise. Le président n’a pas accepté que l’on organise des élections et que je devienne le délégué, depuis maintenant un mois. Il faut pouvoir donner de son temps aux autres et ne pas juger pour assurer ce type de responsabilité. Je suis souvent en réunion pour jouer le rôle d’interface entre les biffins qui me disent ce dont ils ont besoin et la mairie. Par exemple, on n’avait pas assez de toilettes, il nous a fallu deux ans de démarches pour obtenir gain de cause, alors qu’il y a beaucoup de retraités souffrant de la prostate, comme moi. Nous avons obtenu ces toilettes supplémentaires en décembre dernier : c’était mon cadeau de Noël, j’étais heureux comme un enfant ! Là, au moins, j’ai posé une pierre pour les biffins. Notre rôle consiste donc à transmettre les doléances de la base puis à marteler régulièrement : un jour ou l’autre, ça s’ouvre. Vous savez, avec l’administration, c’est compliqué, on adresse une demande à une personne puis c’est une autre qui vous répond, ou non. Il ne faut pas se décourager mais toujours demander et maintenir la pression.
Quels sont vos principaux défis ?
Aujourd’hui, nous aurions besoin d’un local pour stocker notre marchandise, cela faciliterait grandement notre activité. Pour le moment, on dispose d’un dépôt d’une dizaine de places pour 300 personnes. Plus globalement, le gâteau est petit et nous sommes de plus en plus nombreux. Nous sommes reconnus et l’association Aurore nous délivre une carte mais, après notre journée, d’autres personnes viennent vendre à la sauvette, parfois jusqu’au petit matin. Quand la police arrive, ils se sauvent et laissent tout sur place ce qui pose des problèmes de propreté. Aujourd’hui, il faudrait développer des espaces de vente à toutes les portes de Paris. On est passé par là, nous avons une expérience dans la récupération des déchets et, en recyclant, on a un impact écologique. On transforme, par exemple, les tissus en sacs à main ou en chapeaux.
Vous êtes d’origine camerounaise, vous connaissez la pauvreté en France et en Afrique. Voyez-vous des différences ?
En Afrique comme en France, on ne meurt pas de faim. En Afrique, le pauvre ne peut pas se soigner, mais il peut compter sur le sens du partage. En France, le gros problème est dans le regard, on vous regarde comme la peste. Beaucoup souffrent de la solitude et, dans ces conditions, il est difficile d’ouvrir la bonne porte pour s’en sortir. L’association Aurore nous aide justement à créer des liens de confiance pour ne pas trop s’isoler et faire des démarches afin d’obtenir la santé ou le droit à la retraite, lorsque c’est possible…
Vous êtes intervenu dans le cadre du colloque organisé à Sciences Po, l’été dernier : « Construire les politiques de lutte contre la pauvreté urbaine à partir du terrain ? » Qu’en attendiez-vous ?
À une époque, j’ai enseigné. J’étais content de me retrouver dans un amphi parmi des chercheurs qui s’intéressent au terrain.
J’étais content d’y être, on respire l’air. Maintenant, j’espérais aussi avoir deux ou trois euros. J’espère que cela va porter des fruits. Si l’État avait un autre regard sur ce que nous faisons, nous serions valorisés et on pourrait améliorer la situation. Pourquoi la France sous estime-t-elle ainsi cette économie souterraine et solidaire ?
Propos recueillis par Benoît Guillou
100 emplacements, délimités au sol
et numérotés, de 1,5 m sur 1,8 m.
264 vendeurs adhérents.
102 personnes suivies dans le cadre de l’accompagnement social (logement, santé, scolarisation des enfants, dossiers juridiques…).
86 biffins en recherche d’emploi, dont deux en formation rémunérée
et 23 occupant des emplois précaires ou à temps partiel. La moitié des postes occupés relèvent de l’insertion par l’activité économique ou du dispositif « premières heures » (Emmaüs Défi).
1 Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Gallimard, 2017.