Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
En France, l’idéal démocratique de la participation de tous, qui s’impose de plus en plus, s’oppose à l’idéal de l’égalité de tous, hérité de la Révolution française. L’idéal d’égalité des droits s’était alors traduit par l’interdiction de toutes les associations, groupes de pression et autres corporations, qui viendraient parasiter la formation de l’intérêt général, en rendant certains citoyens plus influents que d’autres. L’intérêt général devrait notamment être atteignable grâce au progrès de la science et à son objectivité supposée. L’élite scientifique et administrative forme alors une technocratie, à la fois progressiste et paternaliste, qui a souvent tendance à rendre les citoyens passifs et à inhiber des mises en mouvement. Elle monopolise la formulation du commun et délégitime la participation citoyenne.
Pourtant, dans les faits, les processus de prise de décision sont très inégalitaires, comme l’illustrent le rôle du lobbying des grandes entreprises dans les décisions publiques ou les discriminations liées aux origines, à la religion, à l’âge, aux niveaux d’études, etc. Devenu central, l’impératif participatif vient interroger un modèle très centralisé et pyramidal. Mais cette injonction se heurte à des écueils, qui illustrent un héritage toujours très présent : la recherche théorique du citoyen ordinaire et l’idée que l’intérêt général, si tant est qu’il existe, devrait être la porte d’entrée de la participation politique. Finalement, les mobilisations citoyennes sont parfois disqualifiées au nom de l’intérêt général, quand, paradoxalement le lobbying des entreprises ne l’est presque jamais.
Un détour par le pragmatisme anglo-saxon nous apprend que l’on peut commencer par se préoccuper uniquement de ses intérêts personnels pour ensuite s’intéresser et agir pour le « bien commun », la République. De même, pour faire fonctionner la démocratie, il est intéressant de travailler avec les groupes préexistants de la société civile, qu’on les appelle communautés, associations, collectifs, corporations, institutions intermédiaires… Reconnaître les communautés comme des relais pour la construction du commun permettrait sûrement de limiter le repli sur soi et le « communautarisme ». En étant ignorées, voire stigmatisées et discriminées, des minorités peuvent plus facilement se détourner d’un modèle politique perçu comme injuste et intolérant, et chercher d’autres repères « communautaires ». Si la notion de communauté est traditionnellement peu légitime dans l’espace public et politique français, les communautés ethniques et religieuses, au même titre que les « communautés reconnues » (parfois beaucoup plus fermées sur elles-mêmes que les premières, comme les clubs et cercles privés réservés à une élite économique et sociale), jouent cependant un rôle important dans la vie quotidienne de très nombreux citoyens. Elles ont toutes comme fonction politique l’insertion de leurs membres dans un réseau de relations sociales. Il ne s’agit pas de réduire un individu à une quelconque appartenance communautaire, mais de reconnaître la pluralité et la richesse des formes d’engagement dans la Cité, de partir d’elles pour imaginer un horizon plus large. Faire se rencontrer ce que Tocqueville nommait les « petites sociétés » pour permettre la participation des individus à la « grande société »1. Il s’agit de partir de « ce que font les hommes et non de ce qu’ils devraient faire2 », selon l’expression de Saul Alinsky, praticien et théoricien américain du community organizing3. Commencer par le « monde tel qu’il est », puis aller vers ce qu’il devrait être. Agir avec pragmatisme, c’est d’abord envisager le changement au niveau individuel et local, pour construire progressivement et durablement un savoir pratique et une capacité collective d’action. Petit à petit, le changement est envisageable à une échelle plus grande.
Reconnaître les communautés comme des relais pour la construction du commun permettrait sûrement de limiter le repli sur soi.
Pour Alinsky, il faut être pragmatique, mais également radical : « Refuser de se laisser distraire par les problèmes superficiels. Se préoccuper des causes fondamentales plutôt que de leurs manifestations courantes. Concentrer son attaque au cœur du problème.4 » Il s’agit d’inciter les participants à faire le lien entre leur expérience personnelle et les causes des problèmes rencontrés. Dans le modèle du community organizing, ce lien est fait grâce à des enquêtes réalisées par les participants, aidés par des « organisateurs » et des alliés éventuels (chercheurs, étudiants, journalistes, employés des administrations ou entreprises). Être radical signifie ainsi « aller à la racine » des problèmes et à la racine de la société, en mobilisant et faisant remonter les revendications de la base. On retrouve également dans cette attitude la volonté de se distinguer d’une logique d’assistanat social, qui « fait à la place de » et panse plus qu’elle ne résout les problèmes.
Dans un premier temps et à petite échelle, une critique du monde tel qu’il est peut, par exemple, être aussi banale qu’un ras-le-bol d’un habitant confronté à une odeur désagréable dans son quartier. Seul face à ce problème, cet habitant peut se résigner, essayer de s’adapter individuellement à la situation (en utilisant un désodorisant d’intérieur par exemple), sans chercher à trouver la cause de cette odeur. Mais il peut également entreprendre une « enquête », grâce à l’appui d’un organisateur, et rencontrer d’autres personnes ayant le même problème. Ensemble, ils identifieront la cause de l’odeur – une cheminée d’usine – et pourront imaginer une solution « réalisable » – convaincre les dirigeants de l’usine d’installer un filtre sur la cheminée. Cet exemple reprend une des premières campagnes menées en Angleterre par London Citizens5, une alliance d’écoles, d’églises, de mosquées, de synagogues, d’associations, de syndicats, etc. Le pouvoir de l’organisation n’était alors pas suffisant pour envisager une solution plus radicale, comme le changement de procédé de fabrication ou le déménagement de l’usine. Son action a néanmoins prouvé aux habitants qu’une situation problématique n’était pas une fatalité et qu’il était possible, en s’organisant, de la changer en s’attaquant à ses causes.
Si, en France, de telles mobilisations ont souvent lieu, elles sont rarement portées par des organisations permettant le passage à une autre échelle. Soit la mobilisation retombe après la victoire et aucun moyen humain n’est mis en œuvre pour capitaliser à partir de cette première expérience. Soit une structure portait la mobilisation depuis le début (conseil de quartier, etc.) ou une se met en place (association de riverains, etc.), mais elle est démunie pour aller plus loin (dépendante de financements contraignants, manquant de formation, etc.) ou elle décide de se spécialiser (« association des riverains de l’usine XY »).
Or c’est petit à petit, à partir d’actions de ce type (et sur des enjeux de plus en plus importants), d’échanges, de lectures et de rencontres avec des historiens, des philosophes, des sociologues, des politistes, des journalistes, que l’horizon d’un bien commun s’affine et se développe. Ainsi, par exemple, le savoir social et pratique du community organizing ouvre à une critique de la prégnance croissante des acteurs du marché économique mondial sur les décisions politiques et les actions individuelles. Outre l’augmentation des inégalités de richesse, cette domination induit une inégale répartition des pouvoirs et une atomisation des individus. La critique porte alors sur les insuffisances et les limites des formes institutionnelles de participation politique et des mécanismes de réduction des inégalités sociales. Il s’agit d’imaginer des dispositifs proposant une participation à la politique qui aille au-delà de la capacité à choisir parmi de nombreux produits de consommation et à voter occasionnellement, tout en faisant avec les institutions existantes et en partant de là où les individus se regroupent déjà autour d’intérêts communs.
Radicalisme et pragmatisme, recherche de l’intérêt général et action sur des préoccupations quotidiennes peuvent aller de pair.
Autrement dit, radicalisme et pragmatisme, recherche de l’intérêt général et action sur des préoccupations quotidiennes peuvent aller de pair. Aller du « monde tel qu’il est » vers le « monde tel qu’il devrait être », suppose cependant un équilibre difficile à tenir, entre action et idéalisme. Il est ainsi souvent possible de remonter toujours plus à la source d’un problème, de trouver des causes aux causes établies. Le radical peut alors critiquer le pragmatique qui ne s’attaquerait pas aux causes initiales, comme le pragmatique peut reprocher au radical de ne jamais aboutir à des changements, en passant son temps à chercher de nouvelles « causes » plutôt qu’à agir. Cette instabilité permanente appelle à être créatif pour trouver des solutions innovantes aux nombreux défis de la société. Dans l’idéal, la société civile devrait être capable de s’auto-organiser. Dans les faits, des catalyseurs d’action collective, appelés organisateurs dans le cas du community organizing, accompagnent cependant cette « auto-organisation », l’idée étant de permettre la reconnaissance et le développement des compétences individuelles et collectives.
Le développement de compétences et d’appétences politiques passe d’abord par la prise de conscience que chacun peut contribuer au changement d’une situation insatisfaisante. Le slogan de la campagne d’Obama en 2008, « Yes, we can », comme le nom du récent parti politique espagnol Podemos (« Nous pouvons ») illustrent ce principe.
Cet « apprentissage » renvoie à la notion d’empowerment (souvent traduite en France par l’expression « développement du pouvoir d’agir »). Les personnes les plus éloignées de la politique peuvent agir sur leur quotidien, par exemple via la résolution d’un problème dans leur immeuble ou leur quartier. C’est souvent grâce à ces actions de proximité où les gens découvrent que leur voix compte, qu’il est ensuite possible d’envisager une participation à la formulation de solutions à des problèmes communs à un plus grand nombre, et in fine à la recherche d’un « intérêt général ».
Halima, membre de London Citizens, en témoigne : « Ma voix est écoutée au sein de l’organisation parce que tout un chacun est bienvenu, donc si je me présente à une réunion et qu’on débat sur un sujet particulier et si j’ai des idées, mes idées personnelles, il suffit de s’exprimer (…). Il y a un parc où, généralement, il y a des attaques et moi j’avais exprimé que vraiment on ne se sent pas en sécurité la nuit. (…) J’avais mentionné la police, beaucoup de gens ont mentionné la police et puis j’avais dit aussi qu’il n’y avait pas de lumière, c’est un parc la nuit où il fait noir, il fait sombre, il n’y a pas la lumière donc j’avais suggéré aussi que vraiment si possible, si nous pouvions faire appel à l’autorité, qu’on essaie à la mairie6 ». Encouragée par d’autres participants et aidée par un organisateur, Halima a pris l’initiative, avec son fils et des amis de celui-ci, de faire un plan du parc avec ses zones d’ombre. Elle a rapidement obtenu gain de cause auprès de la mairie d’arrondissement, qui a implanté de nouveaux luminaires. Cet épisode lui a donné confiance dans sa capacité d’action. De nombreuses « petites actions » ont ainsi lieu à l’échelle d’un quartier. L’organisateur y tient un rôle de catalyseur et de conseil. Il souhaite faire émerger un sentiment d’efficacité chez des personnes qui se sentent généralement impuissantes. Grâce à des victoires remportées localement, les participants réalisent qu’ils sont capables de changer leurs conditions de vie. Ils découvrent en même temps les rouages de l’action publique et collective et s’intéressent à des sujets plus éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. Ainsi, Halima a contribué avec intérêt à des actions et des assemblées à l’échelle de l’arrondissement et du Grand Londres. Pour London Citizens, il s’agit bien de trouver un équilibre entre des actions à petite échelle et l’engagement des personnes les plus éloignées de la participation politique dans d’autres initiatives plus larges pour faire avancer la justice sociale. Ce processus renvoie à l’« espoir ambitieux » de la « démocratie radicale » : « Les citoyens qui participent à la construction de solutions à des problèmes concrets dans la vie locale s’engagent ensuite plus à fond dans des délibérations dans l’espace public élargi.7 »
La participation de tous à la politique, à l’organisation de la vie en société, ne pourrait-elle pas commencer à l’école ?
Au-delà d’une organisation dont ce processus d’empowerment est l’objectif principal, comme dans le cas du community organizing, on peut observer et imaginer des processus analogues dans de multiples lieux et circonstances. Les très nombreux élus français ont souvent d’abord fait partie de collectifs ou d’associations mobilisés autour d’un intérêt plus circonscrit et leur socialisation au politique s’est opérée ainsi. Mais la participation de tous à la politique, à l’organisation de la vie en société, ne pourrait-elle pas commencer à l’école ? Au Royaume-Uni, l’éducation à la citoyenneté encourage les engagements parascolaires dès le primaire dans des activités promouvant la citoyenneté active. L’adhésion des établissements scolaires à une community organization représente alors un moyen pour engager élèves, parents et agents des établissements dans des actions citoyennes directes dans leur quartier (community) et au-delà. Les élèves apprennent à être actifs et critiques par rapport aux injustices et aux relations de pouvoir dans la société. De plus, l’école permet d’atteindre une large partie de la population à travers les parents d’élèves. Liberté, égalité, fraternité sont des notions qui restent abstraites si elles ne s’expérimentent pas et ne s’incarnent pas concrètement. C’est dans la pratique et l’action collective qu’on s’approprie ces biens communs.
La démocratie est par essence imparfaite, en continuelle construction. Elle procède des expérimentations qui ont cours en permanence dans la société pour réduire les inégalités, améliorer la participation de tous aux prises de décision qui les concernent, revendiquer des droits, interpeller les élites, créer des collectifs de citoyens qui prennent goût à s’investir ensemble dans la vie de la cité… L’enjeu démocratique est de maintenir les conditions pour que ces initiatives se multiplient, interagissent et se développent, tout en étant perpétuellement critiquées et enrichies. C’est bien souvent en partant des intérêts particuliers, et non pas en les niant, qu’on fera progresser la participation de tous à la politique. Le syndrome Nimby (« not in my backyard »)8, souvent décrié, pourrait aussi être considéré comme une opportunité d’engager de nouvelles personnes dans le débat public. Si ceux qui se mobilisent pour un intérêt jugé trop particulariste sont mis de côté, leur éloignement du bien commun ne sera que renforcé. Il se traduira par la progression des idées d’extrême droite ou le retrait de la vie publique. Mais amener ceux qui se mobilisent autour d’intérêts particuliers à agir avec d’autres pour construire un bien commun nécessite moyens humains et financiers.
1 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, Flammarion, 1981 [1835].
2 S. Alinsky, Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2012 [1971, trad. de l’américain par Odile Hellier et Jean Gouriou]. La traduction est celle de l’auteure [NDLR].
3 Pour approfondir l’approche de S. Alinsky, lire l’article de Julien Talpin dans ce dossier [NDLR].
4 S. Alinsky, Radicaux, réveillez-vous !, Le passage clandestin, 2017 [1946]. La traduction est celle de l’auteure [NDLR].
5 Cf. H. Balazard, « Quand la société civile s’organise : l’expérience démocratique de London Citizens », thèse de science politique soutenue en 2012 à l’Université Lyon 2.
6 Entretien réalisé par l’auteure le 17/07/09.
7 Joshua Cohen et Archon Fung, « Le projet de la démocratie radicale », Raisons politiques, n° 42, 2011, pp. 115-130.
8 Littéralement : « Pas dans mon arrière-cour ». Syndrome qui consiste, pour des habitants, à s’opposer à un projet local d’intérêt général dont ils pourraient subir les nuisances immédiates (par exemple un projet d’implantation d’éoliennes près de chez eux) [NDLR].