Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dans les quartiers populaires, le racisme ordinaire façonne les subjectivités et le rapport au politique des individus. Deux ans d’enquête sociologique soulignent avant tout une aspiration à l’égalité.
Quelques jours après les attentats de Charlie Hebdo, en janvier 2015, un débat est organisé dans un café de Tourcoing à l’initiative de plusieurs associations. Une quinzaine de personnes sont présentes. Toutes expriment leur besoin d’échanger, de mettre des mots sur les interrogations qu’a fait naître cet épisode terroriste commis par de jeunes Français. Sarah, franco-algérienne âgée de 27 ans, étudiante en médecine, finit par prendre la parole, les discussions débordant le seul cadre des réactions aux événements : « On est nés en France, et on ne se sent toujours pas reconnus comme Français. Est-ce que je suis française ? Est-ce que je suis algérienne ? Je suis allée en Algérie pour la première fois alors que j’avais 21 ans ! C’est dur, c’est dur. Je suis aussi fière de mes origines algériennes. Mon grand-père s’est battu pour l’indépendance de l’Algérie, mais je suis française et j’ai dû construire mon identité. »
S’il a constitué pour certains un exutoire, le débat en restera là. Il a néanmoins donné à voir combien les amalgames que suscite le terrorisme, associant souvent dans l’imaginaire collectif les musulmans aux djihadistes, font naître des interrogations identitaires chez les Français descendants d’immigrés. La stigmatisation des minorités n’est pas le seul fruit du terrorisme : les stéréotypes racistes, l’essentialisation de certains groupes circulent et blessent, renvoyant des citoyens français en dehors des frontières de la communauté nationale.
Afin d’approfondir ces questions, nous avons conduit une enquête pendant plusieurs années au sein de quartiers populaires. En France (au Blanc-Mesnil, à Roubaix, à Villepinte, à Vaulx-en-Velin, à Lormont et à Grenoble), mais aussi à Londres, Los Angeles et Montréal (voir encadré ci-dessous). Des 160 récits de vie que nous avons recueillis en France, c’est la fréquence des expériences ordinaires de racisme auxquelles les individus sont confrontés qui nous a le plus frappés : quasiment toutes celles et ceux avec qui nous avons échangé avaient une histoire marquante à raconter, qui les avait questionnés, troublés, déstabilisés.
Ces expériences minoritaires ne relèvent pas que du discours et des opinions. Au-delà de la stigmatisation, le racisme a des conséquences pratiques. Il est désormais démontré – si bien que les nouvelles enquêtes lancées par le gouvernement apparaissent presque superflues quand il serait surtout urgent d’agir – que, toutes choses égales par ailleurs, à CV ou dossier équivalent, les Français perçus comme noirs, arabes ou musulmans ont moins de chance d’obtenir un emploi à la hauteur de leurs qualifications ou un logement en centre-ville. Ils ont davantage de probabilité d’être contrôlés par la police, pour ne prendre que les formes les plus évidentes de la discrimination dans la France contemporaine.
Impossible de nier l’effet propre de la « race ».
Alors que ces phénomènes ont longtemps été rabattus sur la seule adresse de résidence, il est désormais – notamment depuis l’enquête Trajectoires et origines coordonnée par l’Ined1 – impossible de nier l’effet propre de la « race ». Ce facteur n’est évidemment pas le seul à prendre en compte dans les phénomènes de discrimination – l’adresse, la classe sociale, le genre ou d’autres catégories ayant aussi, additionnellement, une incidence. Mais il doit pouvoir être étudié sereinement.
La discrimination ethno-raciale a des effets objectifs sur les possibilités d’ascension sociale, sur l’espérance de vie, sur la mobilité spatiale et résidentielle… Les quelques exceptions de minorités ayant connu un parcours favorable ne peuvent faire mentir les statistiques : la règle est que, dans notre pays comme dans les autres, les minorités subissent un traitement défavorable. Certains des enquêtés rencontrés à Londres ou Montréal ont même quitté la France pour fuir le racisme. Sans que leur situation soit désormais idyllique, ils affirment vivre dans un environnement moins pesant, où les questions raciales et religieuses sont moins prégnantes et hystérisées. En effet, outre leurs conséquences objectives, les discriminations ont des conséquences subjectives et politiques décisives.
Certains intellectuels déplorent la racialisation croissante du débat public en France2. Les sources de ce phénomène seraient à leurs yeux à chercher dans la circulation à croissance exponentielle de catégories ethno-raciales, aussi bien dans la bouche d’éditorialistes et « d’entrepreneurs identitaires » qu’au sein de mouvements sociaux, renvoyés dos à dos. Les récits de vie que nous avons recueillis témoignent également de l’usage fréquent de ces catégorisations ethno-raciales : « Nous, les Arabes » ; « Nous, les Noirs » ; « les musulmans »… Des termes qui reviennent souvent au cours des entretiens. Ces façons de se définir ne sont cependant pas uniquement le fruit d’une exposition trop prolongée aux débats des chaînes d’information en continu ou aux vidéos du comité « La vérité pour Adama » (ou comité Adama) qui circulent sur les réseaux sociaux. Si ces facteurs médiatiques jouent un rôle, il ressort surtout de notre enquête que c’est d’abord l’expérience ordinaire et directe de l’altérisation qui donne sens à ces catégories : à force d’être traité comme autre, on finit par s’identifier au groupe auquel on est assigné.
Ce phénomène est particulièrement frappant pour celles et ceux qui sont perçus comme musulmans. Ainsi, Rachid, la cinquantaine, Tunisien récemment naturalisé Français, se présentant comme athée, affirme qu’il ne s’est « jamais senti aussi musulman sans l’être qu’en ce moment. » Il poursuit : « Je me trouve en train de défendre ce que je n’aurais jamais défendu ailleurs. Du coup, je suis devenu musulman avant d’être arabe, musulman avant d’être tunisien, musulman avant d’être français, musulman avant d’être immigré. C’est pas identitaire à l’échelle individuelle, mais on me prend, moi, ma personne, et on me met dedans. Je ne me sens pas du tout musulman, mais je me sens plus ou moins obligé de répondre [à la stigmatisation et aux amalgames]. »
Les identifications ethno-raciales sont ainsi largement « réactives » : elles découlent, ou sont décuplées, par ces expériences répétées de stigmatisation.
Si l’assignation des musulmans aux terroristes découle aussi des médias et réseaux sociaux, nos enquêtés soulignent combien le traitement différencié qui semble leur être réservé (notamment par les institutions, école et police étant les plus fréquemment mentionnées) façonne de telles identifications racialisées. Quand certains élus s’en mêlent également, associant leur quartier au terrorisme, cette étiquette est durement ressentie sur nos terrains. On pense à Patrick Kanner, alors ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, qui, en 2016, avait dressé la liste des « cent Molenbeek français », en référence au quartier bruxellois où ont résidé plusieurs personnes impliquées dans des attentats terroristes.
Les identifications ethno-raciales sont ainsi largement « réactives » : elles découlent, ou sont décuplées, par ces expériences répétées de stigmatisation. Le « nous, Arabes » ou le « nous, musulmans » apparaît ainsi presque suscité de l’extérieur, comme s’en étonne Malika à Roubaix : « Le problème c’est : qu’est-ce qu’on fait ? On nous pousse… jamais je n’aurais pensé un jour dire “on” ou “nous”, mais à force qu’on nous traite… » Si le fait de s’identifier aux « Maghrébins » ou aux « Antillais » découle aussi d’une transmission familiale, ces catégories sont activées nolens volens par les discriminations ordinaires vécues par les individus.
Une autre expérience fréquemment mentionnée dans notre enquête, qui contribue à façonner ces « nous », est celle de la concentration spatiale des minorités. Ainsi Donia, habitante du quartier Mistral, à Grenoble, la vingtaine et musulmane pratiquante, s’interroge : « Dans le quartier, il n’y a pas beaucoup de “Français Français”. Enfin, on est tous Français, mais on est d’origine maghrébine, turque, africaine. J’ai l’impression quand même qu’on est tous ensemble. Mais je ne comprends pas pourquoi il n’y a que nous. Pourquoi on est tous dans des quartiers ? » La sociologie urbaine a démontré que les trajectoires résidentielles des classes populaires étaient largement subies plutôt que choisies. Dès lors, faut-il voir, tant dans ces identités collectives que dans ces regroupements minoritaires, le signe d’un communautarisme volontaire et séparatiste, qui gangrènerait ces quartiers, et insidieusement la France ?
On ne peut nier qu’il existe dans les quartiers populaires des formes de replis communautaires, d’entre-soi ethniques et religieux. La concentration spatiale des minorités est une réalité, aujourd’hui documentée. Elle est néanmoins très largement subie. Quelques enquêtés affirment pourtant apprécier cet entre-soi – comme Alexandre, ce musulman converti, à Roubaix, qui le reconnaît ouvertement : « Moi, en tant que musulman, c’est vrai que j’aime bien me retrouver avec des musulmans ! Ça ne me dérange pas que les gens qui se ressemblent veuillent être ensemble ! » De fait, ce goût de l’entre-soi l’a conduit à retirer ses enfants de l’école publique, sa femme assurant désormais l’enseignement à domicile3. L’entre-soi n’est cependant pas l’apanage des minorités : les groupes les plus homogames – dans leurs réseaux amicaux et matrimoniaux en particulier – appartiennent plutôt à la grande bourgeoisie que l’on somme rarement de se soumettre à la mixité sociale4.
Toujours est-il que la recherche ouvertement assumée de l’entre-soi communautaire demeure rare et minoritaire dans notre enquête, ayant surtout été énoncée par des musulmans très rigoristes, se présentant généralement comme salafis. La très grande majorité des habitants rencontrés expriment à l’inverse une forte aspiration à la mixité sociale et ethnique. Ils entretiennent fréquemment un rapport nostalgique à leur quartier, quand celui-ci était plus mélangé, avant le départ des petites classes moyennes majoritairement blanches. Certains enquêtés souhaiteraient aussi pouvoir accéder à d’autres quartiers, mais ces mobilités résidentielles sont souvent bloquées par la discrimination des propriétaires ou des bailleurs sociaux. Plusieurs nous racontent ainsi avoir dû utiliser un faux prénom – « français » – pour accéder à des visites d’appartement…
Bien plus qu’un quelconque séparatisme, une des aspirations de la très grande majorité des habitants des quartiers est d’abord d’être traités comme tout le monde. « On est normaux, merde ! » s’exclame Esma à Roubaix, Française de « 3ᵉ génération », usée d’avoir à se justifier, désespérée qu’après tous les sacrifices consentis, ses enfants peinent à trouver un emploi adapté « du fait de leur prénom ». Notre enquête montre d’ailleurs que l’expérience des discriminations peut susciter une politisation ordinaire chez des individus qui, pourtant, sont très défiants et souvent ne votent pas, ou plus. Ainsi, près de la moitié de nos enquêtés attribuent les discriminations vécues à des causes « politiques » telles que « les médias », « la France », « la police » ou « les élus », qui entretiennent les amalgames sur les quartiers populaires. Loin de l’image dépolitisée des banlieues, l’expérience répétée des discriminations rend politique la colère. Cela n’empêche pas, bien sûr, des formes de racisme latéral, à l’égard des voisins, de ceux situés encore plus bas que soi – les Roms par exemple –, ou des tensions entre groupes. On ne saurait cependant réduire la conscience sociale des classes populaires à cette forme de « guerre des pauvres ».
Les aspirations égalitaires et la politisation ordinaire que fait naître l’épreuve des discriminations pourraient constituer un potentiel d’engagement et de mobilisation dans ces quartiers. Nombre d’associations tentent en effet d’organiser la colère, de la transformer en potentiel d’interpellation des institutions sur leurs missions de justice et d’égalité des droits. Elles luttent ainsi contre les discriminations, mais aussi, de façon indirecte, contre le mépris social, en redorant l’image des quartiers. Cela passe notamment par des pratiques artistiques issues de cultures urbaines (comme le graffiti ou le rap), par l’organisation de débats, de festivals, de projections, ou par des activités sportives ou culturelles à destination des jeunes.
À Vaulx-en-Velin, à l’initiative d’un centre social et avec l’accompagnement de chercheuses, des adolescents ont mené une enquête sur les rapports des jeunes du quartier avec la police. Leurs premiers résultats les amènent à s’intéresser plus précisément aux relations tendues entre jeunes et policiers. Les récits d’expérience recueillis suggèrent que cette conflictualité renvoie moins à une idéologie explicite qu’à des systèmes de représentation en opposition, qui nourrissent des jeux routiniers de micro-agressions. Le collectif Policité va alors chercher à rendre public le problème ainsi défini, en organisant à Vaulx-en-Velin une « conférence citoyenne de consensus » sur les relations entre les jeunes et la police dans la ville.
À une échelle plus large, le collectif a également réalisé une bande dessinée retraçant leur enquête. Celle-ci les a menés jusqu’à Londres et Montréal, à la recherche de solutions pour briser ce cercle vicieux des micro-agressions et des discriminations. Une « carte des droits » a également été distribuée dans le quartier, pour permettre aux jeunes de connaître leurs droits en cas de contrôle d’identité. Une expérience qui a, un temps, été soutenue par les pouvoirs publics, avant d’être attaquée dans un contexte de crispation sur l’enjeu des violences policières.
Dans ce contexte peu favorable, ces initiatives demeurent exceptionnelles. Si des mobilisations antiracistes ont surgi en juin 2020, à l’initiative notamment du comité Adama après le meurtre de Georges Floyd aux États-Unis, la majorité des habitants des quartiers n’y ont pas participé.
La plupart des habitants de quartiers rencontrés n’entretiennent en effet qu’un rapport très distant aux associations antiracistes. Souvent, ils ne les connaissent tout simplement pas. À l’exception de certains étudiants et des militants les plus investis localement, des entités comme les Indigènes de la République, le comité Adama (jusqu’à une date récente en tout cas), la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) demeurent inconnues. La seule association évoquée est SOS Racisme, le plus souvent pour s’en démarquer, cette association étant dénoncée comme ayant instrumentalisé la cause antiraciste.
La défiance à l’égard de l’action associative et politique, souvent vue comme intéressée et inefficace, est massive. Se dégage ainsi un profond sentiment de résignation, une forme de fatalisme face à l’ampleur des changements qui seraient nécessaires, comme le résume bien Samia, à Roubaix : « Je suis la première quand on me dit : “Viens, on va à la manif”, à dire : “Mais, qu’est-ce que ça va changer ?” Y’a rien qui va changer. Ils vont dire quoi ? “Ils nous ont saoulés, ils ont bloqué la route pendant une heure”, et puis, c’est tout quoi. (…) Beaucoup de personnes que je connais se disent : “Ben, je vais bouger pourquoi ? Ça va rien changer à ma vie. (…) Moi, c’est pas que j’ai pas envie de me rebeller, mais je me dis… »
Un immense travail politique serait nécessaire pour briser la résignation.
Un immense travail politique serait nécessaire pour briser la résignation. Or les militants associatifs se font rares dans les quartiers : outre la baisse des subventions et des emplois aidés, leurs leaders sont souvent vus avec suspicion par les pouvoirs publics. Nombre des associations suivies ont ainsi subi des attaques pour leur « communautarisme » supposé, ou tout simplement car elles se sont montrées trop critiques des institutions5. Et les dispositions contenues dans le projet de loi « confortant les principes républicains » risquent de rendre le militantisme en banlieue encore plus coûteux.
Face à l’affaiblissement des acteurs associatifs, l’alternative se situe-t-elle dans les partis politiques ? La défiance à leur égard est encore plus profonde. Si bien que le travail militant s’y avère erratique. Et pourtant, la gauche continue de réaliser de très bons scores dans les quartiers populaires. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a réalisé ses meilleurs scores en Seine-Saint-Denis (93). Les données disponibles indiquent plus largement que les minorités françaises, notamment afro-descendantes, votent très majoritairement à gauche. La raison principale est qu’elles voient en celle-ci le camp le mieux placé pour lutter contre les discriminations qu’elles subissent.
L’abstention demeure néanmoins le premier parti chez les minorités et plus largement au sein des quartiers populaires. Il existe donc un potentiel politique encore inexploité : alors que les partis de gauche sont de moins en moins associés à l’antiracisme, une offre politique plus claire de ce point de vue, associée à un travail militant plus intensif, produirait peut-être d’autres résultats. Cela ne signifie pas, évidemment, que les quartiers populaires peuvent constituer à eux seuls un bloc électoral suffisant. Mais, tant d’un point de vue politique que stratégique, continuer à les ignorer conduira à passer à côté du potentiel de politisation que nous avons décelé, voire à le laisser s’investir ailleurs…
1 Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Institut national d’études démographiques (Ined), 2015.
2 Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, « Un militantisme qui divise les classes populaires. Impasses des politiques identitaires », Le monde diplomatique, janvier 2021.
3 Ce qui, selon un rapport récent, ne concernerait que 98 familles dans cette ville de 97 000 habitants.
4 Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Seuil, 1989.
5 Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, « Une citoyenneté réprimée », 2020.