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Sur l’île chilienne de Chiloé, l’expansion de l’industrie du saumon a radicalement changé les habitudes de travail et de vie. Tout en garantissant une relative stabilité d’emploi, ce modèle économique suscite aujourd’hui des remises en question.
L’industrie du saumon d’élevage est devenue tristement médiatisée. Son impact sur l’environnement, la forte utilisation d’antibiotiques en pisciculture et ses potentielles conséquences pour les consommateurs ternissent l’image d’un secteur qui pèse 15,4 milliards de dollars. Aller à la rencontre de celles et ceux qui, dans l’ombre, font tourner cette industrie conduit sur l’île de Chiloé, en Patagonie chilienne, deuxième producteur et exportateur mondial de saumon après la Norvège.
C’est à la fin des années 1970 que des entreprises étrangères – norvégiennes et japonaises – ont inauguré l’élevage de salmonidés dans les eaux vierges des fjords patagons. Le rapide succès de cette nouvelle implantation industrielle a provoqué des transformations majeures sur ce territoire isolé et fortement rural, bouleversant tous les domaines de la vie sociale.
Une révolution locale qui a notamment suscité un salariat de masse dans une région encore dominée par une économie familiale de subsistance. Ce phénomène du company land est particulièrement visible à Quellón, commune de 27 000 habitants située dans le sud de Chiloé. La ville concentre sept usines de transformation de saumon, qui emploient des centaines de personnes.
Les réformes néolibérales de Pinochet ont promu un modèle économique d’exploitation des matières premières.
Les réformes néolibérales imposées dans les années 1980 sous la dictature de Pinochet (1973-1990) ont créé un contexte favorable au déploiement de cette industrie. Outre la privatisation d’une grande partie des entreprises publiques et des services sociaux (santé, éducation, retraites) et l’extrême flexibilisation du marché du travail, ces réformes ont promu un modèle économique reposant largement sur l’exploitation des matières premières.
Dès lors, les investissements privés et extérieurs sont devenus le principal moteur de croissance économique du pays et de création d’emplois. L’octroi gouvernemental de concessions maritimes et l’établissement de centres aquacoles dans les fjords tiennent sur deux arguments. Le premier est que cette industrie représente une source de puissance alimentaire et un moyen de diversification réduisant la pression sur les ressources marines ; l’autre, que cette même industrie constitue une niche de nouveaux postes de travail dans une zone où l’emploi a été historiquement rare. L’industrie du saumon s’implante avec la promesse d’une amélioration de la qualité de vie des populations locales.
L’aquaculture a transformé la structure de l’emploi de la plus grande population rurale du pays.
L’expansion de la salmoniculture coïncide avec une crise de rentabilité de l’agriculture et une diminution des revenus de l’économie paysanne. La pression sur le secteur agricole contribue au processus de salarisation de la communauté chilote d’origine paysanne. L’aquaculture transforme la structure de l’emploi sur un territoire où 38 % de la population était rurale en 2001. Elle fournit la principale source de revenus à des milliers de familles, qui voient leur pouvoir d’achat augmenter et accèdent à la fois aux services sociaux et aux pratiques de consommation propres aux grandes villes. La transformation de l’économie locale se double de l’apparition du phénomène d’endettement.
Elle se traduit également par une conversion massive à une nouvelle organisation du travail, du temps et des formes de vie. Malgré la précarité et à la pénibilité du travail à la chaîne, cette réalité nouvelle ne dissuade pas les Chilotes de la considérer comme la seule voie possible pour gagner leur vie. L’industrie du saumon est perçue comme « bienfaitrice ». À l’heure actuelle, 21 446 personnes occupent un emploi direct dans ce secteur1. Après la pisciculture et l’élevage en mer, la dernière phase de production (la transformation du saumon en usine) est celle qui mobilise le plus grand nombre de personnes : 11 406 employés, dont 54 % d’hommes et 46 % de femmes.
La salarisation des femmes et leur entrée massive sur le marché du travail ont entraîné une reconfiguration de leur rôle au sein des foyers. Citons l’augmentation du nombre de familles monoparentales et de nouvelles formes de sociabilité pour les enfants en particulier. À ce jour, plus de 60 % des postes d’ouvrier en usine de transformation sont occupés par des femmes. Si la majorité des postes à la chaîne sont mixtes, les supposées « qualités féminines » comme la dextérité, la minutie et la rapidité expliquent que les femmes soient très souvent préposées à l’enlèvement des 32 arêtes de chaque saumon.
Comme il se murmure parmi les habitants de Quellón : « Ici, il y a du travail, mais il n’y a plus de famille. »
Le caractère répétitif de ce travail, sa cadence et les horaires exténuants qu’il impose (de dix à douze heures par jour, voire davantage) ne sont pas sans nourrir des tensions entre activité professionnelle, vie de famille et temps à soi. La grande majorité des femmes expriment un sentiment de culpabilité du fait de leur absence auprès de leurs enfants. Comme il se murmure parmi les habitants de Quellón : « Ici, il y a du travail, mais il n’y a plus de famille. »
En revanche, les ouvrières n’hésitent pas à se présenter comme des « despinadoras » (« enleveuses d’arêtes »), affirmant ainsi une identité professionnelle, une individualité et un sentiment de fierté acquis tant par l’autonomie économique que par l’apprentissage d’un savoir-faire reconnu par leurs pairs et leur hiérarchie.
L’expansion de l’industrie du saumon au sud du Chili et sa capacité à progressivement alimenter le marché international ont nécessité de stabiliser la main-d’œuvre. En 2016, 73 % des emplois en usine de transformation étaient des contrats à durée indéterminée, équitablement répartis entre hommes et femmes. Notons toutefois que cette relative stabilité fait plutôt figure d’exception à l’échelle internationale, où la précarité des travailleurs en usine de transformation est généralement de mise. L’accès à la stabilité de l’emploi dans un pays comme le Chili, où 40 % de la population vit du travail informel, est un bouleversement majeur pour les petites mains de l’industrie du saumon.
Ce « privilège » n’est pas sans contreparties. Outre le froid et le bruit, l’entrée en usine implique un assujettissement par l’activité. Les ouvriers doivent se soumettre à une surveillance quotidienne sur leur lieu de travail. L’impétrant doit se plier à une production à flux tendu et témoigner de ses performances devant la hiérarchie, sous peine de coercition des petits chefs. En plus du zèle, des attitudes de soumission et de loyauté vis-à-vis du patronat sont encouragées et participent des rares formes de reconnaissance dont jouit la masse ouvrière.
L’influence de ces techniques de management sur les rapports sociaux au sein de l’usine est connue. Les ouvriers cherchent à se distinguer les uns des autres dans une sorte de compétition interne qui brise les efforts de construction du collectif. Les « gagnants » sont éligibles à la conservation de leur emploi dans la durée, motivés par la nécessité de subvenir aux besoins les plus fondamentaux et l’espoir d’atteindre un niveau de vie plus élevé. Comme dans d’autres contextes professionnels, les hommes mobilisent surtout le sens du devoir envers leurs familles et les femmes plutôt celui du sacrifice.
D’autres ombres parsèment ce tableau. Après plusieurs années de travail à la chaîne, les maux physiques et psychiques des ouvriers deviennent de plus en plus difficiles à supporter. Les troubles musculo-squelettiques sont très répandus : nombre de femmes endurent des tendinites, que les mutuelles de santé reconnaissent rarement comme maladie professionnelle.
La pénibilité est accentuée par la peur constante de perdre son emploi et les incertitudes sur l’avenir. Les Chilotes de l’industrie du saumon développent une conscience du risque de chômage, redoublée par le souvenir des licenciements massifs qui ont suivi diverses crises économiques, sanitaires et environnementales liées à cette industrie. La première, survenue en 2007 avec l’apparition du virus ISA, infectant le saumon, n’a pas quitté les mémoires.
Le déni de souffrance s’épuise, permettant l’émergence d’une conscience des oppressions au travail.
Pourtant, les regards changent. Ouvriers et ouvrières de l’industrie salmonicole se disent parfois prêts à quitter leur emploi et recevoir leur indemnisation – fixée à hauteur du nombre d’années travaillées – à force d’usure physique et morale. La stabilité du contrat n’est plus toujours perçue comme une sécurité souhaitée. Le déni de souffrance s’épuise, permettant l’émergence progressive d’une conscience des formes d’oppressions et de fragilités2 au travail.
La difficile gestion de la vie privée participe de cette lassitude, particulièrement chez les femmes. Le désenchantement affecte la relation au travail. Ce mécontentement ne se traduit pas par des luttes sociales, étouffées par les politiques managériales, mais par la revendication d’une certaine autonomie individuelle. « Agir sur sa situation d’emploi apparaît comme un des seuls leviers sur lesquels agir pour rendre sa condition soutenable », selon le mot du sociologue Patrick Cingolani, spécialiste de la question du travail précaire. Le constat vaut à Chiloé comme ailleurs.
La rubrique « Ce qui nous lie » donne la parole à des doctorants et doctorantes et interroge les liens qui se nouent autour d’une cause. Elle est publiée dans le cadre du séminaire de Serge Paugam, « Attachements et luttes sociales », à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).