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Dossier : Ce qui nous lie
Dossier : Ce qui nous lie

Maraudeurs. Faire (é)preuve de respect

© Guillaume Louyot/iStock
© Guillaume Louyot/iStock

La crise du coronavirus a rendu les besoins associatifs en main-d’œuvre pressants. Mais être maraudeur ne s’apprend pas en un jour. Trois ans d’enquête ont permis d’identifier les épreuves auxquelles se heurtent souvent les nouveaux bénévoles.


Une fois par semaine, des maraudeurs et maraudeuses rejoignent leur association de quartier. Ils préparent les sacs remplis de cafés et de soupes solubles, parfois de sandwichs et de quelques conserves. Des équipes de trois ou quatre personnes sont constituées et chacun se saisit des thermos d’eau chaude. Pendant trois heures, les groupes vont à la rencontre des personnes à la rue, parlant avec elles de la pluie et du beau temps, des derniers résultats sportifs et, parfois, de leur quotidien. Leur mission est de resocialiser, grâce à une relation a priori plus horizontale que celle entre professionnels et bénéficiaires, des individus qui, du fait de leur exclusion, ne se considèrent plus comme des personnes dignes, sinon humaines. L’engagement au sein des maraudes n’est pas d’une couleur uniforme et les bénévoles peuvent rationaliser cette pratique de manières différentes. Pour les uns, le bénévolat est, en quelque sorte, intéressé, relevant « d’une recherche consciente d’une activité sociale pour combler un vide ou un malaise dans l’existence1 ».

Leur engagement s’inscrit dans une période précise de la vie, marquée par différentes ruptures ou un délitement des liens sociaux (décès d’un proche, départ des enfants du foyer, divorce, etc.). Chantal, bénévole au sein de sa paroisse, le reconnaît : « C’était une période de ma vie où mes enfants étaient plus grands. J’étais en pleine séparation avec leur père. Il fallait que je me bouge sinon je me regardais le nombril. Ça m’a obligée à sortir, à penser à autre chose. » Pour certains, l’engagement peut survenir après la perte des relations amicales à la suite d’un déménagement ou après la perte de leur emploi (chômage ou retraite). Dans d’autres cas, les personnes insistent sur le manque d’égards dans leur activité professionnelle. Raphaël, ingénieur dans l’automobile et bénévole dans une association laïque, témoigne : « Je suis dans une boîte de prestation et, au niveau considération, c’est vraiment que dalle. » Un déni de reconnaissance plus ou moins fort, qui, ressenti au quotidien, amène à douter de son utilité au monde.

Dans un contexte où s’impose la réalisation de soi, la maraude est perçue comme une activité offrant une bonne réponse aux questionnements des temps.

La participation à la maraude est alors vécue comme un acte volontaire qui permet de sortir de cette situation d’isolement. « Trouver quelque chose où je suis utile », « voir que j’apporte quelque chose à quelqu’un »… Dans un contexte où s’impose la réalisation de soi, la maraude est perçue comme une activité offrant une bonne réponse aux questionnements des temps.

À propos de l’enquête

Face à la présence de nombreux sans-abri dans nos villes, la maraude s’est imposée comme une réponse incontournable d’aide aux personnes qui vivent dans la rue. La nouveauté de cette démarche, celle d’un « aller vers », consiste à se rendre sur le lieu de vie des sans-abri afin de répondre à leurs besoins alimentaires, vestimentaires et médicaux et de créer un lien social entre aidants et aidés. Elle entend se démarquer de la logique de l’aide sociale où le demandeur doit s’adresser à un guichet. D’abord affaire de professionnels de l’humanitaire ou du travail social, la maraude est peu à peu investie par des initiatives privées, locales et bénévoles, à l’échelle de quartiers, souvent autour de mosquées ou de paroisses.

Nous nous appuyons ici sur une enquête menée entre 2016 et 2019 à Paris et en Seine-Saint-Denis auprès de cinq maraudes bénévoles. Elle nous éclaire sur les transformations qui interviennent dans la personnalité des maraudeurs et maraudeuses bénévoles. Il ne s’agit pas tant d’évoquer l’ensemble des épreuves rencontrées par les bénévoles au cours de leur pratique que de relever celles qui fondent une réflexivité partagée, conduisant les bénévoles à questionner la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres.

Mais, pour d’autres bénévoles, l’engagement est davantage éthique et fondé « sur le respect des normes et valeurs intériorisées souvent dès l’enfance, par définition peu rationalisé.2 » Altan, membre d’une association laïque, l’avoue : « Je suis musulman et un des cinq piliers de notre religion, c’est la “zakat”, le partage. Tu dois donner aux plus démunis. C’est dans notre culture, on l’a appris depuis le plus jeune âge. » Qu’ils soient croyants ou non, les maraudeurs mettent en avant une identité humaniste et une volonté d’aider les autres. Ainsi Marc, dans une association laïque également : « Je pense qu’en tant qu’être humain, ça fait partie de mon devoir d’aller aider les autres. » La revendication d’une identité altruiste est à la source d’une action au sein d’un groupe uni par des valeurs partagées. Les maraudes, souvent, ne sont pas leur première forme de bénévolat, et Fatima le souligne : « En général, soit tu es “social”, soit tu ne l’es pas. Moi, j’ai fait du social depuis toujours, dans des associations ou dans mon entourage. J’ai cette volonté, j’aime bien aider. » Cette frange des bénévoles a déjà côtoyé des sphères socialisatrices qui valorisent le don de soi. Leurs parents étaient généralement engagés dans des actions bénévoles au sein d’associations, dans leur paroisse ou leur mosquée. Adolescents, ils ont souvent connu un engagement dans l’humanitaire ou dans le scoutisme, ou, à l’âge adulte, l’adhésion à un syndicat. Par ailleurs, on compte parmi ces bénévoles une forte proportion de professions mettant en avant un esprit de corps (des infirmières, des militaires, voire des hauts fonctionnaires).

Convertis de l’intérieur

Pour une dernière partie des bénévoles, l’entrée dans la pratique de la maraude coïncide avec une trajectoire d’identification religieuse. Âgés en majorité entre 23 et 35 ans, ils relativisent le dévouement religieux de leur enfance et reviennent particulièrement sur la « crise » de leur adolescence, marquée par la déprise progressive d’une identité religieuse. Quentin, bénévole au sein de sa paroisse, en témoigne : « J’ai été élevé dans une famille pratiquante. Normalement, sans excès, sans omniprésence du sacré dans la vie quotidienne. Mais avec des habitudes : la messe hebdomadaire, mes parents engagés pour la paroisse. J’ai eu ma foi d’enfant jusqu’à 12-13 ans et ça a progressivement… pris le large. »

Ces bénévoles, « convertis de l’intérieur », pour reprendre les termes de Danièle Hervieu-Léger, découvrent ou redécouvrent « une identité religieuse demeurée jusque-là formelle, ou vécue a minima, de façon purement conformiste3 ». Lors de leurs débuts dans la maraude avec leur mosquée ou leur paroisse, ils ne revendiquent pas tant une identité qu’une forme d’attachement à des valeurs humanistes en lien avec un message religieux. Mais ils renouent avec des activités comme la messe dominicale, les prières quotidiennes et la lecture assidue des textes religieux. Khalid, bénévole au sein de sa mosquée, témoigne : « Avant de venir, j’étais croyant mais pas vraiment à fond. Je priais comme ça… mais sans plus. J’avais souvent la flemme. Dans l’association, les gens te motivent à faire tes prières et ça m’a aidé à être plus sérieux dans ma religion. »

Erreurs de débutants

Que leur engagement soit intéressé, éthique ou qu’il s’inscrive dans un processus d’identification religieuse, les bénévoles se veulent utiles auprès d’une population particulièrement précaire. Les plus novices se représentent généralement les sans-abri comme des individus au ban de la société, quotidiennement objets d’un déni de reconnaissance de la part des passants et d’un défaut de protection des politiques publiques. Sans trop identifier les causes de cette situation, ils souhaitent lutter contre l’expression d’une injustice. Cependant, lors de leurs premières sorties, les novices peuvent ne pas mesurer totalement la portée stigmatisante de leurs manières d’aller vers les sans-abri (voir l’extrait ci-après).

Extrait du carnet de terrain du 7 novembre 2018

Klaus, Théophile et moi-même conversons avec un groupe de quatre sans-abri que nous avons l’habitude de côtoyer chaque semaine. L’un d’eux, Cyril, annonce qu’il sort juste du travail. Théophile, un novice, l’interpelle : « Ah oui ? Qu’est-ce que c’est comme travail ? » Après un temps d’arrêt, Cyril le regarde fixement : « Pourquoi tu me poses autant de questions ? Est-ce que je t’ai demandé l’âge de ta sœur et si elle est belle ? » Il explique qu’il « respecte » ce que nous faisons, mais que lui aussi « veut du respect ». Klaus répond qu’« on est justement là pour ça, dire tout le respect qu’on a pour tous les gens qu’on rencontre. » Et à propos de Théophile : « C’est un apprenti encore, il est en train d’apprendre. »

Ne sachant pas toujours « faire preuve de respect », les novices risquent d’être rarement gratifiés personnellement par les sans-abri d’un remerciement pour leur visite. Comme le soulignent Patrick Bruneteaux et Corinne Lanzarini à propos d’un centre d’accueil de jour, « l’affabilité est une exigence comportementale majeure pour les accueillants, dans la mesure où la relégation sociale et souvent géographique des “personnes accueillies”, la stigmatisation continuelle, suscitent de leur part une attente très forte de “respect”4 ». Cette attente de considération ne va pas forcément de soi pour les novices, qui s’interrogent sur leur manière d’apporter protection et reconnaissance aux personnes à la rue. Et les critiques qu’ils reçoivent les plongent dans le doute sur l’image altruiste qu’ils ont d’eux-mêmes.

Jacques Brel dans sa chanson fustigeait ces braves dames qui s’occupaient de “ses pauvres à soi” et qui, pour les reconnaître, “les habillaient en caca d’oie”.

Un apprentissage des manières d’interagir est important pour être un bon maraudeur. L’enjeu est d’intégrer la « politique du care »5, de prendre au sérieux les retours que formulent les sans-abri quant à l’aide apportée, afin de s’y adapter. Bénévole expérimentée au sein de sa paroisse, Geneviève insiste sur ce point : « C’est important de s’ajuster à celui qu’on a en face. Jacques Brel dans sa chanson fustigeait ces braves dames qui s’occupaient de “ses pauvres à soi” et qui, pour les reconnaître, “les habillaient en caca d’oie”. On sentait toute l’attitude qui vient du haut : “Je suis généreux donateur (…) et sans moi tu serais encore moins que rien.” Aller en maraude avec cet esprit-là serait catastrophique. »

Ces bénévoles expérimentés soulignent l’attention portée à l’espace des personnes à la rue, le contrôle d’une répulsion suscitée par l’hygiène de certains, l’importance de la qualité des denrées alimentaires et vestimentaires distribuées, la nécessité de laisser les sans-abri choisir les sujets de conversation.

Apprendre l’humilité

L’intégration des novices au groupe de maraude se rejoue ainsi constamment au cours d’épreuves dans lesquelles ils doivent démontrer aux sans-abri qu’ils peuvent faire preuve de respect en dépit de la distance sociale qui les sépare. Et l’évaluation de ces capacités ou incapacités marque un changement dans leur manière d’appréhender tant les sans-abri qu’eux-mêmes. « L’humilité, c’est le premier truc que tu apprends, affirme Redouane, bénévole depuis quatre ans dans une association laïque. Tu montres à la personne que tu es touché, tu la respectes parce que ce n’est pas évident d’être dans cette situation-là. Tu lui parles comme tu lui parlerais si elle était dans une situation normale. »
Ainsi, l’expérience vécue de la maraude s’accompagne d’une modification du regard et de l’affirmation d’une personnalité humble. Les critiques des sans-abri sur la façon de faire des bénévoles sont une remise en cause.

« Le bénévolat me permet de rester humble, les pieds sur terre », relate Mathilde. « En fait, j’ai l’impression que c’est comme si tu étais une star et que tu allais un jour dans un village où les gens ne te connaissent pas. Ils n’attendent rien de toi : que tu sois là ou pas, c’est la même chose. Au travail, je suis coordinatrice cadre d’une institution reconnue et là, ben non, je suis bénévole. Les gens à la rue, quand ils ont envie de te dire “merde”, ils te disent “merde”. »

Les maraudeurs craignent un lendemain de crise difficile. Avec la fin de la trêve hivernale et la baisse généralisée de leurs moyens, les associations comptent sur la stabilisation de nouveaux bénévoles.

Cet apprentissage de l’humilité chez les novices dépend finalement de la capacité des sans-abri à monter en généralité dans les critiques qu’ils adressent à qui vient vers eux. En qualifiant leurs impairs comme un manque de respect, ils lient cette relation singulière à un cas plus général. Les sans-abri engagent les bénévoles à voir dans leur réaction non pas un désordre psychologique, mais bien l’expression d’une attente : qu’on s’adresse à eux comme l’on s’adresserait à n’importe qui.

Les maraudeurs craignent un lendemain de crise difficile. Avec la fin de la trêve hivernale (déjà exceptionnellement reportée au 10 juillet) et la baisse généralisée de leurs moyens, les associations comptent sur l’arrivée et la stabilisation de nouveaux bénévoles pour maintenir l’aide aux sans-abri. Redoubler de pédagogie envers les nouveaux maraudeurs quant à la posture d’humilité à adopter sera, pour les temps à venir, d’autant plus essentiel..

Cet article a été publié dans le cadre du séminaire de Serge Paugam « Attachements et luttes sociales », à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

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1 Serge Paugam, « Altruisme et solidarité : les logiques sociales de l’humanitaire », dans Marc-Henry Soulet (dir.), Urgence, souffrance, misère. Lutte humanitaire ou politique sociale ? Éditions universitaires Fribourg Suisse, 1999, p. 164.

2 Ibid.

3 Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, 2001, p. 24.

4 Patrick Bruneteaux et Corinne Lanzarini, « “Susciter le désir par la tendresse”. Les cadres de l’accueil caritatif sur une péniche lyonnaise », Politix, vol. 9, n° 34, 1996.

5 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du “care”, La Découverte, 2009 [1993].


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