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À Helsinki, les maisons de quartier tissent des liens entre les femmes migrantes et la société finlandaise. Réservées aux « citoyennes-mères », elles représentent pour beaucoup un espace sécurisé et bienveillant… tout en soulignant la dimension profondément genrée et traditionaliste des politiques d’intégration du pays.
Le visiteur qui se rend à la maison de quartier de Kamppila depuis le centre-ville d’Helsinki se trouve confronté d’abord à une zone résidentielle peu réputée. Dans la journée, une ambiance morne règne sur la place commerciale, jadis animée, mais aujourd’hui bordée surtout de tours d’habitations. Maigres signes de vie : une petite « pizza-kebab », un tabac, une boucherie halal, un salon de coiffure oriental et une buvette dont la clientèle s’étend sur la place quand le temps arctique le permet. La nuit tombée, l’espace devient le domaine de la jeunesse désœuvrée et du narcotrafic, source d’angoisse chez les habitants.
Quand, pourtant, le visiteur persiste et se fraye un chemin entre les blocs gris des immeubles, qu’il dépasse la chapelle luthérienne et la salle de prière islamique, puis l’école primaire et le club de jeunes, l’ambiance change. Le voici au bord d’un petit bosquet de pins et de bouleaux. Il verra une lumière chaleureuse émaner des fenêtres d’une petite maison en bois, peinte en rouge selon la tradition finlandaise. Il sentira le parfum des fleurs et des framboisiers cultivés dans le jardin potager. Il entendra les cris enjoués des enfants et les chuchotements de leurs mères. Il tombera peut-être nez à nez avec une animatrice sociale souriante qui, probablement, l’invitera à prendre un café à l’intérieur.
Et si, coïncidence, son aventure se déroule un mercredi, il pourra s’attabler en compagnie de mères de famille finlandaises et somaliennes et de leurs jeunes enfants, et partager un déjeuner préparé dans la cuisine adjacente par l’une d’entre elles. Il se verra impliqué par une des animatrices sociales dans les échanges autour de la vie quotidienne, de la météo, de la santé des enfants, des projets des familles pour les vacances. Puis, après le repas, il s’assoira sur un des canapés confortables, pourquoi pas dans la chaise à bascule, et savourera simplement l’ambiance conviviale de la maison.
La conversation entre les femmes lui semblera peut-être si aisée, si naturelle, qu’il sera étonné d’apprendre qu’il se trouve à l’épicentre des politiques finlandaises d’intégration des immigrés : des interactions dont dépendrait la cohésion de la société tout entière.
Dans les années 2010, un tournant a bouleversé les politiques d’intégration finlandaises. Au lieu d’expliquer les difficultés d’intégration des immigrés par des inégalités structurelles, la réforme de la loi les relie davantage au manque d’initiative individuelle et à la différence culturelle des migrants non-européens en particulier. Plus encore que les hommes, les femmes migrantes sont considérées comme « détachées » de la société finlandaise, autrement dit attachées à leur famille et à leur communauté ethnique par des liens trop étroits en comparaison de ceux entretenus avec leurs concitoyens finlandais.
La formule magique pour les sortir de cette marginalité consisterait donc dans une participation sociale à des activités collectives orchestrées par les agents de l’État, à l’échelle du quartier d’habitation. Les maisons de quartier implantées dans les quartiers urbains populaires sont donc devenues un outil privilégié de ce tissage social. C’est dans l’intimité de ce type d’équipements publics locaux que les différences culturelles sauraient le mieux être dépassées. En participant à la vie de la communauté locale, les immigrées doivent montrer que, malgré les fragilités de leur position sociale, elles ne sombrent pas dans la passivité, mais qu’elles sont concernées par la société qui les entoure. À partir des interactions ordinaires, les travailleurs sociaux essaient de leur faire découvrir comment penser, agir et sentir comme les citoyens finlandais.
Le « café des résidents », organisé tous les mercredis, a pour vocation de solidifier l’attachement des femmes migrantes à la société qui les entoure
À cette fin, le « café des résidents » de la maison de quartier de Kamppila fonctionne comme un véritable rituel de citoyenneté. Organisé tous les mercredis, il a pour vocation de solidifier l’attachement des femmes migrantes à la société qui les entoure. Afin de tisser des liens entre les femmes mobilisées localement, les animatrices sociales y exercent un intense « travail d’attachement ». Elles négocient une identité collective entre les participantes, leur rappellent les normes morales communes et cultivent des sentiments de solidarité.
Les animatrices de la maison de quartier de Kamppila, une équipe de cinq professionnelles du travail social, sont d’abord confrontées au défi de construire un groupe local auquel les femmes migrantes pourront s’identifier. Le « critère de la maternité » permet la définition de ses frontières et fonde une identité collective. Le « café des résidents » ne rassemble en effet que des mères avec des enfants en bas âge. Les mères finlandaises apprécient ce lieu de sociabilité qui leur permet de rompre avec la solitude des congés maternité (d’une durée de deux ans en moyenne). Quant aux mères somaliennes, souvent à la tête de familles plus nombreuses, elles sont aussi en quête d’un espace intérieur spacieux où faire jouer leurs enfants et d’un endroit à l’abri des discriminations qu’elles subissent fréquemment dans l’espace public.
Au-delà de la coprésence, les travailleuses sociales cherchent activement à susciter des interactions entre les femmes de différentes origines. De façon routinière, elles s’attablent avec des mères – qui sinon partageraient leur déjeuner en silence – et alimentent les échanges sur des sujets familiers : les recettes de cuisine, le nouveau toboggan de l’aire de jeux, les bons plans pour l’achat de vêtements de seconde main ou les astuces pour vaincre otites, rhumes et autres maux d’enfants.
L’institution publique signale aux femmes, quelle que soit leur origine, que leur citoyenneté se réalise avant toute chose dans le domaine de la maternité.
L’institution publique signale aux femmes, quelle que soit leur origine, que leur citoyenneté se réalise avant toute chose dans le domaine de la maternité. Le « café des résidents » rappelle à ses fidèles leur commune condition de « citoyennes-mères ». Le critère de maternité comme fondement de l’identité collective contribue à la diminution des divisions culturelles et socioéconomiques qui, bien souvent, apparaissent comme insurmontables aux habitants des quartiers populaires. Il favorise par ailleurs la participation active des mères somaliennes qui disent apprécier la non-mixité de ces rassemblements.
Mais cette case identitaire a aussi des effets exclusifs. Il fait du petit enfant un ticket d’entrée au « café des résidents » : les femmes sans enfants, même celles à la recherche d’activités collectives où s’impliquer, n’y viennent que rarement. En contradiction avec l’image de la Finlande comme un pays phare de l’égalité femmes-hommes, les politiques d’intégration réformées dans les années 2010 sont profondément genrées. Il est attendu que les hommes migrants intègrent la société finlandaise par leur activité professionnelle, bien que le taux de chômage parmi les immigrés, trois fois plus élevé que celui des Finlandais, remette en question ce potentiel intégrateur du marché du travail.
Ces politiques reflètent aussi la tradition maternaliste de l’État social finlandais, si bien qu’elles constituent les « mères immigrées » en catégorie d’intervention prioritaire. Le conditionnement par la maternité de la participation au « café des résidents » n’a alors rien d’aléatoire. En suivant la logique maternaliste des politiques publiques, les travailleuses sociales locales ouvrent les portes de la maison de quartier aux mères de familles, tout en exposant au risque de marginalisation sociale les femmes migrantes sans enfants, tout à fait invisibilisées.
Les agentes de la maison jugent, comme la directrice actuelle Liisa, que « la meilleure façon d’intégrer les immigrés, c’est de les faire participer à la vie normale finlandaise ». S’ils identifient cette institution comme porteuse d’un vrai « potentiel intégrateur », c’est parce que, sous son toit, les migrantes « peuvent voir comment les choses sont faites à l’intérieur d’une maison finlandaise », selon Veera, animatrice sociale. Au café, elles transmettent aux migrantes un ensemble de normes communes perçues comme indispensables pour la participation à la vie de la société finlandaise. Elles ne ratent pas l’occasion d’impulser entre les femmes de petites pratiques d’entraide : demander à une habituée de guider une nouvelle dans les locaux, de lui montrer où faire chauffer les petits pots et où changer le bébé. Chacune prend part aux petites tâches de la vie ordinaire : arroser les plantes, ranger le panier de pelotes de laine, décorer le sapin de Noël, peindre des œufs de Pâques.
Le « café des résidents » s’inscrit dans la perspective de former des citoyennes-mères tournées vers autrui et vers l’environnement commun.
En faisant adopter des pratiques de care1, le « café des résidents » étaie les jalons normatifs d’un attachement civique. Si l’on suit Patricia Paperman, « dans la perspective du care, […] le soi et les autres ne sont pas représentés comme des entités séparées : la relation constitue la figure centrale à partir de laquelle l’agent moral perçoit le besoin et répond à la perception de ce besoin2 ». Le « café des résidents » s’inscrit dans la perspective de former un certain type de citoyennes : des citoyennes-mères tournées vers autrui et vers l’environnement commun, sachant s’entretenir avec leurs concitoyens, grâce à l’intériorisation minutieuse du « mode de vie finlandais » – ou, du moins, d’une version hégémonique de la vie domestique, jugée « normale ».
La ressemblance de la maison de quartier de Kamppila avec une maison de famille n’a rien d’un hasard. Sirpa et Leena, deux travailleuses sociales – originaires des landes finlandaises – l’ont délibérément façonnée, au tournant des années 1990, selon l’image d’une « petite maison rouge avec une parcelle de pommes de terre », le rêve présumé de chaque Finlandais. Embauchées pour un travail social communautaire dans ce quartier tout neuf, elles ont compris leur mission comme une lutte contre les inégalités sociales et contre l’anonymat et l’anomie d’un mode de vie urbain. Dans ces années marquées par l’effondrement du modèle social universaliste finlandais à la suite de la dépression économique, la maison de quartier a garanti aux résidents frappés par le chômage et la pauvreté l’accès à l’expérience émotionnelle d’égalité citoyenne. Séparés des classes moyennes par leur précarité économique, ils adhèrent à la vision hégémonique du mode de vie finlandais perpétué par la maison de quartier les rassure quant à leur appartenance au noyau dur de la société finlandaise.
La maison de quartier a alors traditionnellement fonctionné comme un « salon commun » des habitants de Kamppila, un endroit où le « Geselligkeit », la sociabilité pure sans finalité autre que le plaisir de communiquer, agit comme le ciment affectif des liens interpersonnels. Plus encore que les activités collectives coordonnées à la maison de quartier (son club de théâtre ou son cercle de compostage), le fait d’avoir en commun un lieu où venir prendre un café, lire le journal, discuter, a servi à produire de la cohésion sociale à l’échelle locale. La participation à la maison de quartier a engendré des sentiments de similitude, d’intimité et de sécurité qui ont permis aux habitants de Kamppila de se sentir comme chez eux dans ce quartier périphérique et socialement mixte.
Aujourd’hui, les animatrices de Kamppila s’efforcent d’ouvrir aux femmes migrantes cette expérience émotionnelle de la citoyenneté. Elles veulent qu’elles, comme d’autres groupes marginalisés avant elles, puissent se sentir « comme chez soi ». Et, en effet, les mères migrantes se disent profondément attachées à la maison et à son atmosphère conviviale. Elles apprécient son calme et son esthétique, la sollicitude discrète dont témoignent les uns pour les autres les fidèles du « café des résidents ».
Elles ont dû apprendre à ne plus venir en grand groupe, à parler à voix basse, à reporter leurs prières, à éviter les sujets sensibles… pour ne pas troubler l’atmosphère consensuelle.
Pour autant, les femmes somaliennes notent aussi l’aspect contraignant de l’ambiance conviviale et le travail à fournir pour son entretien. Au fil des années, elles ont dû apprendre à ne pas se rendre sur place en grand groupe, dont la taille menacerait le « foyer finlandais » ; à parler à voix basse, en évitant les manifestations intenses des émotions qui mettaient mal à l’aise les Finlandais si placides. Elles reportent les prières islamiques et se taisent sur les sujets sensibles ou politiques pour éviter tout inconfort qui troublerait l’atmosphère consensuelle.
Contrairement à ce que croient les agentes de Kamppila, la convivialité – le « Geselligkeit » – est un exercice difficile. En la cantonnant à un « mode de vie » homogène et égalitaire, elles occultent les relations asymétriques entre elles-mêmes et les usagères. Elles masquent leur pouvoir dans la définition des normes de sociabilité qui dotent les interactions de leur fluidité et que les usagères ne peuvent que respecter au risque de se voir renvoyées du groupe. En figeant une version officielle du « foyer finlandais », elles dissimulent la diversité des façons de faire famille et de vivre en tant que voisins en Finlande. En traitant comme une évidence le consensus sur les normes qui régissent la « vie ordinaire », elles sous-estiment l’engagement délibéré des usagères à dissimuler les différences d’origine ou de statut qui pourraient compromettre le sentiment partagé de se trouver comme chez soi. Cet impératif de la conformité morale et culturelle est particulièrement prégnant chez les mères migrantes qui connaissent et parfois préfèrent d’autres façons d’être parente, voisine, citoyenne.
Les pratiques bienveillantes, mais peu réflexives, des animatrices sont d’autant plus problématiques dans le contexte politique actuel, marqué par la montée des partis nationalistes.
Les pratiques bienveillantes, mais peu réflexives, des animatrices de la maison Kamppila sont d’autant plus problématiques dans le contexte politique actuel, marqué par la montée en puissance des partis nationalistes. La Finlande n’a pas été épargnée par la tendance européenne de la « culturalisation de la citoyenneté » 3, un processus de juxtaposition d’une définition moralement et culturellement robuste de la citoyenneté à ses définitions juridiques et politiques. La reconnaissance en tant que citoyen ou citoyenne n’est ainsi plus octroyée aux individus selon leurs droits et obligations juridiques mais selon leur adhésion aux normes et aux valeurs de la société d’installation, selon leur capacité à penser, agir et sentir comme leurs concitoyens.
Finalement, l’observation du quotidien des politiques d’intégration participatives, si conviviales qu’elles puissent paraître, pose la question de savoir à quoi sert vraiment cet apprentissage du rôle de citoyenne-mère. À l’amélioration du statut des femmes migrantes ou à la préservation d’un versant nostalgique du mode de vie finlandais ?
1 Le care recouvre les notions de soin, d’empathie et de sollicitude. Cette éthique renvoie à un projet de société de soin mutuel.
2 Patricia Paperman, « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », Le souci des autres. Éthique et politique du care, Éditions de l’EHESS, 2011.
3 4 J. Duyvendak, P. Geschiere et E. Tonkens, The Culturalization of Citizenship, Palgrave Macmillan, 2016.