Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Au Brésil, un bateau-tribunal remonte régulièrement
le fleuve Amazone avec, à son bord, juges et conciliateurs. Le but : démocratiser l’accès à la justice, même dans
les contrées reculées. Au risque de verser dans un projet
aux accents « civilisateurs ».
Le vol d’un cochon ou d’un poste de télévision, une demande de divorce, un problème d’héritage, un conflit de terre ou de voisinage, une insulte, une agression à main armée… Au civil comme au criminel, les affaires défilent sur la scène judiciaire des « tribunaux spéciaux itinérants » du Brésil. C’est dans l’Amapá, un État de la région amazonienne frontalier du Suriname et de la France par la Guyane, qu’a été mis en place, en 1996, l’un des premiers tribunaux de ce type dans le pays. Destinés aux citoyen.ne.s pauvres habitant des périphéries rurales ou urbaines, ces tribunaux ont pour vocation d’administrer une justice mobile, aux procédures simplifiées, en permettant à l’institution judiciaire de parvenir dans les espaces les plus désertés par le service public.
Tous les deux mois, une poignée de fonctionnaires de justice quitte les bureaux de Macapá, la capitale, pour remonter l’Amazone jusqu’à son embouchure.
L’idée de faire circuler ces tribunaux fut d’abord une initiative locale : celle de juges engagés dans le processus de re-démocratisation du régime, au sortir de plus de vingt années de dictature militaire (1964-1986). Depuis lors, tous les deux mois, une poignée de fonctionnaires de justice quitte les bureaux de Macapá, la capitale, pour remonter l’Amazone jusqu’à son embouchure. À bord d’un bateau-tribunal, ils partent à la rencontre des habitants des plus lointaines rives du fleuve. Après quatorze heures de navigation et près de cent cinquante kilomètres parcourus, ils parviennent jusqu’aux villages et hameaux épars de leur circonscription. Sur place, durant une à deux semaines, c’est une justice réduite à son minimum qui est chargée de traiter – en un temps record et avec un minimum de moyens – l’essentiel des litiges. Reproduite dans d’autres États du Brésil, cette initiative marginale est désormais inscrite dans la loi fédérale brésilienne.
Pour certaines localités rurales du Brésil, cette itinérance judiciaire constitue l’une des rares figures de la présence – ponctuelle – du service public. « Il faut qu’on aille dans ces endroits. Sinon, personne n’y met les pieds. Les habitants sont livrés à leur propre sort : on ne sait même pas ce qui s’y passe », commente Ruben, la quarantaine, un conciliateur de justice chargé de favoriser une résolution à l’amiable des conflits.
Catégorisées comme pauvres, ces populations, appelées au Brésil ribeirinhos (littéralement, « riverains »), sont directement concernées par cette situation. Peu alphabétisées, elles ne signent parfois que de leur empreinte digitale des documents qui les engagent juridiquement. La polyculture vivrière, la pêche, la chasse ou l’extraction végétale constituent l’essentiel de l’économie de subsistance locale. S’y sont ajoutées, au tournant des années 1990 et 2000, des allocations familiales souvent cumulatives.
Jusqu’alors, la protection juridique était inaccessible à ces populations, en raison de l’éloignement des lieux de justice, d’une méconnaissance du monde du droit et du système judiciaire, d’une autocensure sociale, du coût des procédures et de leur caractère chronophage. De fait, la possibilité d’utiliser « l’arme du droit » pour se défendre (individuellement ou collectivement) est inégalement distribuée au sein de la société. Deux juristes, Garth et Cappelletti, qualifiaient de « pauvreté légale » (legal poverty)1 cette impossibilité d’accéder de manière effective aux tribunaux.
« Pour se faire accepter ici, on a dû venir le plus simplement possible, sans costumes, sans formalité excessive », explique Mayra, 35 ans, juge à bord du bateau-tribunal de l’Amapá. On ne trouve ni greffier, ni décorum dans ces tribunaux itinérants. Loin d’une justice de palais, la scène judiciaire y est dépouillée de toute monumentalité. Les demandes des justiciables sont reçues et traitées sur des tables en plastique d’un blanc terni, qu’aucun symbole ne distingue de l’ordinaire. Cette apparence minimaliste vise à mettre à leur aise des justiciables peu habitués à faire appel à la justice étatique pour résoudre leurs différends. L’administration de la justice y est réduite à son essentiel : « Au sein de la justice itinérante, nous formons une nouvelle génération de magistrats, un changement de paradigme qui casse les barrières entre le personnel du droit et les citoyens », explique une juge.
« Pour se faire accepter ici, on a dû venir le plus simplement possible, sans costumes, sans formalité excessive », explique Mayra, 35 ans, juge à bord du bateau-tribunal de l’Amapá.
Une heure, sinon moins, suffit parfois pour prendre connaissance d’un conflit et le régler. Pour les litiges plus complexes, le traitement peut prendre plusieurs heures, mais il s’étale rarement d’un jour sur l’autre. Car l’enjeu est de répondre à un maximum de demandes en un minimum de temps, suivant les objectifs de rentabilité prescrits par le new public management, de plus en plus prégnant au Brésil comme en France2. Pour remplir ces objectifs d’« efficacité » et de « rentabilité » de la justice, la présence d’un avocat commis d’office n’est fournie qu’en de rares cas aux justiciables. Ces derniers sont généralement mis en interaction directe avec les juges et les conciliateurs de justice, sans intermédiaire pour les défendre sur la scène judiciaire.
Et lorsqu’un avocat commis d’office est exceptionnellement fourni, le traitement de la demande du justiciable dans l’instant suivant son dépôt ne laisse pas la place à la préparation d’une défense. Les justiciables, en montant à bord du bateau-tribunal, se retrouvent ainsi immédiatement projetés dans l’arène judiciaire. Traitées sur le tas, les demandes qu’ils adressent directement aux juges ne sont pas formulées à partir d’une connaissance préalable des normes légales ni des logiques de fonctionnement de l’institution judiciaire. Une méconnaissance qui les rend plus vulnérables dans l’espace judiciaire et face aux agents de justice.
L’intention politique initiale – portée par un élan de solidarité – de rendre l’institution judiciaire accessible aux plus pauvres est ainsi rattrapée par une disqualification, par les agents de justice, des problèmes de ces justiciables.
Leociane, une villageoise de 50 ans, en a fait l’expérience : « Tout le village me traite de sorcière et m’accuse d’avoir tué trois hommes avec ma sorcellerie, mais je n’ai rien fait ! Je ne suis pas une sorcière ! J’ai besoin d’un document officiel de la justice, qui dise que je ne suis pas une sorcière, pour qu’ils arrêtent de dire ça dans tout le village ! » À cette demande formulée en dehors de toute catégorie juridique, la juge répondra que « la justice ne fait pas ce genre de choses ». L’affaire aurait pu être traitée, par exemple, à partir de la notion de diffamation ou d’atteinte à l’honneur. Mais aucune suite ne sera proposée. La juge commentera d’ailleurs que les habitant.e.s villageois.e.s présentent majoritairement des affaires sans importance à la justice : « Ils viennent pour des broutilles. » L’intention politique initiale – portée par un élan de solidarité – de rendre l’institution judiciaire accessible aux plus pauvres est ainsi rattrapée par une disqualification, par les agents de justice, des problèmes de ces justiciables.
Force est de constater que le traitement des affaires des pauvres n’est pas vu comme une activité valorisante au sein de la magistrature. Le fait n’est pas nouveau. Dans les années 1920 déjà, aux États-Unis, les « small claim courts » (instaurés pour permettre aux pauvres de lancer une action en justice pour la somme d’un dollar) étaient considérés comme des tribunaux inférieurs, fonctionnant, eux aussi, sur la base d’un jugement rapide et à bas coût.
Souvent, les conflits des justiciables ne sont guère considérés, quand ils ne sont pas jugés indignes d’un traitement judiciaire. « Le problème d’une justice trop accessible, c’est que tout le monde veut désormais résoudre en justice ses petits problèmes du quotidien… Et ces histoires, qu’autrefois les citoyens résolvaient par eux-mêmes, se retrouvent dans les tribunaux. » À deux sœurs en conflit, toutes deux mères de famille, qui, depuis plusieurs années, s’insultent régulièrement dans leur village, il sera dit en fin d’audience : « Venir en justice pour des gamineries pareilles, c’est absurde ! »
L’audience de justice devient alors l’occasion d’émettre des jugements de valeur sur les vies qui se déroulent dans les localités, en exerçant des formes de contrôle moral.
La scène de l’audience judiciaire réactive, ainsi, des formes de rapports de classes. Elle met en interaction directe des agents de justice et des justiciables marqués par un rapport d’inégalités sociales. Les premiers sont urbains, diplômés, fonctionnaires, appartiennent aux classes moyennes à supérieures ; les seconds sont ruraux, sans diplômes, parfois analphabètes, catégorisés comme pauvres. Cette rencontre que font les agents de justice avec les espaces marginalisés de leur circonscription réoriente leur rapport à des justiciables, qui, à leurs yeux, passent du statut de « pauvres à assister » à celui de « pauvres à éduquer » : « Quand on est arrivés, on aurait dit le Moyen-Âge ; ils sont en retard sur tout3.»
L’audience de justice devient alors l’occasion d’émettre des jugements de valeur sur les vies qui se déroulent dans les localités, en exerçant des formes de contrôle moral. L’arrivée de l’institution judiciaire s’accompagne d’un inconscient missionnaire et civilisateur : les audiences et le traitement des conflits locaux visent à assurer un changement des mentalités. Un couple venu demander le divorce se voit orienté vers une procédure de médiation dans le but de réconcilier les époux, inculquant, au passage, les « valeurs du mariage et de l’union stable4 ». Ce n’est pas seulement la référence au droit qui préside à la résolution des affaires, mais une appréciation morale portée par les agents de justice sur les réalités locales. Un rapport social entre ceux qui font la justice et ceux qui la réclament dévie, à l’intérieur même de l’audience, les justiciables pauvres de l’accès effectif à leurs droits, dont, par exemple, celui au divorce.
L’accès à la justice n’est pas seulement une affaire de plus grande proximité physique et formelle de l’institution (...). Elle dépend étroitement d’une égale distribution de l’information juridique et civique.
La proximité des tribunaux de justice ne résout pas le problème de la violence des rapports sociaux avec laquelle la justice est rendue. Les bonnes volontés affichées ne suffisent pas toujours à enrayer les inégalités sociales ni à contrevenir à la reproduction de la violence qu’elles contiennent. Lorsqu’elle étudie l’ordinaire des institutions publiques et les rapports sociaux qu’elles induisent, la sociologie de terrain peut donner à voir ces réalités que les statistiques (judiciaires, notamment) ne montrent pas, et révéler ainsi la part du réel qui n’entre pas dans les archives officielles de l’État : celle qui, autrement, resterait tue. Et c’est notamment en rendant visible ces réalités qui ne le sont pas encore, ou trop peu, qu’elle peut éclairer le débat public. L’accès à la justice n’est pas seulement une affaire de plus grande proximité physique et formelle de l’institution, ni même d’une meilleure disponibilité des juges ou des conciliateurs de justice. Elle dépend étroitement d’une égale distribution de l’information juridique et civique ; elle suppose que soit assurée, au sein même de l’arène judiciaire, une protection accrue des justiciables les plus vulnérables et les moins à même de connaître leurs propres droits. Malheureusement, ni la logique actuelle de réduction des dépenses judiciaires ni celle de l’affaiblissement de l’école publique ne permettront d’atteindre un tel objectif.
Article publié dans le cadre du séminaire de Serge Paugam, « Attachements et luttes sociales », à l’École des hautes études en sciences sociales.
1 Bryant Garth, Mauro Cappelletti, Bryant Garth, Mauro Cappelletti, « Access to justice. The newest wave in the worldwilde movement to make rights effective », Indiana University Paper, n° 1142, 1978, pp. 180-292.
2 Voir les travaux de Cécile Vigour, Réformes de la justice en Europe. Entre politique et gestion, De Boeck, 2018 ; « Justice. L’introduction d’une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », Droit et société, n° 63-64, 2006, pp. 425-455.
3 Extraits d’entretiens menés avec différents juges (hommes et femmes) du tribunal de justice observé.
4 Selon les mots de la conciliatrice de justice (Amapá, 2015).