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Dossier : Ce qui nous lie
Dossier : Ce qui nous lie

La lutte des places des prostituées

Rue Saint-Denis, à Paris © Baptiste Mourrieras, Mathilde Caro
Rue Saint-Denis, à Paris © Baptiste Mourrieras, Mathilde Caro

La rue Saint-Denis, à Paris, est un lieu historique de prostitution. Peu à peu, la gentrification efface les silhouettes féminines transgressives et les vitrines érotiques. Récit d’une mobilisation de prostituées pour conserver leur ancrage dans le quartier.


Rares sont les manifestations collectives de prostituées. Marginalisées par les pouvoirs publics, stigmatisées par l’opinion, elles sont souvent soumises à des conditions extrêmement précaires, quant à leurs ressources économiques et du fait de l’ambiguïté statutaire de leur activité, qui entrave leur accès au logement, aux soins ou à la retraite. Leur pratique individualisée contraint également leur prise de parole publique et collective. Pourtant, au printemps 1985, des prostituées manifestent à Paris pour défendre leur place, rue Saint-Denis. Comment comprendre l’émergence localisée de cette résistance collective, alors inédite pour les travailleuses du sexe et les pouvoirs publics ?

Les prostituées rencontrées décrivent les années 1980 comme « l’âge d’or » de la rue Saint-Denis : « À l’époque, il y avait des filles tous les mètres, c’était l’endroit typique, le quartier le plus chaud de Paris ! » Estimées au nombre de 1 800 en 1986, elles travaillent en étroite cohabitation. Si certaines sont propriétaires de leurs studios, la plupart les sous-louent à plusieurs pour réaliser leurs passes, dans des immeubles souvent gérés par un ou une même propriétaire. Le prix et le temps sont partagés, différentes équipes se relaient au fil de la journée. Lorsque l’une d’entre elles fait part de cette expérience au cours d’un entretien, elle précise que son quotidien était avant tout rythmé par la convivialité et la solidarité, même si le manque d’intimité pouvait être parfois pesant. Elle insiste particulièrement sur le sentiment de protection que lui procure le fait de ne pas travailler isolée, mais entourée de « ses collègues ». En cas d’insultes ou de brutalité, le client se confronte aux représailles du groupe.

Fortement médiatisé par la presse locale et nationale, leur combat exceptionnel du printemps 1985 participe à l’émergence d’une parole collective.

Les prostituées de la rue Saint-Denis détiennent une position particulière et privilégiée dans l’espace social de la prostitution. Elles s’auto-désignent et sont qualifiées dans la littérature sociologique de « traditionnelles1 » : souvent présentes depuis plusieurs années dans la rue, elles disposent d’une clientèle « d’habitués » et exercent leur pratique dans des conditions sanitaires satisfaisantes. Ce statut singulier se présente comme une ressource dans le cadre de la mobilisation, renforçant leur capacité à se constituer en tant que groupe, qui assume et revendique le métier de prostituée. Fortement médiatisé par la presse locale et nationale, leur combat exceptionnel du printemps 1985 participe à l’émergence d’une parole collective.

Le lieu comme lien

La solidarité tissée par le lieu va s’incarner dans une mobilisation collective dès lors que ce dernier sera menacé. L’attachement au lieu s’éprouve d’autant plus lorsque survient la menace d’un changement, pouvant susciter l’engagement des individus pour préserver leur environnement. Dans le centre de Paris, la transformation est annoncée par la réhabilitation du quartier de Beaubourg et des Halles dans les années 1970, projets urbains ayant pour vocation d’assainir et de revaloriser le cœur historique de la ville. S’inscrivant dans cette perspective de « mise en beauté » des quartiers centraux, le maire du 2e arrondissement exprime dès son élection en 1983 son intention d’expulser les prostituées de la rue Saint-Denis. Il souligne n’avoir d’autre intention que de « purifier l’air vicié du quartier » pour « préserver la tranquillité des riverains2 », et s’engage dans une politique de gestion des « indésirables ». À ce titre, les prostituées cristallisent son attention, considérées comme une perturbation à l’aménagement d’espaces publics orientés vers la promenade, la consommation et les usages des familles de classes moyennes supérieures. C’est en mars 1985 qu’émerge la mobilisation collective des prostituées de la rue Saint-Denis, en réaction à la condamnation virulente et radicale d’une vingtaine de studios par la mairie et un comité de lutte contre le proxénétisme, murés de briques et de ciment au petit matin par des maçons et des représentants de la préfecture de police.

Article issu du quotidien France soir, le 28 mars 1985.

 

Les travailleuses du sexe engagées dans la lutte contestent en premier lieu la légalité de la condamnation des studios en se défendant non seulement d’être propriétaires, mais aussi de ne pas être sous l’emprise de proxénètes. Si ces affirmations ne peuvent être prouvées, elles s’inscrivent néanmoins à rebours des logiques de criminalisation et de marginalisation qui étouffent traditionnellement les voix des prostituées. Conjuguant la protection de leur lieu de travail à la lutte contre les discriminations, elles partent collectivement à la conquête de leurs droits. Elles entament d’abord une grève du sexe à la fin du mois de mars 1985, cessant de travailler pendant plusieurs soirées. Quelques dizaines d’entre elles manifestent en renversant des poubelles sur la voie publique, interrompant la circulation rue Saint-Denis pendant une heure. Le 28 mars, une centaine de prostituées se retrouve rue Réaumur avec loups de couleurs, cagoules et lunettes de soleil afin de dissimuler leurs visages et préserver leur anonymat. Le cortège constitué se dirige vers le 7e arrondissement et se rassemble devant l’hôtel de Matignon : elles demandent à rencontrer le Premier ministre afin de l’alerter sur leur situation et s’opposer publiquement aux menaces d’expulsion qui pèsent sur la rue Saint-Denis. Sans réponses précises à leurs préoccupations ni promesses d’engagements, une soixantaine de prostituées manifeste de nouveau le 17 avril. Suite au manque de réaction des pouvoirs publics, une conférence de presse est organisée dès le lendemain à l’Église Saint-Leu, lors de laquelle elles menacent de faire une grève de la faim dans le cas où elles ne seraient pas de nouveau reçues et, surtout, entendues.

Un ancrage historique

Pour légitimer leur présence et défendre leur place, les prostituées mobilisées invoquent l’ancrage historique de la profession rue Saint-Denis. En effet, la pratique prostitutionnelle s’y enracine dès le XIIe siècle, lorsque Louis IX la considère comme un délit et la confine dans le quartier, alors situé aux frontières de la ville. Il y autorise en 1256 l’ouverture de « bordeaux », maisons dans lesquelles se réunissent les prostituées. Depuis, le statut d’espace de prostitution de la rue Saint-Denis est en constante réactualisation. Les évolutions de la législation n’éradiquent pas le phénomène, corrélé ou remplacé au fur et à mesure par d’autres formes de commerce sexuel. Au XXe siècle, l’adoption de la loi Marthe Richard ordonne en 1946 la fermeture des maisons closes, peu à peu remplacées par des hôtels de passes. La pratique cède alors sa place au proxénétisme immobilier, faisant perdurer la spécialisation sexuelle de la rue. L’ancrage de l’activité prostitutionnelle exerce une influence sur l’environnement urbain et participe à sa mutation commerciale. Les sex-shops et peep-shows naissent et fleurissent rue Saint-Denis à partir de l’automne 1970 : marqués par des enseignes rouges lumineuses, leur présence renforce la connotation érotique de la rue. Bien qu’historiquement considérée comme déviante, tolérée mais contrôlée par l’action policière et judiciaire, la prostitution se trouve ainsi intégrée rue Saint-Denis du fait de sa spécificité dans l’écologie de la grande ville, en tant que fragment d’espace destiné à des fins sexuelles. De ce rapport singulier au lieu découlent les trois arguments au cœur de leur mobilisation.

© Baptiste Mourrieras, Mathilde Caro

« En vidant la rue Saint-Denis, c’est Paris que l’on défigure ! » clament les manifestantes sous les fenêtres de Matignon (Le Quotidien de Paris, 29 mars 1985). La mémoire du lieu est vivement défendue lors des manifestations, lorsque les prostituées dénoncent la « déportation » de ce quartier historiquement dédié au commerce du sexe. La prostitution rue Saint-Denis est érigée par les locutrices en tant que patrimoine parisien immatériel, digne de conservation et source de fierté. Au-delà de cette logique de patrimonialisation, ce discours établit un lien mémoriel entre le lieu et la population qui le caractérise : sans la présence de prostituées, la rue Saint-Denis serait dénuée de son histoire et privée de sa fonction singulière dans l’économie de la ville. Leurs voix font, en ce sens, écho à la notion de mémoire collective telle que l’a théorisée Maurice Halbwachs, selon laquelle les espaces apparaissent indissociables des représentations et structures sociales qui agissent sur la ville, pourtant en constante transformation : « Le lieu reçoit l’empreinte du groupe3. » Par cet argumentaire, les actrices engagées défendent leur place en se référant à l’ancrage de longue durée d’une communauté localisée dont elles endossent le rôle d’héritières. Le lien mémoriel entre le groupe et le lieu contribue ainsi à constituer l’espace en territoire, forme et renforce leur sentiment d’appartenance à la rue, agissant comme un argument de résistance.

Aux prémices de la gentrification

Les prostituées engagées dénoncent aussi le changement urbain à l’œuvre au cœur de Paris, auquel elles donnent les couleurs d’une gentrification annoncée. La rénovation du quartier des Halles voisin et le renouvellement de sa population joueraient selon elles un rôle non négligeable dans les menaces de fermetures de studios. Elles soulignent d’une part que le périmètre prostitutionnel visé est celui du bas de la rue Saint-Denis, proche du forum des Halles, où la valeur des appartements a décuplé en quelques années depuis la rénovation du quartier. Au regard de cet élément, elles dénoncent dans Le Parisien libéré du 28 mars 1985 une vaste opération de spéculation immobilière : « L’offensive menée aujourd’hui n’est qu’une question de gros sous, on veut récupérer les studios que nous habitons et dont nous sommes propriétaires, pour réaliser une importante affaire immobilière. » D’autre part, elles signalent les attitudes de rejet qu’elles subiraient de la part de nouveaux habitants. Assurant être intégrées au tissu local sans troubler le quartier, elles décrivent un réseau d’interconnaissance bienveillant développé avec le voisinage antérieur à la rénovation urbaine : « Les riverains, on les connaît tous. Les vrais habitants du quartier, on s’entend très bien avec eux. Ceux qui râlent, ce sont les jeunes cadres qui veulent vivre aux Halles. » (AFP, 25 mars 1985). Elles déplorent l’arrivée d’une nouvelle population, qui inciterait selon elles le maire à « faire de l’électoralisme », suscitant une volonté politique de modifier les usages du quartier.

« Nous sommes utiles ! Laisser nous vivre et travailler, la rue Saint-Denis pour nous ! »

« Nous sommes utiles ! Laisser nous vivre et travailler, la rue Saint-Denis pour nous ! », inscrivent-elles sur des banderoles fièrement brandies rue de Varenne. Par ce slogan, les prostituées engagées mettent en évidence que la défense de la rue Saint-Denis se mêle intimement à la quête de reconnaissance de leur activité. Si la prostitution est légale, elle reste néanmoins stigmatisée et catégorisée comme déviante, dès lors que l’exercice de leur métier est soumis à la répression. Dans ce contexte, la rue Saint-Denis est réifiée comme un cadre protecteur que les prostituées cherchent à préserver, dans l’attente de voir leur situation reconnue par les pouvoirs publics. Le lieu s’impose comme la condition d’exercice de leur pratique, tant sa spécialisation et sa réputation garantissent son attractivité auprès d’une clientèle ciblée. Lorsqu’elles expriment avant tout vouloir « préserver notre gagne-pain » (AFP, 27 mars 1985), l’usage de la métonymie met en évidence la logique d’interdépendance dans laquelle elles sont prises, le lieu désignant inéluctablement leur activité professionnelle. À défaut d’une protection sociale institutionnalisée, la rue Saint-Denis apparaît aussi garante d’une sécurité relevant de la solidarité entre prostituées, justifiant ainsi leur requête d’être autorisées à travailler en binôme dans le même studio, sans être taxées de proxénétisme. Enfin, les manifestantes invitent à considérer l’utilité sociale et publique de leur activité, nécessaire au fonctionnement de la cité. La mobilisation devient ainsi l’occasion d’exprimer leurs propres représentations de la prostitution, luttant contre les discriminations.

Cette mobilisation donne à voir des liens qui se nouent autour d’un lieu. Cause à défendre et vecteur de solidarité, la rue Saint-Denis forge l’émergence d’une parole collective de femmes contraintes à la stigmatisation et dont les voix ne retentissent que rarement dans l’espace public. S’il ne s’agit pas d’attribuer à l’ensemble des actrices une homogénéité de motivations et d’objectifs, cette mobilisation montre comment un collectif se construit dans l’action et porte des revendications qui dépassent le territoire d’une rue à la genèse de sa formation. Le maire ne possédant aucun moyen légal pour expulser toutes les prostituées, ces manifestations se soldent finalement par l’essoufflement de l’action de ces dernières et la dissolution de l’affaire pour quelque temps. Mais cette résistance marque la rue d’une empreinte historique : celle du pouvoir d’agir d’un groupe pourtant marginalisé, négociant au prisme de l’espace urbain une place sociale, au-delà d’une échelle locale.

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1 1 Mathieu Lilian, « L’espace de la prostitution. Éléments empiriques et perspectives en sociologie de la déviance », Sociétés contemporaines, n° 38, 2000.

2 2 Le Quotidien de Paris, 28 mars 1985 ; AFP, 22 mars 1985.


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