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En Chine, l’urbanisation galopante exproprie de nombreux villageois. Mais ceux de Guanzhou résistent. Après sept ans sur le terrain, le réalisateur et sociologue Boris Svartzman signe un documentaire sur leur lutte.
Décembre 2008. Les deux mille habitants du village de Guanzhou, sur une île de la rivière des Perles, aux abords de Canton (Chine), sont brutalement expropriés de leurs terres par les autorités chinoises. En dépit de la destruction de leurs maisons et de leurs espaces de vie collective, malgré la menace étatique et les (ré)pressions policières, quelques irréductibles habitants retournent vivre dans leur village en ruines.
Parmi les broussailles et les décombres émergent les coins de terre réinvestis pour y cultiver des fruits et des légumes. Une habitante se risque à capturer quelques images du village dévasté, peu de temps après l’expropriation. « Résister, je n’ai pas le choix. » De fait, la seule présence de villageois à Guanzhou apparaît comme un premier signe de résistance.
La récurrence des coupures d’eau et d’électricité ne semble pas affecter les rituels des repas partagés en famille. Si la surveillance des autorités locales pèse comme une chape de plomb sur le village, les fêtes annuelles sont préservées et célébrées. Le bruit assourdissant des pelleteuses voisines n’efface pas le chant des oiseaux récemment nichés dans l’intimité des maisons épargnées. Bien que sinistré, Guanzhou est un lieu habité.
Les habitants témoignent d’une organisation collective pour défendre leurs places : leurs lettres de doléances adressées à Pékin s’accumulent et leur refus de signer un accord de relogement persiste. Plus encore, certains et certaines font part de leurs actes de micro-résistance. Une habitante au sourire amusé raconte comment elle a fait fuir des représentants des autorités locales en déversant sur eux son pot de chambre : « Ils ont des armes, pas nous, on se défend comme on peut ! »
À Guanzhou, la résistance est infrapolitique et s’opère en coulisse.
Sous une tension palpable, une rhétorique de la résistance1 se fonde sur des pratiques informelles, des actions non organisées et dans le récit même de leur ténacité. À Guanzhou, la résistance est infrapolitique et s’opère en coulisse. Malgré le rouleau compresseur du régime chinois et son emprise sur les discours publics, les citoyens s’efforcent de le contourner pour imaginer un ordre social différent. Guanzhou est loin d’être un cas isolé : cinq millions de paysans sont expropriés chaque année en Chine.
Pour autant, l’inévitable n’est pas perçu comme légitime. Les habitants n’hésitent pas à dénoncer les oppressions et contradictions du régime chinois, face, notamment, à la caméra du réalisateur Boris Swartzman. Des discours rares dans l’Empire du Milieu, où domine d’ordinaire une parole citoyenne réprimée par la peur. Ce réalisateur et sociologue a, pendant sept ans, reccueilli leur parole et filmé leur résistance quotidienne et la réappropriation de leurs terres ancestrales face aux chantiers qui, inéluctablement, les assiègent. À ce titre, le documentaire Guanzhou, une nouvelle ère, constitue un nouvel espace de résistance qui dépasse l’intimité des maisonnées.
Tangible, le lien affectif des habitants au village se fonde sur les liens de filiations ancestraux qui marquent sa mémoire : selon la légende, ils seraient la vingt-troisième génération issue de leur ancêtre fondateur du premier clan de Guanzhou. Appréhendant le village comme un héritage, les habitants mettent en lumière la dimension sociale de l’espace physique. L’un d’eux dénonce la stratégie du parti, qui reposerait sur la « suppression des lignages familiaux » pour récupérer les terres et sur une volonté « d’effacer le passé » pour mieux se le réapproprier. Autrement dit, la dispersion de ceux qui font le lieu s’imposerait comme la condition sine qua non de sa rénovation.
L’urbanisation risque de rompre les sociabilités locales qui forgent la mémoire du lieu.
C’est alors avec force que le documentaire Guanzhou, une nouvelle ère résonne avec les travaux de Maurice Halbwachs2. L’espace y est considéré comme un support de mémoire, rappelant la continuité historique qui se crée entre un groupe et un lieu, approprié, construit, vécu par ceux qui l’habitent. C’est seulement quand un événement extérieur affecte l’espace – comme une démolition ou une rénovation – qu’une transformation du groupe social peut être engagée. L’urbanisation et la perspective de relogement risquent ainsi de rompre les sociabilités et valeurs locales qui forgent la mémoire du lieu, dès lors que pèse la menace de sa disparition.
Face à la déstructuration du tissu matériel du village par la construction d’une prétendue « île écologique internationale » – finalement remplacée par un vaste projet urbanistique de luxe – le combat des villageois est aussi celui de la préservation des liens sociaux localement tissés. Le documentaire met ainsi en lumière l’empreinte d’une mémoire vivante qui, loin d’être « en ruines », subsiste aux tentatives d’effacement du lieu, par la force de l’attachement social qui anime ses habitants.