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Dossier : Ce qui nous lie
Dossier : Ce qui nous lie

Plongée dans une église jésuite californienne

© Archives de l’église Dolores Mission
© Archives de l’église Dolores Mission

À Los Angeles, face à la défaillance de l’État dans les quartiers populaires, l’église Dolores Mission s’est constituée en un espace de solidarité locale. Et les fidèles ont développé un véritable engagement politique. Retour d’une immersion.


L’église Dolores Mission se situe dans le quartier de Boyle Heights, centre historique de la communauté mexicaine dans l’Est de Los Angeles. Longtemps considéré comme un des quartiers les plus déshérités de l’Ouest des États-Unis, les gangs s’y sont violemment affrontés dans les années 1980-1990. Église catholique de tradition jésuite, historiquement nourrie par la théologie de la libération (voir encadré ci-dessous), l’église suit le modèle des « communautés de base », ces espaces de discussion et d’appropriation du message biblique. On y repère une forte participation des classes populaires, y compris aux actions les plus politiques. Quels sont les ressorts d’un tel engagement ? C’est pour répondre à cette question que je me suis immergé, pendant plusieurs années, au sein de cette église.

C’est d’abord parce qu’ils vont à la messe et assistent aux discussions théologiques des communautés de base que les fidèles peuvent s’investir dans un travail politique plus durable. L’engagement pour la justice sociale apparaît dès lors dans la continuité de l’engagement religieux. On est frappé de voir à quel point justice divine et justice sociale ne font qu’un, les militants inscrivant leur action dans les pas de Jésus. La politisation de la sociabilité religieuse constitue dès lors le socle à partir duquel un travail de recrutement et de mobilisation va être effectué. Les fidèles sont façonnés en des militants actifs de la promotion de la justice sociale.

L’église des gangbangers

Dolores Mission est reprise par des religieux jésuites à la fin des années 1970, mais c’est surtout avec l’arrivée en 1986 du prêtre Greg Boyle, formé à la théologie de la libération, que l’église devient un acteur communautaire important. Boyle passe les premiers mois de son ministère à arpenter le quartier à la rencontre de ses habitants. La violence des gangs, qui traumatise la population, constitue le principal problème à Boyle Heights. Au lieu de s’en faire des ennemis, Boyle fonde en 1988, au 3e étage de l’école primaire associée à l’église, un centre de formation pour les gangbangers, leur permettant d’accéder à un diplôme du secondaire. L’église va progressivement offrir une alternative à la voix répressive adoptée par la mairie – notamment l’opération « Hammer » qui a recours à des méthodes militaires, à l’usage de tanks en particulier, pour lutter contre les gangs. Dolores Mission va s’attaquer aux racines de leur prolifération : la consommation de crack, l’absence des pères et surtout la disparition du travail. Elle élargit rapidement son champ d’action : en 1990, Boyle propose d’accueillir dans l’église des sans-abri et des sans-papiers. Il crée un foyer qui existe encore aujourd’hui. Une coopérative, qui sert de crèche et de centre de santé communautaires, est également ouverte, gérée par des habitantes du quartier. Ces différents services sont regroupés dans une organisation communautaire – Proyecto Pastoral – qui structure l’engagement des fidèles de l’église. Quand Boyle quitte Dolores Mission, fin 1992, celle-ci est devenue un acteur communautaire important à Los Angeles.

La communauté de base est un espace de délibération ordinaire, permettant la circulation de l’information et la déconstruction des conflits. C’est également une arène de mobilisation.

Des espaces de délibération ordinaire

Désormais dirigée par le père Scott, Dolores Mission est une paroisse extrêmement animée : au moins deux messes ont lieu chaque jour, et cinq le dimanche. Elle grouille d’activités liées à l’école, à la crèche, au foyer pour sans-abri et aux multiples réunions des différents groupes. L’église compte aussi une chorale, des groupes de prière et de méditation, des séances de catéchisme pour les enfants et surtout plusieurs « communautés de base ». Spécificités de certaines églises jésuites, les communautés de base sont des groupes de fidèles qui se réunissent une fois par semaine pour prier et commenter les paroles de l’Évangile. Comme le dit le père Scott, il s’agit de réfléchir à ce que « Jésus voudrait que nous fassions dans telle ou telle situation ».

La réunion commence par la lecture d’un passage de l’Évangile, qui distingue les conflits positifs, « quand on se bat pour ses valeurs », de ceux « qui divisent les familles ou la communauté ». Censés commenter, les participants vont immédiatement politiser la discussion, déplorant la conflictualisation du débat sur l’immigration au Congrès et le manque de mobilisation de la communauté autour de la campagne en faveur de la régularisation des sans-papiers (pour laquelle Dolores Mission est très investie depuis plusieurs mois), ce qui va susciter des discussions parmi les participants. La communauté est traversée par des tensions, générationnelles et de classe. Tout l’enjeu des rituels communautaires est alors de créer du lien, tant par la discussion que par l’émotion partagée. La communauté de base apparaît ainsi comme un espace de délibération ordinaire, permettant la circulation de l’information et la déconstruction des conflits. C’est également une arène de mobilisation, puisqu’on pousse les fidèles à participer à des manifestations et campagnes de porte-à-porte. Ce travail de politisation est inscrit dans l’ordinaire de la communauté, dans ce réseau de relations relativement informelles. Ainsi, lors d’une des réunions observées, une salariée de LA Voice – l’organisation à laquelle Dolores Mission appartient1 – nous rejoint en fin de soirée pour mettre sous pli des témoignages de migrants qu’on veut envoyer à des députés. Deux femmes, qui d’habitude ne participent pas aux actions de LA Voice, donnent pour l’occasion un coup de main2.

La comparaison avec d’autres églises membres de LA Voice indique que la forte capacité de mobilisation de Dolores Mission tient à la densité des relations entre ses membres, la vie de la congrégation y étant plus dynamique qu’ailleurs. La communauté apparaît ici comme une ressource relationnelle. Loin de conduire à un repli sur la sphère privée, l’engagement au sein de la communauté religieuse produit un effet surgénérateur, l’engagement politique découlant de l’investissement religieux.

Les paroissiens ont organisé une marche de l’église jusqu’à la cathédrale de Los Angeles pour les droits des migrants, 2018. © Église Dolores Mission

Le prêtre : leader de la mobilisation

L’église constitue alors une base arrière essentielle à la mobilisation. Au cours des campagnes de LA Voice, les leaders de Dolores Mission relayent le message de l’organisation à la messe, en prenant la parole au terme des cérémonies ou en faisant circuler des pétitions à la sortie, profitant du public captif pour le mobiliser. Le prêtre joue un rôle décisif. Son discours lors d’une messe d’août 2013 est éclairant. Non seulement le travail de mobilisation représente une portion importante de la messe (un tiers du temps), mais le propos est explicitement politique. Une centaine de personnes est présente en ce dimanche matin pour la deuxième messe de la journée. Sur les bancs, on trouve des tracts, signés LA Voice et Dolores Mission, dans le cadre d’une campagne de régularisation des sans-papiers. Après quelques chants et la lecture de l’Évangile, le père Scott invite les fidèles à coucher sur le papier leur histoire migratoire et la souffrance qui l’a accompagnée, LA Voice recensant ces témoignages pour les transmettre aux députés hésitants. Le père Scott présente ensuite les quatre actions auxquelles les fidèles peuvent participer dans le cadre de la campagne : écrire une carte postale à John Boehner (chef des députés républicains au Congrès), écrire une lettre de témoignage, faire du porte-à-porte à Bakersfield pour mobiliser les habitants afin qu’ils fassent pression sur leur député, participer à la marche du 2 septembre à Bakersfield.

On ne peut qu’être frappé par le rôle très politique du prêtre et la faible place dévolue au message proprement religieux dans un espace qui lui est pourtant dédié.

Ne voulant pas abuser de son influence, le père Scott demande à chacun de prendre trois minutes pour réfléchir : « Je ne veux pas m’engager pour le père Scott, pour lui faire plaisir. Non. Je ne veux pas m’engager non plus pour me sentir moins coupable. Non. Je veux m’engager parce que le Seigneur m’y invite. […] Est-ce un sacrifice ? Oui, c’est un sacrifice. Un jour férié comme la fête du travail, s’engager à aller jusqu’à Bakersfield, oui, c’est un sacrifice. Mais c’est un acte d’amour pour nos frères et nos sœurs qui souffrent. »

Au terme de la messe, le père Scott demande à deux hommes de bloquer les portes arrière de l’église, pour obliger les fidèles à sortir par la place de l’église, où ont été disposées quatre tables. Il s’agit de recueillir les engagements pour chacune des quatre actions. Si les inscriptions ne sont pas massives, on ne peut qu’être frappé par le rôle très politique du prêtre, et la faible place dévolue au message proprement religieux dans un espace qui lui est pourtant dédié.

En savoir +

Théologie de la libération : de quoi parle-t-on ?
« La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu », dira Gustavo Gutiérrez, prêtre péruvien. Née dans les années 1970 pendant les dictatures latino-américaines, cette théologie a au cœur la situation des pauvres et des exclus, non pas pour les aider dans une démarche paternaliste, mais pour leur permettre de devenir sujets de leur propre destinée.
Les communautés ecclésiales de base, petits groupes populaires, permettent une appropriation de l’Évangile et une lutte contre la pauvreté. Ces communautés ecclésiales se sont multipliées dans différents pays d’Amérique latine. Dirigées par des laïcs, hommes et femmes, ces communautés permettent, aujourd’hui encore, de faire vivre l’Église dans les régions les plus reculées ou en milieu urbain.

Une affaire de charisme ?

L’engagement, réel et durable, s’accompagne néanmoins de rapports de pouvoir (à la fois traditionnel et charismatique) au sein de la communauté religieuse, qui interrogent les prétentions démocratiques du community organizing. Le travail de mobilisation des leaders n’aurait probablement pas le même succès sans l’investissement du premier d’entre eux. Ainsi, lorsque le père Scott quitte Dolores Mission, début 2015, la capacité de mobilisation de l’église chute : son remplaçant, qui parle un espagnol hésitant et paraît moins affable, peine à être accepté par les fidèles. L’engagement du père Scott dans cette campagne est également rendu possible par l’investissement social important du cardinal de Los Angeles à l’époque, Roger Mahony, en faveur de la cause des sans-papiers. Cette prise de position est conforme à la doctrine promue par la plus haute instance de l’Église catholique américaine : la Conférence des évêques. Prenant position pour la régularisation des sans-papiers, elle a publié en 2003 une déclaration intitulée « Strangers No Longer : Together on a Journey of Hope », qui a fait grand bruit.

Loin de conduire à un repli sur la sphère privée, on observe un effet surgénérateur, l’intensité de l’engagement politique étant fonction de l’investissement au sein de l’institution religieuse.

L’Église s’est progressivement constituée comme un espace de solidarité locale face à l’anomie qui domine les quartiers populaires américains, marqués par le retrait de l’État, un chômage de masse, et une criminalité importante – bien qu’en reflux. Elle constitue de ce fait un refuge pour les habitants, tant contre la violence interpersonnelle du quartier que contre la violence d’État. La communauté religieuse, vue ici comme une institution, au sens de Durkheim, produit également du leadership et de l’engagement politique. Loin de conduire à un repli sur la sphère privée, on observe un effet surgénérateur, l’intensité de l’engagement politique étant fonction de l’investissement au sein de l’institution religieuse.

Alors que les partis politiques et les mouvements sociaux peinent, aux États-Unis comme en France, à toucher les catégories populaires, les lieux de culte se remplissent. Dans ces conditions, les mouvements sociaux peuvent-ils faire l’économie des institutions religieuses dans leur lutte pour la justice sociale ? Les États-Unis offrent ici, du fait de leur histoire spécifique où l’imbrication du religieux et du politique a toujours été plus forte qu’en France, une réponse claire à cette question. Alors qu’on assiste à un certain retour du religieux parmi les catégories populaires françaises3, la faiblesse de l’investissement politique de ces institutions contribue à redoubler l’exclusion politique et la démobilisation d’une partie d’entre elles.

Aller + loin

De la paroisse à la politique : le regard des sciences sociales
Les sciences sociales ont, de longue date, souligné le rôle des dynamiques d’éducation populaire initiées par des chrétiens de gauche et la façon dont des dispositions acquises lors de la socialisation religieuse sont parfois reconverties dans le champ politique. L’invention récente en France d’une « nouvelle laïcité4 », qui rejette toute incursion du religieux dans l’espace public, a contribué à invisibiliser cette histoire. Déplacer le regard de l’autre côté de l’Atlantique peut permettre de mieux cerner ce que fait (ou peut faire) la communauté religieuse pour faciliter ou contraindre l’engagement public des groupes subalternes. L’histoire étasunienne est en effet marquée par une imbrication beaucoup plus forte qu’en France du politique et du religieux ainsi que par un encastrement des mouvements sociaux – et tout particulièrement de ceux des minorités ethno-raciales – dans l’espace religieux, qu’il s’agisse du mouvement des droits civiques ou des sans-papiers latinos. Sans la prendre pour modèle, elle peut constituer un contrepoint éclairant à ce que nous vivons en France.

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1 LA Voice est une faith-based community organization qui rassemble, dans un esprit interconfessionnel, une trentaine de congrégations religieuses – catholiques, juives, protestantes et musulmanes –, afin de mener des campagnes relatives au logement, à l’éducation ou à la régularisation des sans-papiers.

2 Notes de terrain, Los Angeles, 2013.

3 Patrick Simon, Vincent Tiberj, « Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants », Trajectoires et origines, Ined, 2016. Ces données permettent de relativiser la croyance dans une éventuelle spécificité des musulmans à cet égard.

4 Stéphanie Henette Vauchez et Vincent Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ, 2014.


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