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Déployé en Inde à partir des années 1960, le Mid-Day Meal est un puissant vecteur d’intégration scolaire des enfants, contre les normes alimentaires qu’impose traditionnellement la société patriarcale et de castes.
Institué en Inde, le Mid-DayMeal Scheme (MDM) est actuellement le plus grand dispositif mondial de cantine scolaire gratuite. Il s’adresse aux enfants âgés de 6 à 14 ans, de toutes les écoles primaires publiques ou aidées par le gouvernement, de la classe 1 à la classe 8 (soit du CP à la 4e dans le système scolaire français). Or les moins de 15 ans représentent un tiers de la population totale et cette tranche d’âge est touchée par la faim dans des proportions préoccupantes.
Plus du tiers des enfants sous-nourris dans le monde vivent en Inde. Leur taux d'insuffisance pondérale y équivaut presque au double de celui constaté en Afrique subsaharienne. La situation est encore plus accentuée dans certaines régions comme l’État du Bihar, situé au nord-est du pays du pays, où la sous-nutrition en 2015-2016 a freiné de 48 % la croissance des enfants de moins de 5 ans, contre 38 % en moyenne sur le reste du territoire.
La donne n’a, depuis, guère progressé. En 2019-2020, 69,4 % des enfants d’âge préscolaire - de 6 mois à 5 ans - y étaient diagnostiqués anémiques1, contre 63,5 % quatre ans plus tôt2. Cette sous-alimentation est un facteur récurrent de mortalité infantile bien que rarement reconnu comme tel.
Le MDM, au-delà d’une recherche de remédiation à la sous-nutrition, a également pour but d’inciter les parents à inscrire leurs enfants à l’école et à la leur faire fréquenter régulièrement. En important la sphère de l’alimentation dans l’espace scolaire, le MDM est devenu un levier essentiel de la politique éducative et plus largement, à travers celle-ci, de transformation morale des individus et de la société.
L’histoire du MDM remonte aux premières tentatives de mise en place d’une cantine scolaire au Tamil Nadu, tout au sud du pays, en 1925. C’est dans ce même État que le programme a officiellement démarré dans les années 1960, suivi de ceux du Gujarat (ouest) et du Kerala (sud) deux décennies plus tard. Le dispositif s’est progressivement élargi jusqu’à devenir un programme phare à portée nationale, inauguré par le gouvernement fédéral en 1995 sous le nom de Nutrition Support to Primary Education Scheme ou Mid-Day Meal programme.
Avant, les politiques d’alimentation cherchaient à atteindre les enfants par le biais de la famille.
D’abord réservé aux élèves des classes 1 à 5 (CP au CM2), le MDM a été étendu à toutes la population des écoles publiques ou aidées à la faveur d’une décision de la Cour suprême en novembre 2001. Selon les données gouvernementales pour l’année scolaire 2018-2019, plus de 91 millions d’enfants répartis de 1,1 millions d’écoles en ont bénéficié, à raison d’un cofinancement de 60 % du gouvernement central et de 40 % de l’État fédéré concerné.
Combiné à un autre programme à échelle nationale mis en place en 2001 (Sarva Shiksha Abhiyan) visant un accès universel et gratuit à l’éducation primaire, le MDM marque à la fois un aboutissement du long processus d’’intégration scolaire de la société indienne et un tournant dans l’approche de l’État au gouvernement de l’enfance.
Auparavant, les politiques d’alimentation et de lutte contre la sous-nutrition cherchaient à atteindre les enfants par le biais de leur unité familiale. L’assistance alimentaire qui leur était délivrée consistait en une distribution de denrées brutes aux familles, auxquelles était confié le soin de les prodiguer effectivement sous forme de repas.
Une méfiance s’est progressivement manifestée envers les familles, suspectées de pratiquer une répartition inéquitable, à la fois dans le temps et entre les membres de la famille, en défaveur des enfants et notamment des filles. L’État a alors renoncé à s’appuyer à la famille comme relais d’assistance alimentaire et de lutte contre la sous-nutrition enfantine. Sous couvert d’affirmation du rôle de l’école, un virage encore plus profond s’est opéré.
En Inde en particulier, l’alimentation est un élément social important dans lequel les ordres symboliques et moraux, se reflètent et s’enracinent. Le patriarcat, le système des castes et l’ordre économique modèlent les pratiques alimentaires et de répartition de la nourriture dans la société et se trouvent en retour confortés dans leur emprise sur cette dernière. À travers le MDM, l’État en est venu à faire autorité au cœur d’un champ sensible touchant à un nombre considérable d’enjeux sociaux et normatifs de la société indienne.
Traditionnellement, dans la vie familiale quotidienne, le déroulé du repas suit un ordre minutieux. Les différents membres de la famille ne le partagent pas ensemble mais sont appelés et servis à tour de rôle par la « femme de la maison » chargée de le préparer. À chaque tour, une fois le plat servi, cette femme se tient relativement à l’écart des convives mais se tient prête à les resservir.
La tendance générale pour ordonner ce cortège est de suivre le double ordre du genre et de l’âge : le tour des femmes vient après celui des hommes et celui des cadets après celui des aînés. La femme de la maison, elle, est toujours la dernière nourrie.
Contre ce modèle, le repas du MDM est d’abord collectif. Les enfants sont assis par terre côte à côte, soit dans les corridors extérieurs, soit sur la pelouse devant l’établissement scolaire, les rangs des filles étant séparés de ceux des garçons.
Par ailleurs, les garçons des plus grandes classes, assurent le service. Les uns distribuent dans de grandes assiettes en inox disposées devant chaque enfant le chaaval (riz), d’autres les suivent et versent par-dessus à la louche le dal (préparation liquide à base de légumineuses). Enfin, une dernière escouade octroie à chacun sa part de sabzi (légumes frais de saison préparés dans de l’huile de moutarde). Une distribution de fruits peut clore le festin.
Le programme rompt avec l’idée que les hommes auraient davantage besoin de manger que les femmes.
Si la composition des repas diffère peu de la nourriture servi à la maison, les portions sont, en revanche, égales, sans distinction d’âge ni de genre. Une telle mesure d’affirmation de l’équité entre les sexes va clairement à l’encontre des coutumes. Elle rompt notamment avec une conviction répandue selon laquelle les hommes auraient davantage besoin de manger que les femmes, servies les dernières et souvent acculées à consommer de maigres restes.
Les données statistiques confirment cette disparité : en 2019-2020 au Bihar, en moyenne 63,5 % des femmes de la tranche d’âge comprise entre 15 à 49 ans étaient anémiques, contre un taux plus de deux fois inférieur chez les hommes (29,5 %).
Le MDM peut donc se prévaloir d’endiguer significativement des pratiques alimentaires familiales inégalitaires genrées, de remédier à la sous-nutrition chronique des filles, et donc des futures mères. Il serait d’ailleurs à l’origine, depuis une dizaine d’années, d’une part importante des hausses d’inscription scolaire des filles, notamment issues des familles pauvres3.
Ces dernières en effet, souvent chargées de diverses tâches ménagères pendant les heures de travail des parents, dont la garde des petits frères et sœurs, sont plus volontiers retenues loin des murs de l’école. Par un effet inattendu, le MDM conforte même l’intérêt des familles à les envoyer préférentiellement à l’école, car elles y bénéficient alors, en plus du leur, d’autant d’autres repas que le nombre de leurs frères et sœurs qui les accompagnent.
Le MDM promeut donc subrepticement des changements de pratiques au niveau Il tend également à compenser des injustices d’ordre économique. La sous-nutrition ne frappe, en effet, que les enfants pauvres. Pour beaucoup d’entre ceux qui fréquentent les écoles primaires publiques, le déjeuner scolaire représente le seul repas complet de la journée.
Pour leurs familles, il constitue une forme de revenu indirect significatif par l’allègement du budget alimentaire. Plusieurs études témoignent à leur tour de l'augmentation substantielle des inscriptions parmi les enfants issus des groupes sociaux des plus défavorisées, dont les Dalits, autrefois connus sous l’appellation d’« intouchables ».
Dans la société indienne, l’alimentation structure également la praxis du système des castes. Le végétarisme des plus hautes d’entre elles et la non-commensalité entre castes dites inférieures et supérieures en sont les caractéristiques les plus saillantes et les plus socialement sensibles.
L’arrangement pratique du MDM déroge en au moins trois points essentiels de cette praxis. Le premier est l'acte de faire manger les enfants ensemble sans considération de castes. Le partage du repas fait naître cette proximité corporelle entre commensaux que les pratiques traditionnelles, cherchent précisément à empêcher.
Le deuxième est l’instauration légale d’une priorité à l’embauche comme cuisinière scolaire aux femmes de très basses castes. Cette option contrevient délibérément à une autre règle alimentaire fondamentale qui proscrit à quiconque de consommer des alimentés préparés par une personne de plus basse caste que soi, a fortiori celle des Dalits.
La transgression de certains interdits alimentaires attachés au régime végétarien absolu constitue le troisième identifiant du MDM. Les œufs durs, considérés comme aliments non végétariens, ont ainsi été introduits dans le menu hebdomadaire des cantines scolaires publiques, suscitant une controverse d’ampleur nationale entre tenants de la stricte doctrine religieuse et défenseurs de l’apport protéinique de l’aliment.
Malgré ses succès, le MDM est loin d’avoir résolu les inégalités sociales liées à la faim en Inde.
Ces derniers l’ont emporté sous condition qu’une pomme soit systématiquement proposée comme option végétarienne de remplacement. Or la popularité des œufs parmi les enfants est immense, au point que le « jour des œufs » provoque chaque semaine un net pic de fréquentation scolaire !
Malgré ses succès et ses apports réels, le MDM est loin d’avoir résolu les inégalités sociales liées à la faim et à la sous-nutrition en Inde. Il s’inscrit, à bien des égards, dans la continuité de ces inégalités et les prolonge (non-mixité pendant les repas, place déterminante des garçons âgés dans le rituel de service, etc.), sans même parler des nombreux dysfonctionnements entachant sa mise en œuvre (cas de pratiques sévères de l’intouchabilité, gestion effective douteuse du portefeuille monétaire alloué au MDM dans certaines écoles, qualités des repas, etc.).
Il démontre néanmoins que, bien plus qu’un simple impératif physiologique, l’alimentation est un fait social total touchant à l’ensemble des dimensions – psychologique, familiale, sociale, économique, politique, morale, symbolique, religieuse – de la vie humaine en société.
1 Soit moins de 11 g d’hémoglobine/dl de sang.
2 Les données de cet article proviennent d'enquêtes menées à l'échelle du pays, les National Family Health Surveys.
3 Afridi Farzana, « The Impact of School Meals on School Participation: Evidence from Rural India », The Journal of Development Studies, Vol. 47, No. 11, 2011.