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La démocratie participative est souvent en butte aux critiques : elle serait captée par des groupes de citoyens actifs, peu représentatifs de la diversité des populations, moins légitimes que les élus, défendant une conception particulière de l’intérêt général… Censées permettre des projets plus partagés par les habitants, les concertations seraient ainsi un vecteur de cristallisation des oppositions plus qu’une façon de résoudre les conflits locaux. Ces remarques ne sont pas sans fondement. Pour autant, elles renvoient à des défauts liés aux normes et aux pratiques associées aux concertations et elles sont finalement les conséquences de renoncements de la part de ceux qui conçoivent ou conduisent les démarches. À condition d’être un peu ambitieux et confiant dans ce que l’on peut attendre de nos concitoyens, avec un peu de méthode et beaucoup de travail, il est possible de construire des projets les associant pleinement, même dans des situations compliquées. Retour sur une expérience qui en témoigne.
Le quartier d’Aplemont est situé à l’entrée du Havre, sur le plateau dominant la vallée de la Seine. Il est entouré de quartiers résidentiels et de quelques cités. Malgré l’arrivée du tramway en 2012, ces quartiers n’ont pas bénéficié du même dynamisme que le centre-ville. Organisé autour d’une cité jardin, « la Cité des fleurs » – construite après-guerre et composée alors de logements sociaux –, Aplemont vit comme un village. Une partie du parc a été vendue en accession à la propriété, voici de nombreuses années, conduisant à l’installation d’habitants attachés à leur pavillon. L’autre partie est restée propriété du bailleur Logeo Seine Estuaire. Elle accueille pour l’essentiel des locataires de longue date, dont beaucoup ont personnalisé leur logement, procédant à des travaux et des investissements importants. Le bâti, en effet, a beaucoup vieilli. Aussi bien, à partir de 2008, le bailleur se préparait à engager d’importantes rénovations. Mais le coût de ces travaux imposait de trouver des revenus complémentaires et, pour cela, de construire de nouveaux logements. À l’échelle du quartier, cela supposait une densification des îlots et la démolition de certains pavillons. Auparavant, il fallait prévoir le relogement des personnes dont les pavillons seraient démolis ou refaits à neuf, donc accepter de ne pas relouer les maisons jusqu’aux travaux. Le quartier a progressivement vu se multiplier les maisons vides, entraînant une baisse de la population, une hausse des incivilités (squats, effractions…) et la détérioration de la vie du quartier.
C’est dans ce contexte que, en 2012, un projet est présenté par la mairie et le bailleur social aux habitants, dans le cadre d’une opération de concertation. Celle-ci est interrompue dès le lendemain de la première réunion : organisée sur un schéma « classique » (inspiré des modèles de concertation promus par la Commission nationale du débat public), elle était guidée par la nécessité d’informer plus que de discuter. Un site internet et un comité de défense avaient été mis en place immédiatement, en particulier à cause du sentiment que ce projet allait tuer le quartier. Le maire d’alors du Havre, Édouard Philippe, intervient quelques semaines plus tard auprès du bailleur et ils tombent d’accord pour une interruption du projet. Il promet, s’il est réélu, de lancer une grande concertation auprès des habitants du quartier. Au sein de Logeo, le dossier est repris en main par la direction du groupe, Dominique Giry, s’impliquant personnellement dans le suivi du quartier.
À l’automne 2014, l’agence Grand Public est mandatée pour imaginer une nouvelle démarche, avec une double exigence : gérer la sortie du conflit cristallisé localement et accompagner la co-construction d’un projet respectant à la fois les attendus économiques du bailleur, les exigences de la ville et les attentes des habitants. L’esprit et le déroulé sont présentés en décembre 2014 aux habitants, en présence du maire et du bailleur. Lors de cette première rencontre, plusieurs prises de parole traduisent les tensions accumulées depuis 2012. Toute une partie de la population est, par principe, hostile à tout projet sur le quartier.
Les principes du nouveau processus sont clairs :
- il s’agit de changer d’échelle pour saisir les enjeux urbains relatifs aux îlots de la cité jardin, le but étant de réinscrire celle-ci au cœur du quartier plutôt que d’en faire un sujet spécifique. L’équilibre de toute cette partie de la ville est engagé ici ;
- il n’y a pas de projet préconçu, même s’il existe des contraintes économiques et urbaines évidentes. Les habitants seront associés à toutes les phases de la construction du projet, depuis le début. Il importe de retrouver la confiance pour rétablir le dialogue entre les différentes parties ;
- il est fondamental de permettre au maximum de personnes d’être activement engagées dans la démarche. Il est inimaginable de se satisfaire du constat : « Les gens ne viennent pas, la citoyenneté régresse. »
La responsabilité des organisateurs : s’assurer que l’ensemble des habitants participera effectivement, même les jeunes, les ouvriers, les chômeurs, les chefs d’entreprise ou les mères isolées.
Ce dernier point est loin d’être un détail : il renvoie à un clivage très puissant dans la littérature sur la participation. L’expérience quotidienne du travail mené partout dans le pays conduit à penser que la France, loin d’être dépolitisée, est un pays où la citoyenneté est très active, même si elle reste très méfiante vis-à-vis des institutions et des cadres politiques traditionnels. Dans ce contexte, le rôle d’une agence de concertation ne saurait se limiter à présenter des diaporamas et à distribuer la parole de manière minutée dans un déroulé qu’elle aurait conçu. Il y a un vrai rôle d’ingénierie démocratique à assumer : la responsabilité des organisateurs d’une démarche participative, c’est aussi de s’assurer que l’ensemble des habitants participera effectivement à la rencontre et de manière active. Même les publics les plus éloignés a priori (jeunes, ouvriers, chômeurs, chefs d’entreprise, mères isolées…) !
Au printemps 2015, tout un travail d’exploration collective est mené avec les prestataires, les élus, le bailleur, la mairie et les habitants afin de définir à quelles conditions un projet pourrait être utile à Aplemont. Des craintes sont alors exprimées : perte d’identité paysagère et sociale du quartier, volonté de voir revenir des jeunes et de pouvoir vieillir dans le quartier, refus d’une densification trop forte ou de logements collectifs trop hauts et trop nombreux qui dénatureraient l’esprit village et pavillonnaire... Si les habitants exprimaient ce à quoi ils étaient attachés, ils étaient aussi d’accord sur le fait que le quartier vivait mal. Dès lors, tous étaient prêts à entrer dans une dynamique positive pour imaginer comment lui redonner du souffle. Le cadre des échanges étant clair pour tout le monde, plus aucune tension n’est apparue.
Pour rétablir un climat de confiance et construire le projet avec les habitants, le travail commence par une première étape d’écoute et de diagnostic sur le quartier.
Pour rétablir un climat de confiance et construire le projet avec les habitants, le travail commence donc par une première étape d’écoute et de diagnostic sur le quartier. L’enjeu est de co-produire ce diagnostic avec les habitants. À Aplemont, un vaste panel (500 habitants) est ainsi sollicité, parmi lequel sera sélectionné un échantillon de 60 personnes longuement interviewées sur leur vision de leur quartier et son avenir, dans le cadre d’entretiens semi-directifs ouverts et filmés. Ces interviews, rassemblées dans un long document, serviront de base qualitative au travail de diagnostic mené par l’équipe d’urbanistes et les services de la ville. Une version plus courte est diffusée lors d’une première série de réunions publiques organisées dans le quartier. La préparation de ces rencontres a donné lieu à un échange de fond avec les services techniques : fallait-il thématiser les rencontres, au risque de perdre la partie de la population la moins férue d’urbanisme ? Le choix fut plutôt d’organiser toutes les rencontres sur le même sujet : l’avenir d’Aplemont. Le pari était que les enjeux thématiques sortiraient d’eux-mêmes, alors que, à l’inverse, la thématisation a priori des rencontres empêcherait l’émergence d’approches transversales ou d’autres sujets que les habitants pourraient porter. Surtout, cette approche ouverte laissait libre champ aux habitants pour hiérarchiser et organiser comme ils l’imaginaient le système de controverses structurant leur quartier. Dans les rencontres, les problèmes du quotidien n’étaient pas l’enjeu premier et les habitants l’acceptaient : 1000 personnes ont pris part à ces six réunions, prolongées par des ateliers permettant de recueillir les attentes et aspirations plus précises concernant les enjeux d’aménagement et de vie du quartier.
Une réunion concluant cette première étape est organisée en juin 2015 pour vérifier, auprès des habitants, que les équipes techniques ayant suivi toutes les rencontres avaient bien compris les enjeux partagés par les habitants… Le travail de fond pouvait alors commencer. Il est souvent dit que les concertations ralentissent les processus. En l’occurrence, l’attente des habitants et les points de rendez-vous fixés par le politique ont singulièrement hâté le projet.
Un second cycle de réunions est ainsi organisé à l’automne 2015 pour permettre l’aboutissement du schéma d’ensemble. L’équipe de Grand Public accompagne la préparation des échanges entre les équipes de la ville, l’urbaniste Daniel Kahane et les habitants. À l’issue de ces rencontres, trois scénarii alternatifs sont présentés et approfondis, débouchant sur un choix présenté lors d’un point d’étape avec le maire pour l’anniversaire de la réunion de lancement, en décembre. Il est alors affiné dans le cadre d’une série d’ateliers en janvier-février 2016. En mai 2016, le scénario final est présenté par la ville et le bailleur, devant une salle qui applaudit unanimement, se félicitant collectivement du travail réalisé !
Ainsi, la concertation aura permis d’apaiser des tensions dans le quartier et de restaurer des relations de confiance entre tous. Et le schéma final est significativement différent du projet rejeté deux ans plus tôt. D’abord, un quartier plus ouvert, plus aéré, plus vert… Ces éléments sont repris dans une charte encadrant les futures interventions des équipes d’architectes. Ensuite, légèrement moins de logements, mais plus en phase avec « l’esprit d’Aplemont » : plus proches des pavillons que des grandes barres. Les habitants ont tout de même exprimé leur souhait d’avoir, en plus des maisons individuelles, de petits logements collectifs accessibles aux personnes âgées et aux jeunes familles, afin que chacun puisse construire sur place son parcours résidentiel et se projeter à Aplemont aux différents âges de sa vie. Enfin, autre évolution significative, les habitants ont voulu que ces logements collectifs soient localisés au cœur du quartier, autour des places, plutôt que le long des grands axes ou du tramway. Très attachés à l’identité de village, ils préféraient que la signature particulière d’Aplemont soit perceptible depuis le tramway et la grande artère voisine. Y construire des immeubles aurait été le signe que Le Havre cherchait à grignoter leur quartier. La densification mesurée des places du quartier signalait au contraire le retour des habitants et de la vie à Aplemont.
Une nouvelle étape, plus opérationnelle, s’est alors ouverte : sur chaque tranche soumise à la démolition-reconstruction, les habitants ont été associés aux projets architecturaux. Le bailleur ayant sélectionné pour chaque présentation des équipes différentes sur la base d’intentions mais sans projet finalisé, les habitants ont été systématiquement associés à la définition des priorités et des enjeux tels qu’ils les percevaient : couleur, hauteur des maisons, matériaux de construction, orientations et ombres portées, garage et abris de jardin, ouverture et propriété des jardins de cœur d’îlots, accessibilité des venelles, etc.
In fine, cette démarche porte plusieurs enseignements. Si l’on fait l’effort d’aller patiemment à la rencontre des habitants, en leur proposant des réunions sur des enjeux stratégiques (plutôt qu’à des séances de questions-réponses techniques), en tenant ces rencontres à des horaires adaptés, avec la garantie qu’ils pourront évaluer les apports de leur parole, ils jouent le jeu d’une citoyenneté plus active. À Aplemont, plus de 1000 personnes sont venues au moins à une réunion, 400 ont participé au moins une fois par an à l’évolution du travail et plus de 100 personnes sont toujours engagées dans le processus d’ateliers, toutes les parties de la population du quartier étant représentées à chaque étape ! Cette diversité des publics a été un gage évident de l’esprit ouvert et chaleureux qui a accompagné ce travail. Les habitants retrouvaient à chaque fois l’ambiance et la diversité du « village Aplemont », ce qui appelait chacun à respecter les autres et à faire prévaloir l’intérêt général.
En intégrant les contraintes et aspirations des uns et des autres, un projet complètement neuf a vu le jour.
En intégrant les contraintes et aspirations des uns et des autres, un projet complètement neuf a vu le jour. Sans doute le bailleur a-t-il renoncé à certaines idées, peut-être les habitants ont-ils remisé certaines envies. Mais personne ne l’a explicitement vécu comme tel. Du côté du bailleur, il serait trompeur de comparer les deux projets, tant ils ont été formulés dans des conditions différentes. S’il y a un peu moins de logements au total, le calendrier de déploiement est plus sécurisé. Surtout, le second projet a l’immense vertu d’être économiquement réalisable. Et du côté des habitants, le sentiment d’avoir réussi à réorienter l’avenir du quartier est collectivement exprimé. Le projet a sans doute des imperfections, mais tous s’y retrouvent et ont la satisfaction d’avoir obtenu un succès alors qu’« au début, on pensait vraiment que ce serait le pot de terre contre le pot de fer ». Le processus continue aujourd’hui et, comme dans toute dynamique collective, rien ne garantit que le bon esprit actuel perdurera. Mais quand des donneurs d’ordre ont le courage de faire confiance aux citoyens, ils sont payés en retour : la démocratie peut réellement conduire à des projets de meilleure qualité et dans des délais accélérés.