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Face à l’ampleur de la croissance démographique mondiale et à son accélération au milieu du XXe siècle, les appels à une nécessaire maîtrise de la fécondité mondiale ont été nombreux. Dès 1954, les auteurs du pamphlet The Population Bomb1 ont voulu sensibiliser l’opinion publique au danger d’une explosion démographique pour l’avenir de la planète, d’autant plus qu’elle risquait à leurs yeux d’être favorable à l’expansion du communisme… Nombreux ont été par la suite ceux qui ont dénoncé le problème de la population mondiale, soit en raison d’un excès d’êtres humains sur Terre, soit du fait d’une augmentation trop rapide de leur nombre.
La communauté internationale s’est émue d’une croissance qui risquait de compromettre le développement économique. L’objectif d’une stabilisation du nombre d’individus sur terre a été clairement explicité lors de la Conférence mondiale sur la population au Caire en 1994. Mais ne s’agit-il pas là d’un vœu pieux ? De quels moyens disposent vraiment les Nations unies pour favoriser une « croissance zéro » de la population mondiale, alors que chaque pays contribuant à la croissance globale est souverain et qu’agir sur les tendances démographiques, même à une échelle nationale, est moins simple qu’il n’y paraît ?
Gouverner la population mondiale suppose son existence même. Dès la fin des années 1940, Alfred Sauvy parlait du « faux problème de la population mondiale » expliquant que, en l’absence d’un gouvernement mondial, il n’y avait guère que des populations française, japonaise, etc. La population mondiale est dans une large mesure une invention, comme le fait remarquer Hervé Le Bras, la totalisation des êtres humains à l’échelle planétaire reposant sur la fiction d’une égalité entre eux2. Pour qu’il puisse y avoir véritablement une population mondiale, il doit y avoir un minimum d’égalité entre individus mais peut-être aussi une répartition relativement égale des individus sur la planète. Or la population mondiale, c’est à hauteur de plus d’un tiers la Chine et l’Inde et de près de 60 % l’Asie. Quant aux inégalités socioéconomiques entre pays développés et pays moins développés, elles restent extrêmes : la durée de scolarisation est en Afrique de cinq années en moyenne, contre dix années en Europe et la prévalence contraceptive y est deux fois moindre, comme le taux d’urbanisation.
Pour autant, la population de la Terre ne serait-elle que « la somme obtenue en additionnant les populations de pays sans rapports entre eux » ? Le sociologue Maurice Halbwachs, qui se posait la question dans les années 1930, estimait au contraire que la population mondiale « correspond[ait] de plus en plus à une réalité », en particulier du fait de l’importance des déplacements, faisant réagir les populations les unes aux autres. Une situation accentuée par la mondialisation, même si la circulation des hommes est moindre que celle des marchandises.
À l’instar du réchauffement climatique, la population est à la fois mondiale et locale, est-on tenté de dire : un phénomène mondial, objet de négociations internationales, mais dont les effets locaux sont différenciés.
En 1974 se tint à Bucarest, sous l’égide des Nations unies, une conférence à laquelle participent 138 pays. Une des grandes questions était de savoir si la priorité devait aller à une politique de réduction des naissances partout où la fécondité restait élevée. Les pays anglo-saxons étaient convaincus que « l’explosion démographique » de ce qui était encore le tiers-monde compromettrait son développement économique. Mais les pays où la fécondité restait élevée n’acceptèrent pas cette vision et, au nom du groupe des 77, le représentant de l’Algérie lança une formule qui connut un véritable succès : « le développement est le meilleur contraceptif » (« Development is the best contraceptive »). La priorité devait donc aller à l’éducation, à la santé, à l’emploi, etc. Finalement le Plan d’action mondial adopté à Bucarest apparaît très mesuré sur cette question, affirmant que « la base d’une solution effective aux problèmes de population est avant tout une transformation économique » et qu’« une politique de population peut avoir un certain succès si elle est partie intégrée d’un développement socioéconomique ».
Le débat sur la priorité à accorder à une politique de population ou à une politique de développement n’est toujours pas tranché. La Chine entend largement gérer la dynamique de sa population par le biais d’une politique démographique. Mais pour le prix Nobel d’économie Amartya Sen, la priorité doit aller au développement, le problème de population étant en dernier ressort un problème de développement. Il faut dire que, dans un contexte démocratique, l’efficacité d’une politique de population peut être limitée quand elle est en décalage avec le niveau socioéconomique du pays : en Inde, les premiers programmes de planification des naissances datent du début des années 1950, mais la fécondité est encore de 2,5 enfants par femme, d’où une croissance démographique encore substantielle (accroissement actuel au rythme d’un doublement en moins de soixante ans).
Vingt ans plus tard, au Caire, dans le cadre de la Conférence internationale sur la population et le développement (septembre 1994), les questions de population ont été âprement débattues3. Plus de 180 pays étaient représentés, seuls quelques pays musulmans (Arabie saoudite, Irak…) avaient boycotté la conférence. Les participants reconnurent le droit au développement comme un droit fondamental de l’être humain, par conséquent universel et inaliénable. Concrètement, la communauté internationale se mettait d’accord sur un objectif d’amélioration de la qualité de vie de tous. Rien de plus.
Concrètement, la communauté internationale se mettait d’accord sur un objectif d’amélioration de la qualité de vie de tous. Rien de plus.
Au Caire, les délégations s’accordèrent sur la nécessité d’un développement durable à l’échelle de la planète comme sur une nécessaire égalité entre les sexes et un indispensable renforcement du pouvoir des femmes. C’est à l’initiative de la France que fut ajoutée au chapitre XI du Programme d’action une section reconnaissant l’importance des interactions entre éducation, population et développement durable. Ces points essentiels furent consensuels. Suffisamment globaux pour satisfaire tout le monde ? Nous pensons pour notre part que la conférence a largement contribué à la promotion du développement durable, au moins dans les esprits. Trois questions, en revanche, firent l’objet de vives controverses : l’avortement, les familles et les droits des individus, les droits et la santé en matière de procréation et de sexualité. Certains ont dit de la Conférence du Caire qu’elle était la « conférence de l’avortement », tant les échanges furent vifs à ce propos. En réalité, ce ne fut pas le cas : les questions de développement étaient présentes et l’existence d’un lien étroit entre population et développement fut largement reconnue. La définition même de ce qu’est une famille fut abondamment débattue, de même que les droits des individus au sein des familles. Reconnaître une « diversité des familles », n’était-ce pas nier leur existence même ? Ce terme de diversité ne cachait-il pas la reconnaissance des unions homosexuelles ? Était-il légitime de reconnaître des droits des individus au sein des familles, un droit à l’initiation sexuelle des jeunes, par exemple, même en cas de désapprobation des parents ou du « chef de famille » ?
Les pays affichèrent des sensibilités fort variables : pour les pays scandinaves, l’accent devait toujours être mis sur les droits de l’individu ; des pays musulmans considéraient la famille comme une unité inviolable, ce qui se passait en son sein n’étant pas du ressort de la société ; des pays catholiques craignaient avant tout la reconnaissance d’un droit à l’avortement à la faveur de mesures de limitation des naissances. Le Programme d’action finalement adopté reflète d’inévitables compromis, mais la conférence du Caire fut largement considérée comme un succès.
Discutée au Caire, la question du statut des femmes fut au cœur de la conférence de Pékin de 1995. L’amélioration du statut des femmes, couplée au renforcement de leur autonomie, est reconnue par tous comme une fin en soi. Jugée indispensable pour promouvoir un véritable changement social, elle serait aussi une « condition essentielle » des politiques visant une stabilisation de la population mondiale.
L’amélioration du statut des femmes, couplé au renforcement de leur autonomie, est reconnue par tous comme une fin en soi.
Tout le monde convient aussi que les femmes ont un droit fondamental à être les égales des hommes. Toutes les formes de discriminations à leur encontre doivent être éliminées. Mais, dans la réalité, de quoi s’agit-il ? Certes, hommes et femmes doivent avoir un même accès à l’instruction et à l’emploi, être rémunérés de la même façon à travail égal, disposer des mêmes droits politiques, etc. Mais il n’est pas toujours simple d’apprécier l’amélioration du statut des femmes quand ce dernier revêt aussi un caractère normatif. Ainsi, est-ce mieux, pour une femme, d’avoir un seul enfant que de mettre au monde une famille nombreuse ? Des grossesses précoces sont généralement associées à un statut inférieur, mais l’élévation continuelle de l’âge à la maternité ou même le refus absolu de la maternité traduisent-ils toujours une amélioration du statut des femmes ? De plus, inégalités de genre et inégalités entre sociétés s’entremêlent : les relations de genre peuvent être plutôt égalitaires mais le statut des femmes bas, parce que la pauvreté sévit, par exemple4.
Est-ce réaliste d’envisager une gouvernance démographique mondiale avec des désaccords aussi marqués ?
En tout état de cause, la communauté mondiale n’est pas en mesure aujourd’hui de s’accorder sur un modèle idéal, universel, des relations de genre. Et ce qui semblait à cet égard acquis, lors de la conférence du Caire, a pu être été partiellement remis en cause par la suite, en particulier en 2014 lors de la conférence « Le Caire + 20 ». Est-ce réaliste d’envisager une gouvernance démographique mondiale avec des désaccords aussi marqués sur des questions comme celle de l’égalité ou de l’équité entre hommes et femmes à propos des règles d’héritage ? Mais tout n’est pas objet de désaccords si bien que la communauté internationale peut se fixer des objectifs communs, comme elle le fit en 2000 et en 2015.
En 2000, l’Assemblée générale des Nations unies adopte huit Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Il s’agit d’établir des priorités à l’horizon 2015 : réduire de moitié l’extrême pauvreté et la faim, assurer l’éducation primaire pour tous, promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, abaisser la mortalité infantile, améliorer la santé maternelle…, combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies, préserver l’environnement et mettre en place un partenariat mondial pour le développement.
Le Sommet sur le développement durable, réuni à New York en 2015, adopte un nouveau programme, baptisé « Transformer notre monde : le programme de développement durable à l’horizon 2030 ». Les « OMD » sont remplacés par dix-sept Objectifs de développement durable (ODD), entrés en vigueur le 1er janvier 2016 pour une durée de 15 années. Ils ont trait à la pauvreté, à la faim, à la bonne santé et au bien-être, à l’éducation de qualité, à l’égalité entre les sexes, à l’eau propre et à l’assainissement, etc. Ces 17 objectifs s’accompagnent de 169 « cibles ». L’objectif n° 13 vise ainsi à « prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions » ; il contient des cibles qui s’imposent à tous les pays, parmi lesquelles le renforcement de « la résilience et [d]es capacités d’adaptation face aux aléas climatiques et aux catastrophes naturelles liées au climat ».
Aucun des 17 objectifs ne fait explicitement référence à la croissance de la population.
Ces objectifs ont pour principale ambition de sensibiliser les différents pays du monde aux questions de développement jugées essentielles et de les inciter à consacrer une large part de leur énergie à la réalisation de ces objectifs. Aucun des 17 objectifs ne fait explicitement référence à la croissance de la population, même s’il est admis que celle-ci rend les défis en matière de développement plus difficiles à relever. Le troisième objectif qui précise que les besoins en matière de planification familiale sont de mieux en mieux satisfaits mais que la demande augmente rapidement, est une référence indirecte à une souhaitable réduction de la fécondité. Le dernier objectif (le 17e) qui vise un partenariat à l’échelle mondiale concerne essentiellement l’aide au développement, la dette et l’accès à internet.
Si chaque année se tient à l’Onu, à New York, une session de la commission de la population et du développement pour débattre des sujets figurant au Programme d’action du Caire, les discussions les plus récentes font penser que la question de la population mondiale est devenue secondaire ou bien que la communauté internationale estime impossible de « contrôler » son accroissement et qu’elle en a pris son parti. Sans doute la conviction est-elle largement partagée que le développement lui-même favorise la transition démographique, qu’il s’agisse de son amorce ou de son achèvement. Le rapport de la 49e session (en 2016) précise certes qu’« un obstacle à la réalisation du Programme 2030 [les ODD] tient au fait que l’essentiel de la croissance démographique entre 2015 et 2030 sera concentrée dans les pays qui rencontrent les plus grandes difficultés pour éliminer la pauvreté et la faim et garantir la santé, l’éducation et l’égalité pour tous », mais cela est dit de manière presque incidente. Or on sait bien que la croissance démographique mondiale, c’est aujourd’hui exclusivement le fait des pays moins développés. Si les mariages précoces et la fécondité des adolescentes restent une source de préoccupation, c’est avant tout pour des raisons de santé et de bien-être des jeunes femmes. Lors de la 50e session (2017), les États débattent essentiellement des conséquences sur le développement de la transformation des structures par âge et du vieillissement démographique. Le défi de l’éducation et de l’emploi, pour les pays où la population jeune ne cesse de s’accroître, est clairement mentionné, tandis que la Chine se félicite du large accès de sa population à une contraception moderne. Mais la question du nombre n'est pas abordée de manière explicite. En revanche, l’accent est mis par certains, la France en particulier, sur les droits et la santé en matière de reproduction et de sexualité, ce qui ne relève pourtant pas du thème de la session.
La croissance de la population et la population elle-même sont aujourd’hui largement ignorées par les autres instances onusiennes.
La croissance de la population et la population elle-même sont aujourd’hui largement ignorées par les autres instances onusiennes. Ainsi, le rapport de 2015 du Programme des Nations unies pour l’environnement fait certes état de la « hausse démographique » comme source d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Il reconnait que « le contexte actuel de hausse démographique » soulève des difficultés comme celle d’assurer la sécurité alimentaire. Mais le terme « population » n’apparaît qu’à propos des « populations locales » et du « bien-être des populations ». Plus révélateur encore, dans le rapport de la Cop 21 ne figurent ni le mot « population » ni l’adjectif « démographique ». En dépit de la banderole figurant à l’occasion sur la façade du Quai d’Orsay où on pouvait lire « 7 milliards d’habitants. Une seule planète », la question démographique a été absente des débats. L’accord de Paris ne l’envisage qu’à travers les « déplacements de population », tout en mentionnant l’importance d’une protection des populations… lorsqu’il s’agit de s’adapter au changement climatique (et non de l’atténuer).
Si la stabilisation de la population mondiale n’est plus un objectif affiché et si les références à l’évolution du nombre des êtres humains ne sont qu’implicites, la question des migrations internationales, longtemps ignorée, suscite un intérêt grandissant.
Bien sûr, l’idée de réguler celles-ci n’est pas nouvelle. Avant la seconde guerre mondiale, Albert Thomas, parlementaire puis ministre, avant de diriger le Bureau international du travail5, souhaitait qu’une autorité supranationale régule la population d’une manière rationnelle et impartiale, de façon à diriger les flux migratoires et à décider quels pays devaient accueillir tel type de migrants. Il souhaitait la création d’un institut scientifique international consacré aux questions démographiques. Le projet ne vit pas le jour et les migrations internationales furent considérées comme relevant de la souveraineté des États.
Au Caire, en 1994, les pays moins développés demandèrent la tenue, dans un avenir proche, d’une conférence sur les migrations internationales, estimant difficile d’aborder le développement durable en occultant la question. Le refus des pays développés fut catégorique. Les États-Unis, le Canada ou l’Australie n’entendaient pas être contraints de reconnaître, en particulier, un droit au regroupement familial. Il fut seulement admis de tenir, dans le cadre des Nations unies, un symposium technique regroupant des experts et non des représentants des États. Finalement, en 2013, les États membres se retrouvèrent pour un « dialogue à haut niveau sur les migrations internationales et le développement ». Ils adoptèrent une déclaration appelant au respect des droits de l’homme, des normes internationales du travail, à l’élimination de toutes formes d’exploitation des migrants, etc. L’importance de la question migratoire est reconnue et les États sont désormais prêts à en débattre : en 2018, la 51e session de la Commission de la population et du développement aura pour thème « Villes durables, mobilité humaine et migration internationale ».
Depuis la création de la Commission de la population en 1946, les questions démographiques ont été largement débattues au niveau international, mais les préoccupations ont varié au fil du temps et le concept même de développement évoluait. Les pays membres des Nations unies connaissent par ailleurs des situations si différenciées que leurs intérêts immédiats divergent souvent. Mais, en dépit des vicissitudes inhérentes à la recherche d’un consensus sur des questions aussi complexes et parfois controversées, si gouvernance mondiale des populations il doit y avoir – une gouvernance d’ambition nécessairement limitée – ce ne pourra être que dans le cadre des Nations unies.
1 Pamphlet publié par la fondation Hugh Moore Fund. Ce titre de Population Bomb a été repris en 1968 par le biologiste Paul R. Ehrlich dans un ouvrage qui connut un vif succès.
2 Hervé Le Bras, Vie et mort de la population mondiale, Le Pommier, Paris, 2009.
3 Noëlle Mariller, et al. « La Conférence du Caire sur la population et le développement. Enjeux, débats et résultats », Revue française des Affaires sociales, n° 4, octobre-décembre 1994, pp. 31-44.
4 J. Véron, Le monde des femmes. Inégalités des sexes, inégalités des sociétés, Le Seuil, Paris, 1997.
5 Matthew Connelly, Fatal Misconception. The Struggle to Control World Population, The Belknap Press of Harvard University Press, 2008.