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Notre planète est menacée par des changements climatiques déjà observables dans des régions du monde qui sont aussi souvent les plus pauvres et les plus peuplées. En témoigne le delta du Bengale, régulièrement frappé par des cyclones et des inondations dévastatrices risquant de devenir plus fréquents et plus intenses. Le Bangladesh, dont la superficie équivaut à peine au quart de celle de la France métropolitaine, est l’un des pays les plus densément peuplés au monde, l’un des plus pauvres et des plus vulnérables au réchauffement climatique. Avec 161 millions d’habitants, il compte plus d’âmes que l’immense Russie ! L’agglomération de Dacca, la capitale, rassemble près de 18 millions d’habitants. L’inimaginable densité de cette ville grouillante (de l’ordre de 45000 habitants/km2), la pollution, le manque d’infrastructures et de services publics en font la ville la plus invivable au monde en 2015… derrière Damas1 ! Plus du tiers de la population s’entasse dans des bidonvilles tentaculaires qui grandissent à vue d’œil. Chaque année, 400 000 nouveaux migrants pauvres y arrivent des campagnes pour fuir les dégradations environnementales qui détruisent les récoltes et leurs moyens de subsistance, et tenter de survivre en ville comme conducteurs de rickshaws, ouvriers du textile, du bâtiment ou vendeurs de rue2.
Un pays pourtant particulièrement résilient et pionnier dans l’adaptation au changement climatique.
À quoi ressemblera alors le Bangladesh en 2050, quand la population aura largement dépassé la barre des 200 millions et que le territoire sera, en partie, submergé par les eaux ? C’est un véritable cauchemar malthusien qui se dessine à l’horizon pour un pays pourtant particulièrement résilient face aux catastrophes naturelles et pionnier dans l’adaptation au changement climatique, grâce aux efforts conjoints du gouvernement, des bailleurs de fonds internationaux, des chercheurs et des ONG.
Selon le pire des scénarios du Giec, une élévation du niveau de la mer de près d’un mètre d’ici à 2100 entraînerait la disparition d’environ 20 % du territoire bangladais, affectant 27 millions de personnes3. Sans compter les millions de personnes également touchées par les cyclones, les inondations, la salinisation des terres agricoles, l’érosion fluviale, etc. Confronté à cet environnement fragile et de plus en plus dégradé, le Bangladesh pourrait connaître, en 2030, une augmentation nette de la pauvreté de 15 %4. Les conséquences économiques et sociales de ces phénomènes climatiques seront exacerbées par l’inévitable croissance démographique dans les prochaines années, malgré la réussite d’une politique démographique et de santé reproductive entreprise depuis l’indépendance du pays. Celle-ci a permis de réduire le taux de fécondité de presque 7 enfants par femme en 1971, à 2,17 enfants en 2014 : un record historique pour un des « pays les moins avancés » de la planète5. Cette baisse spectaculaire s’explique en grande partie par les programmes de planification nationale et de promotion de la contraception financés par l’aide internationale6. Grâce à cela, les familles ont pu accéder à des niveaux d’éducation plus élevés, augmenter leurs revenus, améliorer la santé des femmes et des enfants. Pourtant, malgré la sensibilisation de la population aux enjeux de la fécondité, il est fort probable que ces efforts restent insuffisants face aux menaces climatiques qui pèsent sur le Bangladesh et ses habitants.
Parmi les conséquences attendues du changement climatique, les déplacements de population inquiètent particulièrement. 13 à 40 millions de Bangladais pourraient en effet quitter leur lieu de résidence à cause des dégradations environnementales, contraints de s’entasser encore davantage dans des zones urbaines saturées ou de fuir le pays7. Ces migrations massives seront très majoritairement internes, compte tenu du coût de la migration qui ne permet pas aux plus pauvres de se déplacer sur de longues distances. Elles augmentent ainsi la pression sur un territoire déjà fragile et des ressources disputées. En l’absence de politique d’encadrement des migrations, elles pourront mettre à mal la cohésion sociale, la stabilité du gouvernement et des institutions et la sécurité des frontières.
13 à 40 millions de Bangladais pourraient quitter leur lieu de résidence à cause des dégradations environnementales.
La stabilité régionale, déjà fragile en Asie du Sud, pourrait en effet être menacée si la pression démographique à l’intérieur du pays rendait inévitable la mobilité internationale. Il est peu probable que les Bangladais se tournent alors vers la Birmanie, avec laquelle ils partagent, certes, une courte frontière mais très peu de liens culturels, linguistiques et économiques. C’est vers l’Inde que le choix des Bangladais risque bien de se porter, compte tenu d’un passé commun et de la persistance de relations culturelles, familiales et religieuses avec les communautés musulmanes des pays indiens frontaliers (Bengale occidental, Tripura, Assam). L’immigration illégale en provenance du Bangladesh fait déjà l’objet d’un contentieux entre les deux États depuis l’indépendance en 1971. Elle a conduit le gouvernement indien à ériger un mur le long des 4000 km de frontière commune, aujourd’hui devenue l’une des plus dangereuses et des plus meurtrières au monde8. Les violentes manifestations qui ont secoué l’Assam dans les années 1980 sont emblématiques des tensions récurrentes entre hindouistes et musulmans. Celles-ci ont émergé lors de l’arrivée massive de réfugiés bangladais pendant la guerre de 1971. Initialement bien accueillis, ils sont devenus les boucs émissaires des partis nationalistes et indépendantistes de l’Assam, surtout lorsque les réfugiés ont cédé la place à des migrants économiques. Si de nouvelles migrations transfrontalières massives devaient se produire dans les années à venir, en raison des dégradations environnementales, elles risquent d’aller de pair avec une recrudescence des violences dans les États indiens d’accueil, eux-mêmes confrontés à des problèmes de pauvreté et à un environnement vulnérable.
Mais la migration internationale, si elle était organisée comme une forme de stratégie d’adaptation, pourrait aussi s’avérer doublement bénéfique pour le Bangladesh : en alimentant l’économie nationale, grâce aux transferts de fonds des travailleurs migrants à l’étranger et en réduisant la pression démographique. Le gouvernement investit, déjà, depuis les années 1990, dans une politique d’émigration active, essentiellement dirigée vers les pays du Golfe et la Malaisie, pour stimuler son développement économique : elle représente actuellement environ 10 % du Pib. Des réflexions sont en cours pour implanter des centres de formation dans les zones les plus vulnérables du Bangladesh, de manière à former une future main-d’œuvre exportable.
Malgré toutes ces difficultés, le Bangladesh et ses habitants font preuve d’une incroyable résilience et d’un optimisme contagieux face à l’avenir, hérités des épreuves du passé9. C’est d’ailleurs parce qu’il est confronté à tant de difficultés que le pays est devenu un véritable laboratoire de développement, puis d’adaptation au changement climatique. Du déploiement d’un système de prévention et d’alerte précoce aux cyclones et aux inondations à l’introduction de variétés de riz tolérantes à l’eau salée, en passant par l’installation d’écoles et d’hôpitaux flottants, les solutions innovantes ne manquent pas dans un pays habitué à vivre au rythme des aléas naturels. Devenu un modèle pour d’autres pays vulnérables face aux changements climatiques, le Bangladesh est particulièrement actif dans les négociations internationales sur le climat. Transformant sa vulnérabilité en levier d’action publique et en outil de reconnaissance et de revendication sur la scène internationale, le Bangladesh a ainsi acquis, avec le temps, un certain weak power dans ce domaine10. Au lieu de plaindre le pays pour les maux qui le frappent – et de craindre son poids démographique et son potentiel migratoire –, le reste du monde aurait fort intérêt à tirer des leçons de son expérience et à changer son regard sur un pays par ailleurs susceptible de peser davantage dans l’économie mondiale grâce à une croissance économique estimée parmi les plus rapides du monde d’ici à 205011.
1 Selon le classement 2015 de l’Economist Intelligence Unit, Global Liveability Ranking 2015.
2 A. Baillat, « Du discours sur les migrations climatiques au legs de l’histoire : politique internationale et conflit de représentations à la frontière indo-bangladaise », in Christel Cournil et Chloé Vlassopoulos (dir.), Mobilité humaine et environnement. Du global au local, Quae, 2015, pp. 295–312.
3 Christopher B. Field et al., « Climate Change 2014: Impacts, Adaptation and Vulnerability. Working Group II Contribution to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change », Cambridge University Press, 2014.
4 Yasuaki Hijioka, Erda Lin et Joy Jacqueline Pereira, « 2014: Asia », in Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. Part B: Regional Aspects. Contribution of Working Group II to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge University Press, 2014, pp. 1327–70.
5 Selon les données de la Banque mondiale sur le taux de fertilité.
6 Family Health International et USAID, « Distribution à base communautaire du DMPA : le projet Matlab, Bangladesh », juin 2007.
7 Matthew Walsham, Assessing the Evidence: Environment, Climate Change and Migration in Bangladesh, International Organization for Migration, 2010.
8 A. Baillat, « Du discours sur les migrations climatiques au legs de l’histoire : politique internationale et conflit de représentations à la frontière indo-bangladaise », Mobilité humaine et environnement, Quae, 2015.
9 Pour une histoire du Bangladesh, le lecteur peut consulter : David Lewis, Bangladesh : Politics, Economy and Civil Society, Cambridge University Press, 2012.
10 A. Baillat, Le weak power en action. La diplomatie climatique du Bangladesh, thèse de doctorat en Science politique, mention Relations internationales, soutenue le 17 mars 2017 à l’Institut d’Études Politiques de Paris.
11 Cf. Pricewaterhouse, The world in 2050 – The long view : how will the global economic order change by 2050 ?, février 2017.