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Le magistère de l’Église catholique est de plus en plus fréquemment mis en procès1. Il lui est reproché de ne s’intéresser qu’aux couples et aux familles à l’exclusion des problèmes nationaux et mondiaux, de ne considérer comme seules morales que des méthodes de régulation des naissances compatibles avec la « loi naturelle », d’inviter trop inconsidérément au « banquet de la vie ». Dans le contexte de la Conférence de Rio et de la tenue au Bourget du rassemblement « Terre d’avenir » du CCFD, le président de la Conférence épiscopale française a demandé à la commission française Justice et Paix de réfléchir à la maîtrise de la croissance démographique mondiale par une maîtrise de la fécondité.
Le présent dossier s’efforce de répondre en restant au plus près possible de la question posée, celle de la maîtrise de la fécondité mondiale, telle qu’elle se présente aux responsables des peuples. C’est une partie majeure sans doute, du contenu des politiques démographiques qui en comportent d’autres, par exemple le problème du vieillissement, la maîtrise de la mortalité, notamment infantile, par de meilleurs soins et la lutte contre les endémies. De même, il n’est pratiquement pas question ici de l’avortement. La Commission estime, en effet, que son institutionnalisation ne peut constituer un moyen défendable de politique de maîtrise de la fécondité.
L'institutionnalisation de l'avortement ne peut constituer un moyen défendable de politique de maîtrise de la fécondité.
Même s’il se donne pour objectif d’éclairer la marche à suivre pour la limitation d’une fécondité globale, à la dimension de l’humanité, un « discours utile » peut difficilement prétendre à l’universel s’il se fait trop précis. On le mesure immédiatement quand on relève le contraste entre les politiques démographiques nécessaires dans nos pays de faible fécondité et celles nécessaires dans les pays d’Afrique à forte fécondité. Les situations politiques, démographiques, culturelles et religieuses (sens et nature de la famille, culte des ancêtres, respect des lignages), dessinent une mosaïque de cas.
Des clarifications de vocabulaire et de sens sont indispensables à l’efficacité de la communication entre le magistère et les opinions. Les termes employés se réfèrent en effet assez souvent à des catégories philosophiques, théologiques et anthropologiques qui, soit n’ont plus de signification pour la plupart de nos contemporains non spécialistes, soit ont acquis un sens différent, en sorte que la transmission abonde en malentendus.
Ainsi à propos de la nature, notamment de la loi naturelle. De quelle loi et de quelle nature parle-t-on ? Veritatis splendor rappelle, selon Vatican II, que « la norme suprême de la vie humaine est la loi divine elle-même, éternelle, objective et universelle par laquelle Dieu, dans son dessein de sagesse et d’amour, règle, dirige et gouverne le monde entier, ainsi que les voies de la communauté humaine », « la loi naturelle se situe dans ce contexte en tant qu’expression humaine de la loi éternelle de Dieu »2. Dans le langage courant, le mot « nature » désigne à certains moments tout ce qui se trouve en dehors de l’homme, l’environnement. À d’autres moments, le donné corporel ou biologique. Dans les deux cas, cosmique ou physiologique, l’homme se conquiert contre le matériau « naturel ». Il est l’émergence d’une liberté au milieu des contraintes physiques et sociales. La loi naturelle est-elle donc l’enfermement dans un grand déterminisme décidé par le Grand Ordinateur Divin3?
La méprise sur le sens de la loi naturelle s’accroît de l’usage qui en est fait pour réguler la fécondité selon les caractéristiques biologiques inscrites dans la nature humaine par la volonté de Dieu (les périodes fécondes et les périodes stériles) et donc interdire la contraception artificielle.
La méprise sur le sens de la loi naturelle s’accroît de l’usage qui en est fait pour réguler la fécondité selon les caractéristiques biologiques inscrites dans la nature humaine par la volonté de Dieu (les périodes fécondes et les périodes stériles) et donc interdire la contraception artificielle. On sait que cette prescription n’est guère comprise, ni admise, ni appliquée. Une bonne part même des fidèles développe une autre logique, fondée sur la proclamation de la dignité humaine liée à la lecture de la Genèse. Cette dignité se reconnaît à la responsabilité reçue de Dieu, au départ, d’aménager une création, une « nature », dont l’homme, corps et âme, fait partie. La régulation démographique est incluse dans cette responsabilité4.
Les réflexions de certains théologiens5 mettent en avant le critère de dignité : il faut concilier le niveau de la population et les conditions de vie socio-économiques et socioculturelles de telle manière que la dignité de l’homme en tant que critère suprême soit préservée et que soit rendue possible pour tous une vie digne de l’homme. Le magistère parle aussi de dignité de l’homme mais plutôt en référence à la transcendance, à la nature, éventuellement au développement. Le concept de dignité est utilisé de façon plus radicale à propos de manipulations génétiques ou de lutte contre la stérilité, plus souvent qu’à propos de statut économique ou culturel. À l’inverse, des théologiens6 laissent clairement entendre que la dignité doit se définir, à un moment donné de l’histoire humaine, en termes de niveau économique et politique. Les travaux du Pnud, en constante amélioration, autour des indices de développement humain, pourraient servir de référence à une définition concrète de la dignité7.
La nouveauté de notre temps est la demande de moyens de parenté responsable de la part des couples eux-mêmes. Ce pourcentage va certainement croître. Il ne s’agit plus de comportements marginaux, propres aux seuls pays industrialisés. La demande porte essentiellement sur les moyens efficaces de maîtrise de la fécondité. Elle découle, non pas des politiques directes de maîtrise plus ou moins coercitives de la fécondité, mais des arbitrages que font les gens, comme au XVIIIe siècle en France, entre la quantité et la qualité de la vie, par le biais de la transmission dans le temps, par héritage, des premiers éléments matériels du développement.
Un autre élément majeur à prendre en compte est la qualité de vie et la santé des femmes. Ce sont elles qui veulent décider et décident de plus en plus souvent de la descendance finale, surtout lorsqu’elles peuvent recourir à la contraception moderne8. Leur scolarisation, surtout secondaire, est un impératif de dignité, à l’égal des hommes. Or, si en certains pays leur scolarisation progresse, dans bien d’autres pays où l’urbanisation sauvage champignonne, les femmes, surtout celles d’entre elles qui sont à la tête d’une famille monoparentale sans revenu régulier, constituent les cohortes d’une nouvelle pauvreté.
La réflexion fait habituellement l’impasse sur les enfants eux-mêmes, issus de la décision de procréer à laquelle ils n’ont évidemment aucune part. Or les enfants ont droit à la qualité de vie comme les adultes et leur multiplication peut s’y opposer. L’enfant est une personne, à considérer comme telle en lui conférant une dignité pour lui-même et non en référence à sa famille. À quoi bon multiplier les enfants si cela conduit les parents à les vendre, à les abandonner, à les prostituer, à les exténuer de travail9.
Les enfants ont droit à la qualité de vie et leur multiplication peut s’y opposer.
La santé des femmes et des enfants, qui fait l’objet d’une préoccupation croissante de la communauté internationale, doit être prise en compte spécifiquement. En effet, les enfants nés de grossesses trop jeunes, trop vieilles, trop fréquentes, trop nombreuses... sont à risque de décès élevé ou entraînent des handicaps à vie. Par ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé et l’Unicef estiment que chaque année, quelque 500 000 femmes meurent en couches et bien davantage traînent à vie des infirmités permanentes et douloureuses. Ces organisations estiment aussi à près de 20 millions par an les avortements clandestins effectués dans des conditions telles que quelques 150 000 femmes y laissent leur vie.
La planification familiale prend place parmi les moyens préconisés, destinée à éviter les grossesses trop précoces chez les filles et les femmes n’ayant pas encore terminé leur propre croissance (contraception de retardement), à espacer les grossesses ultérieures (contraception d’espacement), à éviter les grossesses trop nombreuses ou chez des femmes trop âgées dont les risques s’accroissent exponentiellement avec l’âge maternel, tant pour la mère que pour l’enfant (contraception d’arrêt). L’intention n’est pas explicitement la volonté de maîtriser le nombre des humains mais d’améliorer la santé des femmes et des enfants, ce qui constitue bien un volet des politiques démographiques.
L’intention n’est pas maîtriser le nombre des humains mais d’améliorer la santé des femmes et des enfants, ce qui constitue un volet des politiques démographiques.
En reconnaissant la parenté responsable, la Conférence de Téhéran, comme le magistère, l’assortissent d’un droit et d’un devoir d’information. Il s’agit que les parents ne prennent pas les décisions de procréation sans référence à la situation démographique et économique de leur pays. Cette information devrait porter sur la connaissance du corps et des mécanismes de la reproduction tout autant que sur les intérêts du groupe, de la nation et de l’humanité tout entière, sans excès de manipulation idéologique. Plus le droit à la parenté responsable est démocratiquement respecté, plus il importe que cette information soit de qualité. Seules les dictatures manipulent la capacité reproductrice des couples de manière à obtenir forcément le consentement à des politiques drastiques dans un sens comme dans l’autre. L’Église, en conséquence de ce qu’elle affirme comme un droit10, devrait participer à cette information sur la démographie nationale et mondiale. Or le magistère, s’il parle volontiers de procréation responsable et d’information pour y parvenir, ne traite encore guère, de la population mondiale.
Ni les individus ni les couples ne vivent refermés sur eux-mêmes. C’est évident du point de vue économique ou socioculturel. Cela l’est aussi pour la pensée de l’Église, qui fait usage de la notion de peuple, dans le domaine temporel ou spirituel (le peuple de Dieu).
Une collectivité a-t-elle le droit de se défendre dans sa survie contre des décisions individuelles de fécondité et de quelle manière ? La liberté de la personne ne doit pas être tronquée, au sens de privatisée et individualiste. Elle ne se réalise que par rapport au lien social. C’est précisément pour assurer la liberté que s’avère nécessaire une attitude vis-à-vis de la procréation qui tienne compte des possibilités de vie dans l’avenir pour l’ensemble de l’humanité.
S’avère nécessaire une procréation qui tienne compte des possibilités de vie dans l’avenir pour l’ensemble de l’humanité.
Les décisions de procréation aujourd’hui concernent des générations qui ne sont pas encore nées et la situation démographique au-delà de la génération actuelle des jeunes déjà nés. Celles-ci, et pour cause, ne peuvent faire valoir leurs droits. Mais elles peuvent subir de façon cruelle une situation que les générations présentes leur auraient imposée.
Les gouvernants de bonne volonté ont besoin d’une parole d’Église qui les aide au discernement dans des situations qui se résument toujours plus ou moins en un conflit de devoirs. Il est naturel que soient réprouvées les méthodes coercitives : les épiscopats ne les acceptent pas et ils ont raison. Pour autant peut-on se désintéresser des politiques démographiques conduites de bonne foi ?
La maîtrise de la population mondiale est une responsabilité collective majeure, complexe à saisir, difficile à mettre en œuvre. Elle appelle des traitements plus amples de la part du magistère catholique. La croissance rapide de l’effectif des humains fait partie d’un ensemble de défis à relever, caractérisant une mutation profonde que certains n’hésitent plus à comparer au passage, il y a cent siècles, du paléolithique au néolithique avec l’invention de l’agriculture. L’inconnu de l’aventure humaine devant nous ne peut s’affronter avec le seul matériau du passé, aussi vénérable soit-il. Il faut inévitablement revisiter ce matériau et interroger à nouveaux frais la Parole de Dieu, pour faire face à des situations largement inédites dans l’expérience humaine et religieuse de l’humanité.
1 Cet article est composé d’extraits d’un texte de la commission française Justice et Paix paru dans La Documentation catholique n° 2097, 3 juillet 1994, pp 622-635. De légères retouches ont été apportées pour fluidifier la lecture [NDLR].
2 Dignitatis Humanae cité par Jean-Paul II, Veritatis Splendor, 6 août 1993 [NDLR].
3 Bruno Chenu, La Croix du 8 octobre 1993.
4 « Appartient-il à l’homme de se conformer à un ordre naturel, en somme de se conformer dans sa conduite sexuelle à un déterminisme biologique ? Y aurait-il la médecine et plus spécialement l’obstétrique, la pédiatrie, la gériatrie, s’il fallait obéir à la nature ? Y aurait-il aussi des ingénieurs, des géologues voués à lutter contre les avalanches, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre ? Ne s’agit-il pas pour tous ces spécialistes, qu’ils soient scientifiques ou techniciens, de viser à l’évidence le bien de l’homme ? La nature ne peut alors être utilisée comme principe ; sans doute peut-elle être quelquefois critère pour une conduite marquée par la prudence, mais elle ne peut commander de façon absolue ». Paul Moreau, philosophe et enseignant à l’Institut de la famille de l’Université catholique de Lyon, colloque « Éthique et démographie », 1990.
5 Le texte original cite Mgr Kamphaus [NDLR].
6 Idem.
7 Il faudrait sans doute à ce sujet prendre en compte l’expérience de ceux qui travaillent en « grande pauvreté », comme ATD quart-monde ou diverses ONG dans les tiers-mondes. L’extrême misère abîme la qualité humaine et aliène les individus. On a ainsi une idée négative de la dignité. La misère extrême, réduisant chacun à « moi, ici et maintenant », parce qu’il faut manger tout de suite, constitue une aliénation telle que les intéressés préfèrent leurs chaînes à l’aventure de la prise en charge.
8 En France 80 % des consultants des centres de planning familial sont des femmes et jeunes filles qui viennent sans conjoint. Cf. Insee, Les femmes, pp 60-61, 1995.
9 « Il serait d’une extrême gravité de ne pas considérer l’enfant avant tout comme une personne c’est-à-dire comme une fin dont la valeur est inconditionnelle, non relative, en un mot, absolue. C’est bien peut-être cette irréductible qualité de l’enfant comme personne humaine que les familles, les couples ou les individus, risquent de bousculer lorsque les enfants sont considérés comme ne devant naître que sous le signe du désir d’enfant, plus radicalement, du droit à l’enfant… Ce serait un manque d’amour envers des êtres réduits au statut de moyens… Être de droit, l’enfant a des droits. Ces droits m’obligent : ils déterminent pour moi des devoirs ». Paul Moreau, ibid.
10 Voir les n°50 et 87 de Gaudium et Spes.