Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, les Philippines comptaient 18,8 millions d’habitants. Elles en comptent aujourd’hui plus de 100 millions. Les projections prévoient 120 millions d’habitants en 2030 et 150 millions en 2050. Pendant ce temps, le pays a perdu son autosuffisance alimentaire et doit importer du riz des pays voisins.
Autant dire que la démographie et son impact sur le développement du pays font débat dans les milieux intellectuels et politiques, depuis plus de quarante ans. Dans les années 1970, le président Ferdinand Marcos avait mis en place une Commission de la population pour concevoir une politique nationale. L’Église catholique (80% de la population dont 41% de pratiquants réguliers) y avait ses représentants mais les évêques les en ont retirés, évoquant un complot du monde occidental pour contrôler la population du tiers-monde.
L’opposition de l’Église à une politique de contrôle des naissances ne connaîtra aucun répit, y compris sous la présidence de Cory Aquino, une catholique convaincue, qui donne de sérieuses assurances aux évêques. L’Église n’hésite pas à mobiliser les fidèles dans la rue et à intervenir durant la campagne électorale de 2010 contre les candidats en faveur de la loi… qui sont finalement élus1. Le projet de loi sur la santé reproductive, dit « Reproductive Health Bill », resté en attente au Congrès pendant quatorze ans, est voté en décembre 2012. Mais la Cour suprême en suspend sa mise en œuvre le 19 mars 2013. L’Église catholique, une fois de plus, réussit à imposer ses vues, alors que 69% des catholiques philippins sont en faveur de la loi, dès 2011. En 2016, ils sont 86%2.
Aujourd’hui, le président Rodrigo Duterte, est décidé à la faire appliquer pour « lutter contre la pauvreté ». Il justifie sa campagne comme « une mesure en faveur de la vie, des femmes et des enfants et en faveur du développement économique ».
Dans leurs campagnes contre la loi sur la santé reproductive, les responsables de l’Église ont témoigné de leur difficulté à accepter une société pluraliste sur laquelle ils n’ont plus le contrôle. Ils se cramponnent à l’image d’une nation catholique, une image pourtant mise à mal par le soutien massif de la population à la politique sanglante de lutte contre la drogue du gouvernement et à la réintroduction de la peine de mort, y compris pour des enfants de 9 ans. Ils ont du mal à dialoguer et à débattre avec la société, mais aussi à l’intérieur même de l’Église pour arriver à des orientations pastorales sereines fondées sur le discernement, cher au pape François.
Dans les médias, la culture ecclésiale est souvent décrite comme cléricale et arrogante, cherchant à imposer sa morale intransigeante à l’ensemble de la société. L’Église, dans son ensemble, a du mal à reconnaître et à analyser l’émergence du sécularisme, du matérialisme et de la pensée post-moderne, et se recroqueville sur une religiosité populaire très vivante et sur un rejet très fort de l’avortement dans la culture philippine. Ce cléricalisme est accentué par une culture où l’on a du mal à dire ce qu’on pense, à débattre, surtout face à l’autorité, dans des domaines aussi sensibles que la sexualité et l’éducation sexuelle.
Normatif et abstrait, le discours moral paraît loin des réalités, sans compassion pour les personnes, notamment les femmes les plus pauvres.
Normatif et abstrait, le discours moral paraît loin des réalités, sans compassion pour les personnes, notamment les femmes les plus pauvres, premières victimes des naissances multiples et souvent non désirées. Aux Philippines, la mortalité infantile est de 36 pour mille naissances. 60% des grossesses sont à risques. 11 mères meurent chaque jour en accouchant. Plus de 400 000 avortements clandestins sont recensés chaque année3. Mais ces chiffres sont tabous et l’Église ne les mentionne jamais. Sans parler des familles éclatées dues aux migrations (10% de la population active travaille en-dehors des Philippines), de la prostitution massive (800 000 prostitués des deux sexes, dont 60 000 enfants), de la croissance des grossesses d’adolescentes – la plus forte d’Asie4– et de la malnutrition des enfants (35,5%).
Dans les interventions des évêques5, il est rarement question de ces réalités6. On ne donne pas la parole aux travailleurs sociaux ou aux confesseurs… ni, surtout, aux femmes. On ne parle guère des initiatives pour mettre en place une éducation parentale responsable et aider les couples à planifier leur vie de famille, on parle peu d’éducation sexuelle, insistant presque uniquement sur les méthodes naturelles de planning familial.
Alors qu’ils savent trouver les mots justes et les gestes forts contre les injustices, les inégalités, le chômage, les conditions de vie inhumaines, la corruption, les trafics de toutes sortes et sur la priorité à mettre les pauvres au centre des programmes gouvernementaux, les évêques semblent bloqués sur les questions de sexualité et de mœurs.
Les prêtres sont sur-occupés par la sacramentalisation, les nombreux rites sollicités par la religiosité populaire, l’administration. Prennent-ils le temps d’aller dans les bidonvilles, de s’asseoir avec les habitants, de les écouter et de leur apporter une parole d’espérance?
Si les classes moyennes utilisent globalement les moyens contraceptifs modernes pour réguler la taille de leur famille, les pauvres en sont exclus par manque d’éducation et de moyens. 51% des femmes mariées en âge d’avoir des enfants (15-49 ans) n’utilisent aucune méthode de planning familial, naturelle ou artificielle. 35% utilisent des moyens modernes de contraception ou ont recours à la stérilisation, moins de 4% utilisent des moyens naturels de planning familial recommandés par l’Église7. Les changements dans le comportement des personnes, notamment par rapport à la sexualité et au mariage, sont encore trop ignorés dans la pastorale.
Les religieuses, souvent plus proches du terrain et des femmes, actives dans des dispensaires de quartier, reçoivent des confidences, mais sont souvent trop timides face aux autorités. L’une d’elle, une bénédictine, osait affirmer récemment : « Vous n’êtes pas pro-vie parce que vous vous opposez uniquement à l’avortement. Dans beaucoup de cas, votre morale est profondément défaillante : vous n’insistez que sur la vie de l’enfant, sans envisager son alimentation, son éducation, son logement… Vous êtes en faveur des enfants, mais pas en faveur de la vie ! »
L’effet immédiat des débats sur la proposition de loi a été une division de la communauté catholique. La Conférence des évêques des Philippines n’est pas parvenue à une position commune, sinon à rappeler les principes et le droit. Les évêques les plus opposés à la loi ont souvent monopolisé la parole, alors que ceux en faveur d’un dialogue, comme le cardinal Luis Antonio Tagle (archevêque de Manille), travaillaient dans la discrétion.
Des groupes « pro-vie » très actifs ont mené une véritable « bataille du bien contre le mal » invoquant la défense d’une culture de vie contre une culture de mort. Cette tactique extrémiste est allée jusqu’à publier les noms des législateurs en faveur de la loi, questionnant publiquement l’orthodoxie des évêques et des théologiens ouverts au dialogue, demandant des sanctions et des démissions. Ainsi les opposants, qui ne représentaient qu’une minorité, ont donné l’impression d’engager l’Église dans une politique partisane contre la loi, tout en entretenant la confusion entre contraception et avortement8. Les médias sociaux – les Philippines en sont les premiers utilisateurs dans le monde – n’ont guère favorisé le débat.
Pourtant quelques évêques, des théologiens et des responsables d’églises ont travaillé en coulisses pour discuter avec le gouvernement et amender la loi. Les prises de position les plus débattues furent celle de 14 membres de l’Université jésuite d’Ateneo de Manila: « Les catholiques peuvent soutenir la RH Bill en bonne conscience » – qui citaient l’enseignement social de l’Église en montrant que la proposition de loi était cohérente avec la promotion du bien commun- puis celle de 45 membres de l’Université de La Salle des frères des écoles chrétiennes: « La RH Bill est pro-vie »9.
L’autorité morale des évêques et leur place dans la société ont été remises en question. C’est sans doute la première fois dans l’histoire du pays que des laïcs – législateurs, éditorialistes, enseignants – et des religieux (dont quelques évêques émérites) critiquaient publiquement les évêques en soulevant aussi d’autres questions sensibles comme les abus sexuels dans l’Église, le rôle des prêtres en politique et le divorce.
Le défi, pour les divers acteurs de l’Église – évêques, prêtres, religieuses, responsables de mouvements laïcs–, est d’apprendre à exprimer leur opinion dans une société pluraliste où l’Église catholique n’a plus le monopole de l’enseignement et de la morale, en proposant les valeurs évangéliques et les idéaux de l’Église d’une manière simple, sans jargon, sans jugement, en montrant beaucoup de compassion et d’engagement, dans une recherche sincère et exigeante du bien commun, avec lucidité et réalisme.
L’Église devra montrer qu’elle sait écouter, dialoguer et débattre. Son approche pastorale actuelle dans la lutte contre la drogue fondée sur l’écoute, l’accompagnement et la défense des drogués pourra sans doute influencer une nouvelle approche sur la contraception et la lutte contre l’avortement, combinant miséricorde et exigences éthiques.
L’Église devra montrer qu’elle sait écouter, dialoguer et débattre.
Mais il faudra aussi insister sur la formation des consciences et le discernement, en tenant compte des réalités et des acteurs de terrain – travailleurs sociaux et religieuses notamment –, oser aborder les questions d’éducation sexuelle et proposer des parcours de formation, notamment dans les écoles catholiques et les paroisses, en s’inspirant de l’exhortation Amoris laetitia du pape François.
Les responsables de l’Église devront enfin encourager la prise de parole de laïcs et pas uniquement de mouvements conservateurs et traditionnels, qui ne font que répéter la doctrine, sans beaucoup d’attention aux situations dramatiques vécues par les couples. Le défi est, avant tout, de donner le témoignage joyeux que la foi en Jésus Christ et son Évangile éclairent notre route, transforment le quotidien et la société, pas seulement dans les chants et les danses, mais dans l’accueil de celles et ceux qui vivent dans les périphéries.
1 Cf. Pierre de Charentenay, Les Philippines, archipel asiatique et catholique, Etudes/Lessius, 2015, pp. 158-162.
2 Selon les chiffres donnés par Pulse Asia en 2016.
3 Selon une enquête de l’Office national des statistiques de 2008. L’Organisation mondiale de la santé parle même de 800 000 avortements.
4 Chiffres du Fond de la population des Nations unies.
5 Via le site officiel de la Conférence des évêques de Philippines et dans leur journal le CBCP Monitor.
6 À Manille (11 millions d’habitants, 21 millions avec les communes périphériques), les pauvres représentent 40% de la population et vivent aujourd’hui dans l’un des 500 bidonvilles de la capitale.
7 Enquête du gouvernement de 2011 sur la santé familiale.
8 Jose Mario C. Francisco, « Fighting For Life: The Philippine Catholic Church And State On Reproductive Health » in Pro Mundi Vita: Studies on Life and Culture, pp. 63-67, 2011.
9 Ranhilio Callangan Aquino, « A Thoughtful Response to the RH Bill », Manila Standard, 21 septembre 2009.