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Alors, qu’à cause de la pandémie du coronavirus, la pauvreté ne cesse d’augmenter en France, plusieurs grandes villes du pays ont été remportées aux dernières élections municipales par les écologistes et leurs alliés de gauche. Pour ce deuxième séminaire sur la lutte contre la pauvreté, la Revue Projet et ses partenaires ont donc décidé d’examiner l’évolution en cours des politiques locales de lutte contre la pauvreté.
Comme pour le webinaire précédent, nous nous efforçons de fournir quelques éléments de synthèse des échanges pour inviter les lecteurs et les auditeurs à prolonger leur réflexion. Ces notes, rédigées par Olivier Legros (géographe, Université de Tours) restent évidemment personnelles et ne prétendent pas à l’exhaustivité.
Ce deuxième webinaire a porté sur les politiques locales de lutte contre la pauvreté dans un contexte marqué, certes par la pandémie du coronavirus et par l’augmentation rapide de la pauvreté, mais aussi par les victoires des écologistes et de leurs alliés, le plus souvent issus des mouvements de gauche, aux dernières élections municipales dans plusieurs grandes villes de France. Assez logiquement, ce dernier constat nous a conduits à examiner l’évolution en cours des politiques de lutte contre la pauvreté en mettant la focale : 1) sur les dispositifs déjà expérimentés ou en projet dans les villes pilotées par les écologistes ; 2) plus largement, sur les leviers dont disposent les pouvoirs locaux pour lutter contre la pauvreté.
Dans cet objectif, nous avons proposé à deux chercheurs, Cyprien Avenel, sociologue, et Simon Persico, politiste et enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble, de dialoguer avec deux personnes en charge de la lutte contre la pauvreté sur le terrain : Coralie Breuillé-Jean, adjointe aux solidarités et au Centre Communal d’Action Sociale de la ville de Poitiers, et Marion Brunat-Mortier, directrice action sociale du CCAS de Grenoble. Emmanuel Domergue, directeur d’étude à Fondation Abbé Pierre, était, quant à lui, invité à apporter quelques éclairages du point de vue des acteurs associatifs et à ouvrir le débat avec l’assemblée.
Il faut d’abord souligner la diversité des mesures prises pour lutter contre la pauvreté à l’échelle locale. Certaines de ces mesures font partie de la « boite à outils » déjà connue : telle que la mise en place de structures d’accueil de jeunes enfants afin de faciliter l’emploi des femmes, la mise en place de tarifs sociaux pour l’accès aux transports et aux services publics (cantines scolaires, équipements culturels), ou encore la mise à disposition de locaux pour le développement d’activités économiques.
D’autres sont en cours d’expérimentation à l’image des projets Territoires Zéro Chômeurs de longue durée (cf. Agnès Thouvenot « Territoires zéro chômeur : un laboratoire d’emploi », Revue Projet n°376, juin-juil. 2020) ; d’autres encore sont présentées comme des innovations telles que l’action contre le non recours qui implique d « aller vers » les populations les plus éloignées des services sociaux et de veiller à une bonne diffusion de l’information au sein des territoires d’action, ou la « co-construction » des politiques avec les bénéficiaires.
Il n’y a pas que les politiques visant explicitement les personnes en situation précaire qui ont un impact sur la pauvreté. C’est le cas, plus largement, de toutes les politiques « de droit commun ».
Même s’ils n’ont pas été évoqués lors du webinaire, on doit également mentionner ici les leviers que constituent des dispositifs comme l’insertion de clauses sociales dans les marchés publics, sans oublier la transition écologique qui devrait, selon un rapport récent du WWF1, fournir plus d’un million d’emplois, dont une partie, on peut l’espérer, pourraient revenir aux personnes peu ou pas qualifiées. En outre, il n’y a pas que les politiques visant explicitement les personnes en situation précaire qui ont un impact sur la pauvreté. C’est le cas, plus largement, de toutes les politiques « de droit commun » dans les domaines de la santé, de l’habitat, du développement économique, de l’école et de la formation, car ces dernières déterminent les marges de manœuvre des personnes en difficultés comme le rappellent Coralie Breuillé-Jean et Cyprien Avenel.
Les municipalités écologistes déjà en place (Grenoble) ou nouvellement élues (Poitiers) ont-elles des modes d’action qui leur soient propres ? La réponse est négative puisque, et c’est heureux, les municipalités en question mobilisent l’ensemble de la boite à outils à disposition des pouvoirs locaux. Il semble toutefois qu’à Grenoble et à Poitiers, les équipes au pouvoir mettent l’accent sur certains domaines comme l’accès aux droits et l’action contre le non-recours, d’un côté, et, de l’autre, la défense du pouvoir d’achat des personnes faiblement dotées grâce à la tarification sociale. A Grenoble – mais le constat vaut peut-être aussi pour d’autres municipalités pilotées par des écologistes – on envisage aussi d’encadrer les loyers (en projetant la gratuité du logement sociale dans certains cas) et de limiter la pression foncière.
Enfin, il faudra étudier de près les choix budgétaires qui exprimeront les orientations politiques dans ces municipalités (et dans les autres !) : la compétitivité et l’attractivité resteront-elles les mots d’ordre des politiques territoriales ? Dans quelle mesure réussira-t-on à inscrire la lutte contre la pauvreté et la défense de l’environnement (lutte contre le réchauffement climatique et protection de la biodiversité) parmi les priorités de l’action publique ?
De toute évidence, la lutte contre la pauvreté ne réside pas, sinon rarement, dans une action unilatérale. C’est plutôt un faisceau d’actions engagées par des acteurs différents, aux approches et, il faut le souligner, aux compétences différentes. Au sein du système d’acteurs en charge de la lutte contre la pauvreté à l’échelle locale, les communes n’ont peut-être pas toutes les compétences car l’action sociale incombe au département (le suivi du RSA par exemple), mais elles disposent de deux avantages majeurs : la réactivité et la proximité avec les acteurs de terrain et les personnes en situation précaire, comme le précise Marion Brunat-Mortier.
D’où l’importance de la bonne coordination des réseaux d’acteurs, ainsi qu’on a pu le constater pendant la crise sanitaire à Grenoble ou alors à Villerupt, à la frontière du Luxembourg, lors de notre précédent webinaire : dans les deux cas, c’est la qualité des relations établies entre les acteurs institutionnels locaux, en l’occurrence les CCAS, et les acteurs associatifs locaux, qui ont permis de faire le lien et d’agir dans l’urgence avec les personnes en situation de grande précarité, bref, de fonctionner comme des « dispositifs locaux de protection sociale ». La crise sanitaire a mis à jour les fonctionnements et les dysfonctionnements de ces systèmes locaux de protection sociale. Elle a aussi, souligne Cyprien Avenel, fortement impacté le travail des professionnels de l’action sociale dans trois directions : une place accrue accordée à l’urgence sociale qui s’est ajoutée aux activités d’accompagnement ; un recentrage, au moins pendant la crise des activités sur le « cœur de métier », c’est-à-dire la relation avec les personnes, même si, depuis, les tâches administratives ont repris beaucoup, sans doute trop, de place dans l’activité quotidienne ; et une augmentation sans précédent des besoins et par conséquent des personnes à suivre. D’où une surcharge considérable pour les professionnels de l’action sociale.
Tout aussi importante que la coordination, semble la capacité des acteurs locaux à dépasser l’approche sectorielle ou « en silo » pour établir des passerelles entre les grands secteurs de la lutte contre la pauvreté : l’action sociale, le logement, la santé, l’insertion économique et la formation. L’approche par le territoire est peut-être un biais intéressant pour établir ces passerelles et, ce faisant, décloisonner l’action publique, en faveur d’une plus grande lisibilité des dispositifs d’action par les personnes en situation précaire et d’une plus cohérence d’ensemble de la lutte contre la pauvreté dans sa mise en œuvre.
La question est moins de savoir à quel niveau de pouvoir incombe la lutte contre la pauvreté que de veiller à la complémentarité des actions engagées.
Si les pouvoirs locaux sont en première ligne, l’État n’en reste pas moins un acteur majeur de la lutte contre la pauvreté. C’est, en effet, à l’échelle nationale que se discutent et se prennent les grandes décisions en matière de protection sociale et de lutte contre la pauvreté (minimas sociaux, APL, Plans d’urgence, etc.). Selon cette perspective, se cantonner à une approche locale de la pauvreté serait une erreur, mais il serait sans doute tout aussi erroné, voire dangereux de dédouaner les acteurs locaux de toute responsabilité dans la lutte contre la pauvreté, ne serait-ce que parce que les décisions et les arbitrages en matière de d’habitat, de développement économique, ont, comme on l’a déjà noté, des effets sur toute la société, personnes en situation précaire comprises. Bref, la question est moins de savoir à quel niveau de pouvoir incombe, en fin de compte, la lutte contre la pauvreté que de veiller à la complémentarité des actions engagées, comme le note Emmanuel Domergue.
On peut toutefois regretter que le temps ait manqué pour que soit abordée une question pour le moins primordiale, à savoir celle du financement des politiques de lutte contre la pauvreté. Mais ce n’est que partie remise car la thématique pourra être abordée dans d’autres webinaires !
Comme on le voit, lutter contre la pauvreté demande des moyens de la part des acteurs institutionnels. Des efforts financiers bien sûr, mais aussi des efforts pour coordonner les actions, construire des politiques moins sectorielles et plus transversales, ainsi qu’une répartition claire des missions entre les différents niveaux de pouvoir, c’est-à-dire les communes, les intercommunalités et les métropoles, sans oublier l’Etat central et les départements. Des efforts donc et finalement de la volonté politique, comme cela a été souligné à plusieurs reprises pendant le webinaire.
Ce dernier constat s’impose d’autant plus si l’on déborde des « politiques réparatrices » (C. Avenel) qui prévalent aujourd’hui quand on parle de lutte contre la pauvreté pour s’attaquer, non plus aux « effets » (C. Breuillé-Jean) mais aux causes de la pauvreté, donc aux inégalités. C’est peut-être l’un des seuls moyens à notre disposition pour s’attaquer de façon sérieuse à la question environnementale et amorcer la transition écologique, selon Simon Persico.
Une fois de plus, ce webinaire nous conduit à souligner la dimension politique de la lutte contre la pauvreté.
Une fois de plus, ce webinaire nous conduit à souligner la dimension politique de la lutte contre la pauvreté. Son orientation, dans les principes d’action comme dans sa mise en œuvre, dépend des rapports de force au sein de la société politique bien sûr, mais aussi dans le monde des pouvoirs publics, qui sont loin de former un bloc unifié. Ces rapports de force qui opposent aussi, sous des formes plus ou moins conflictuelles ou, au contraire, négociées, les pouvoirs aux personnes en situation précaire et à leurs soutiens associatifs jouent un rôle central dans la lutte au pauvreté. Ils seront, pour cette raison, au cœur des débats pendant le troisième webinaire que nous vous proposons sur la lutte contre la pauvreté à l’heure de la pandémie le 17 novembre prochain.
Ont participé à ce webinaire :
- Coralie Breuillé-Jean, adjointe aux solidarités et au Centre Communal d’Action Sociale de la ville de Poitiers
- Simon Persico, politiste, Professeur des Universités de Sciences Politique à Sciences Po Grenoble
- Marion Brunat-Mortier, directrice action sociale du CCAS de Grenoble
- Cyprien Avenel, sociologue
- Manuel Domergue, directeur d’étude à la Fondation Abbé Pierre
Échange animé par Benoît Guillou, rédacteur en chef de la Revue Projet.
1 https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2020-07/20200710_Rapport_Monde-apres-emploi-au-coeur-relance-verte_WWF-min.pdf