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Dans les années 1960 et 1970, en raison du développement tardif du pays et des traditions patriarcales prédominantes, la fécondité des Iraniennes était particulièrement élevée et baissait très lentement ; à la veille de la Révolution de 1979, chaque femme mettait encore au monde, en moyenne, sept enfants1. Sitôt parvenus au pouvoir, les dirigeants islamistes ont aboli la loi qui légalisait l’avortement et mis fin aux programmes de planification familiale – en particulier, aux campagnes publicitaires de contrôle des naissances. En réislamisant les lois et en adoptant des politiques discriminatoires à l’égard des femmes, l’État théocratique cherchait à maintenir le modèle traditionnel de la famille. Or, contre toute attente, la fécondité a commencé à reculer dès 1986 à vive allure. Elle est passée de 6,4 enfants en 1986 à 2 enfants en 20002, soit une baisse de 70 % en l’espace de quinze ans3, qui fait de la transition démographique iranienne l’une des plus rapides de l’histoire.
Quels sont donc les facteurs qui ont pu faire évoluer la société et, avec elle, la fécondité, en déjouant l’effet de l’idéologie de l’État théocratique ? Pour répondre à cette question, il nous faut examiner, pour autant que les statistiques existantes le permettent, les deux facteurs les plus significatifs pour la fécondité : l’âge au premier mariage des femmes et leur pratique contraceptive.
Malgré la loi qui, dès mars 1979, a fixé l’âge pubertaire comme minimum légal au mariage – afin de favoriser les unions aux âges précoces –, l’âge moyen au premier mariage des femmes n’a cessé d’augmenter en raison de l’allongement des études et de la modernisation des aspirations familiales des Iraniennes. De 19,7 ans en 1976, il est passé à 24,0 ans en 2011.
L’âge moyen au premier mariage des femmes n’a cessé d’augmenter en raison de l’allongement des études et de la modernisation des aspirations familiales des Iraniennes.
Concernant la pratique contraceptive, 11% seulement des femmes mariées âgées de 15 à 45 ans avaient recours à des moyens contraceptifs en 1978. Après la Révolution et en dépit de l’absence des campagnes de limitation des naissances, 50% des femmes de 15-44 ans utilisaient un moyen de contraception, selon une enquête réalisée par le ministère de la Santé en 1989, avant la reprise de la planification familiale par l’État théocratique4. Cette fréquence des pratiques contraceptives souligne combien le déclin de la fécondité durant ces années était le fait des femmes. Une motivation à maîtriser sa fécondité qui n’a cessé de se renforcer : en 2000, 74% des femmes de 15-49 ans recouraient à un moyen contraceptif.
La clé de cette révolution sociale se trouve certainement dans le progrès de l’instruction scolaire des jeunes générations de femmes depuis les années 1980. En 1976, seulement 28 % des femmes de 15-49 ans, contre 54 % des hommes des mêmes classes d’âges, étaient alphabétisées. Après la Révolution, pour répondre aux attentes exprimées lors des journées révolutionnaires, l’État théocratique a dû redynamiser et étendre le système scolaire. L’ouverture massive de l’école a été particulièrement bénéfique aux femmes, dont l’accès au savoir a progressé à une cadence accélérée. Ainsi, en 2011, la proportion des femmes alphabétisées de 15-49 ans s’élevait à 89,8 % (93,7 % chez les hommes). Plus notoire encore : le taux d’alphabétisation des jeunes femmes âgées de 15 à 29 ans (95,5 %) avoisine celui des hommes des mêmes générations (96 %).
Précisons que ces évolutions rapides résultaient elles-mêmes de la Révolution de 1979 et de ses conséquences imperceptibles. La participation massive et active des femmes aux journées révolutionnaires a été déterminante pour les inciter à prendre confiance dans leur capacité à sortir de la soumission traditionnelle pour peser sur leur destin. Leur lutte contre les injonctions religieuses et le modèle traditionnel de la famille s’est alors engagée dans la plus profonde intimité de leur corps. On peut même penser qu’avec la maîtrise de leur fécondité, les femmes ont continué leur révolution.
On peut penser qu’avec la maîtrise de leur fécondité, les femmes ont continué leur révolution.
Ainsi, le processus révolutionnaire et le processus transitionnel ont conduit à une mise en cause des traditions patriarcales au sein de la famille et à la modernisation rapide de la société iranienne. Il s’agit d’un événement majeur qui montre bien la capacité de la société iranienne à inventer sa modernité en dépit de la volonté d’un État théocratique islamique.
1 M. Ladier-Fouladi, « La transition de la fécondité en Iran », Population n° 6, 1996.
2 Elle est de 1,9 enfant en 2014.
3 M. Ladier-Fouladi, Iran : un monde de paradoxes, L’Atalante / Comme un accordéon, 2009.
4 Il faut peut-être rappeler que l’islam n’interdit pas la contraception.