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On entend souvent que l’injustice sociale fait le lit de l’extrême droite. Qu’en pensez-vous ?
Nicolas Duvoux - Le creusement des inégalités est une réalité en France. Pendant que les très riches s’enrichissent, l’appauvrissement ne touche pas que les plus pauvres : 40 % de la population voit sa situation stagner, en raison du morcellement des formes de salariat (temps partiel subi, contrats précaires…). Et on ne mesure pas assez le rôle des discriminations (ethno-raciales) dans les inégalités d’accès au logement ou à l’emploi, par exemple. Mais la précarité et la crainte du déclassement ne suffisent pas à expliquer la montée du populisme et de la xénophobie.
En France, en particulier, ce n’est pas l’absence radicale de protection pour les citoyens les plus fragiles qui contribue à délégitimer la solidarité nationale, mais bien une forme d’organisation de cette solidarité. La crise économique à laquelle nous sommes confrontés depuis plus de trente ans a conduit à la création d’un système de protection sociale à deux vitesses ou, plus exactement, à deux types hiérarchisés d’accès à celle-ci. Le pilier assurantiel a été défini après la Seconde Guerre mondiale, autour de grands risques (maladie, vieillesse…), jusqu’à ce que la création du revenu minimum d’insertion, en 1988, ne vienne transformer notre système, instituant un filet de sécurité assistantiel. Avec lui s’est mise en place une solidarité résiduelle, sous condition de ressources, gérant la pauvreté plus qu’elle ne la combat, articulée à une dégradation des conditions d’emploi et à une régression des droits à l’indemnisation au chômage. Depuis, ce pilier a été complété et s’est même considérablement renforcé, avec l’augmentation rapide du chômage : les effectifs du RSA [revenu de solidarité active] ont augmenté de 30 % depuis 2008.
En quoi cette organisation duale de la protection sociale est-elle problématique ?
Nicolas Duvoux - Le premier problème est que le niveau des prestations n’est pas articulé avec les besoins des individus et des familles : même si les minima sociaux ont été relevés pendant la mandature 2012-2017, le montant se situe presque à la moitié du seuil de pauvreté. Ne disposer que des ressources de la solidarité ne permet que de survivre, nullement de vivre décemment. Contrairement à ce que laissent entendre de nombreux discours, l’assistance n’est en rien un privilège : elle donne accès à un niveau de ressources très modeste qui maintient les personnes dans la pauvreté, loin de leur permettre de se vouer à une existence de loisir aux frais de la collectivité !
Un deuxième problème tient à la manière même dont est organisé ce pan de la solidarité nationale. Largement décentralisé, l’accompagnement lié à l’assistance est très variable d’un territoire à l’autre : la capacité financière des collectivités est d’autant plus grevée que les territoires qu’elles recouvrent sont frappés par la pauvreté. La décentralisation conduit aussi au soupçon face à l’augmentation du nombre d’allocataires, perdant de vue les chaînes d’interdépendance complexes : l’évolution de l’économie produit des inégalités et du chômage ; les transformations de l’indemnisation du chômage produisent un déversement des chômeurs en fin de droits vers l’assistance. Ces publics pèsent d’un poids financier sur des collectivités qui ont peu investi en accompagnement et sont aujourd’hui étranglées par des obligations légales qui les empêchent d’apporter le soutien nécessaire aux populations fragilisées.
Les personnes dont les revenus émargent juste au-dessus des seuils d’éligibilité, les « presque pauvres », développent un sentiment d’injustice très profond vis-à-vis de cette forme de solidarité par laquelle ils se sentent lésés.
Les seuils d’éligibilité aux prestations soulèvent un troisième problème. Les personnes dont les revenus émargent juste au-dessus des seuils d’éligibilité, autrement dit les « presque pauvres », développent un sentiment d’injustice très profond vis-à-vis de cette forme de solidarité par laquelle ils se sentent lésés. Plutôt que de se tourner vers les plus riches, qui captent une part croissante des ressources, on regarde vers plus pauvre que soi : un plus pauvre considéré comme un privilégié, injustement favorisé par les politiques publiques, parce qu’il vit presque aussi bien, mais sans travailler ni contribuer à la société. Et le RSA n’a pas réussi à limiter ces tensions : les presque pauvres ne veulent pas être considérés comme des assistés et préfèrent ne pas y recourir. C’est la raison pour laquelle la prime d’activité l’a remplacé. Confier des pans croissants de la protection sociale à de tels dispositifs contribue, sur le temps long, à délégitimer le principe même de la solidarité. La mise en cause est d’autant plus forte que, si elle est en partie construite politiquement, elle émane aussi largement des catégories populaires. Ce n’est pas l’absence de protection qui crée les frustrations et le ressentiment dont se nourrit le Front national, c’est une politique des seuils où les frontières administratives sont essentialisées en frontières sociales, morales et raciales.
Sur quels fondements faut-il alors construire les politiques de solidarité ?
Nicolas Duvoux - Les tensions que je décris sont radicalisées par les choix politiques annoncés. Comme en France, en matière de droits sociaux, la majorité est à 25 ans, les jeunes se situent dans un « vide » de protection sociale et constituent aujourd’hui la catégorie d’âge la plus frappée par la pauvreté. Faut-il pour autant élargir le RSA aux 18-25 ans ? Oui, mais il ne faut pas s’en contenter. À chaque extension du périmètre de l’assistance, ce qui est gagné du côté de la remédiation ou du palliatif des situations de manque ou de déni de droit risque d’être perdu du côté du soutien de long terme à la solidarité. La France est le pays de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] qui redistribue le plus de revenus aux retraités. Pourquoi ne pas créer un « risque jeunesse » de même qu’il existe un risque vieillesse ?
Si l’on veut éviter la désagrégation du pacte social qui lie les citoyens et endiguer le développement du Front national et de son discours soi-disant social, il s’agit de repenser la protection sociale dans une perspective plus homogène et universelle. Et ce n’est pas plus coûteux que des mesures ciblées. Réouvrir le périmètre de l’assurance chômage au lieu de consentir à son rétrécissement ; investir dans la lutte contre les inégalités dès le plus jeune âge ; mettre en place des amortisseurs permettant aux personnes en situations de pauvreté de faire face aux aléas sans être sujettes à une insécurité sociale radicale… Voilà quelques-unes des orientations qui permettraient d’endiguer l’alliance délétère d’un dévoiement de la solidarité en une aide minimale pour les pauvres et d’un sentiment d’abandon de tous ceux qui ne sont pas (encore) assez pauvres pour bénéficier de ce filet de sécurité. La protection sociale remplit des fonctions indispensables. Chacun d’entre nous en sera d’autant plus aisément convaincu qu’il en bénéficie et qu’il peut, en retour, y contribuer.