Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Sixième puissance économique mondiale, la France reste l’un des pays les plus riches du monde. Le produit intérieur brut, s’il a moins vite progressé que dans les années 1960 et 1970, a crû, en moyenne, de 1,5 % par an entre 1990 et 2015. Globalement, le monde n’a jamais produit autant de richesses et notre pays est donc plus « riche » qu’il ne l’a jamais été. Pourtant, la situation sociale s’est fortement dégradée au cours des quinze dernières années. Entre 2004 et 2013, les inégalités se sont accrues. Le nombre de personnes vivant en situation de pauvreté (moins de 60 % du salaire médian, soit moins de 1 000 euros par mois pour une personne seule) a augmenté d’un million pour atteindre le nombre de 8,5 millions en 20131. C’est là le résultat du chômage massif – 6,2 millions de demandeurs d’emploi en France métropolitaine, toutes catégories confondues (personnes inscrites à Pôle emploi, dont 2,8 millions sans aucune activité2 – et de la précarité de l’emploi (3,2 millions de salariés précaires3) qui affectent une part croissante de la population.
Or l’État semble impuissant à inverser ces tendances. La France, endettée, est sommée de réduire ses dépenses publiques. En 2008 déjà, le Premier ministre, François Fillon, justifiait son impuissance en affirmant : « Les caisses sont vides. » Le budget des dépenses de l’État se monte en 2016 à 374 milliards d’euros (face à 301 milliards d’euros de recettes), dont 48 milliards pour l’éducation et 46 milliards pour le remboursement de la dette publique. La protection sociale redistribue 600 milliards d’euros. Mais cet « État-providence » est sous la pression de logiques financières, si bien que la qualité et la quantité des services publics, instruments essentiels à la vie quotidienne, diminuent. Les partis au pouvoir ces dernières décennies semblent soit résignés, soit satisfaits par ces évolutions, considérant que l’État « ne peut plus faire autant qu’avant ». Ils ont renoncé à porter une vision plus égalitaire de la société, à incarner les préoccupations des plus vulnérables.
Ce rapide panorama doit être mis en parallèle avec la hausse du vote protestataire d’extrême droite (+ 2 millions de voix entre 1995 et 2015) et de l’abstention : 20 % en moyenne aux législatives dans les années 1970, 30 % dans les années 1980-1990, 40 % en moyenne depuis les années 2000. Des chiffres qui sont l’expression de la colère et de la désespérance d’une partie de la population, qu’un parti xénophobe parvient à capter avec des discours simplistes et démagogiques, fondés sur la désignation de boucs émissaires, qu’ils soient immigrés, musulmans ou roms…
Les discours dominants ont tendance à justifier des postures de repli sur soi ou de stigmatisation des pauvres et des chômeurs.
Cette évolution est extrêmement préoccupante, mais pas surprenante. Les discours dominants, ceux des personnes aux commandes du pouvoir politique, ont tendance à justifier des postures de repli sur soi (« on ne peut plus accueillir d’étrangers », « il y a trop de réfugiés ») ou de stigmatisation des pauvres et des chômeurs (« qui profitent de l’État-providence et préfèrent l’assistanat au travail »). Ces discours influencent fortement la façon dont l’opinion perçoit les causes de la crise et envisage des solutions. Ils légitiment tantôt les thèses du Front national, tantôt celles des ultralibéraux. Lorsque les responsables politiques font porter la responsabilité de leurs décisions sur « l’opinion publique », supposée hostile à l’accueil de nouveaux réfugiés4 ou favorable à la déchéance de nationalité, ils font preuve d’un singulier manque de courage. Plus encore, ils renoncent à leurs responsabilités. Car ce sont bien leurs discours, relayés et amplifiés par les médias, qui structurent une bonne partie du débat public. S’ils ne promeuvent ni la solidarité, ni la justice sociale, mais la crainte de l’étranger ou la défiance vis-à-vis d’un projet européen, comment les tensions dans notre pays cesseraient-elles ? Pourquoi ne pas dire et répéter que l’immigration a fortement contribué à la richesse économique et culturelle de notre pays ? Pourquoi ne pas expliquer, avec des mots empreints d’humanité, que les réfugiés syriens, afghans ou érythréens fuient la guerre et la répression et que la France s’honorerait à en accueillir davantage ? Pourquoi ne pas dire que l’immense majorité des chômeurs souhaitent retrouver un travail et la dignité qui va avec ?
Cette crise politique, sociale et économique s’inscrit en France dans un contexte particulier : celui de la centralité de l’État, un État qui se considère encore omniscient et omnipotent. La tradition étatique française donne aux générations successives de dirigeants un sentiment de supériorité qui contribue fortement à la distance entre l’État et ses « administrés » (cette simple appellation est révélatrice de la vision que l’État a des citoyens). La haute administration est sûre de son savoir. Cette machine bien huilée tient à distance les acteurs organisés de la société civile (syndicats, associations…), qu’elle considère davantage comme des empêcheurs de tourner en rond que comme des sources d’expertise. Et quand elle les consulte, il s’agit souvent d’informer plus que de co-construire.
Notre culture politique et administrative évolue trop lentement, contribuant au fossé entre une « élite de la nation » et une « masse citoyenne » qui ne croit plus possible de se faire entendre par ceux qui sont censés travailler pour elle. L’apparition de consultations citoyennes par internet pour l’élaboration de projets de loi5 et de plateformes web (comme www.parlement-et-citoyens.fr) où députés et ministres peuvent dialoguer directement avec des citoyens, possède certainement un potentiel de transformation des rapports entre décideurs et citoyens. Mais, comme le fait remarquer Loïc Blondiaux, « ces applications n’ont pas encore rencontré leurs utilisateurs. Les autorités qui s’y intéressent sont encore peu nombreuses et comme on l’imagine très vigilantes à garder le pouvoir. Les communautés de citoyens qu’elles fédèrent restent, à l’échelle de la société, marginales. Le seuil critique à partir duquel le système politique commencera à trembler sur ses bases, n’est nullement atteint6. »
Situés entre décideurs et citoyens, les corps intermédiaires (syndicats, associations) restent des acteurs clés de la vie sociale et démocratique. Ils assurent à la fois une solidarité de proximité que l’État ou les collectivités ne savent pas ou ne veulent pas organiser et, pour certains, un rôle de contre-pouvoir capable de critiquer le pouvoir au niveau local, régional, national et de proposer des solutions alternatives. La France compterait 1,3 million d’associations actives. Les trois quarts d’entre elles agissent dans les domaines social, éducatif, humanitaire7. Entre 2010 et 2012, 67 000 associations ont été créées en moyenne chaque année (la moitié dans les secteurs culturel, sportif et des loisirs). Une faible part se consacre de manière exclusive à la défense des droits fondamentaux8, mais la plupart jouent un rôle de cohésion sociale, de solidarité locale et d’éducation populaire extrêmement précieux. Et le citoyen français serait apathique ? L’individualisme serait sa règle de conduite ? 16 millions de personnes (près du quart de la population !) sont engagées comme bénévoles dans les associations ; 60 % d’entre elles déclarent y « défendre des valeurs de solidarité » et pour 36 %, il s’agit de « recréer du lien social »9 . Pour un pays dont la population est souvent décrite comme attendant tout de l’État, cette vitalité renvoie une image bien plus diversifiée. Les citoyens souhaitent effectivement que l’État joue un rôle central pour favoriser la cohésion sociale, mais des millions d’entre eux prennent leur part pour venir en aide à ceux qui en ont besoin, un rôle social que l’État délègue d’ailleurs volontiers aux organismes privés.
Si les syndicats sont perçus comme essentiellement tournés vers la défense d’intérêts corporatistes, les associations sont en revanche considérées comme des acteurs de solidarité dont l’action contribue à la cohésion sociale.
Si les syndicats sont perçus comme essentiellement tournés vers la défense d’intérêts corporatistes, ce qui limite leur niveau de confiance dans l’opinion (25 %), les associations sont en revanche considérées comme des acteurs de solidarité dont l’action contribue à la cohésion sociale (70 % des gens leur font confiance)10. Leur réputation est excellente, qu’il s’agisse du Secours catholique, d’Emmaüs, de Médecins sans frontières, de Médecins du monde, des Restos du cœur, d’ATD Quart-Monde, du Secours populaire français, de la Ligue contre le cancer, de l’Association des paralysés de France et de l’AFM-Téléthon, pour ne citer que certaines des plus connues11.
La plupart des associations ne se définissent pas comme des contre-pouvoirs visant à faire évoluer les politiques publiques, au risque d’apparaître comme les voitures balais d’un système incapable de réduire les inégalités. Pourtant, dans les domaines du handicap, de l’exclusion, des discriminations, de l’environnement, un petit nombre – grandes ou petites – font régulièrement entendre leur voix à coup de manifestations et d’actions publiques, de communiqués de presse, de rapports annuels (sur la pauvreté, le logement, l’accueil des réfugiés, etc.), de pétitions, de présence sur les réseaux sociaux… Elles portent des recommandations en direction des pouvoirs publics et, parfois, leur parole est entendue : la création de la CMU (couverture maladie universelle, remplacée en janvier 2016 par la protection universelle maladie), la loi Dalo (droit au logement opposable), ou encore les incitations fiscales pour les énergies renouvelables sont le résultat d’un long travail de conviction entrepris par des associations œuvrant contre l’exclusion. Mais leurs capacités à influencer les politiques publiques restent limitées. L’État reste sourd à leurs appels à accueillir plus de réfugiés, à accorder des conditions de vie décentes aux migrants à Calais, à améliorer les conditions carcérales, à mettre fin aux contrôles au faciès, à lutter efficacement contre les discriminations à l’embauche et au logement, à éviter l’échec scolaire, à combattre un système de santé à plusieurs vitesses et, plus généralement, à réduire les inégalités.
Face au sentiment d’exclusion d’un pan de la population, à la peur du déclassement d’une partie de la classe moyenne, au désespoir des jeunes des quartiers défavorisés, les associations obligeront-elles l’État à agir ? Là où les lobbies corporatistes (médecins, notaires, chasseurs, commerçants, chefs d’entreprise, chauffeurs routiers, agriculteurs, cheminots, intermittents du spectacle, etc.) savent s’organiser sur des causes qu’il ne s’agit pas ici de juger pour peser sur les décideurs politiques, les personnes les plus touchées par la crise et les associations qui agissent pour elles parviendront-elles à créer des rapports de force qui pousseraient les politiques à prendre en compte leurs revendications ? Alors que la situation sociale est tendue, que des actes terroristes cherchent à diviser la société, le tissu associatif est appelé à jouer un rôle croissant. Encore faut-il qu’il prenne conscience que ces enjeux, qui dépassent l’objet social de chaque association, exigent de réunir des forces qui d’habitude ne travaillent pas ensemble.
Associations, centres de recherche, think tanks, milieux culturels et artistiques ont le devoir de mieux coopérer.
Les partis politiques, pris dans des stratégies de pouvoir à court terme, semblent incapables d’incarner l’espoir d’une société plus juste. Aussi est-ce aux associations d’inciter les forces politiques à remettre au centre de leur attention la résolution d’une crise sociale qui, si elle s’approfondit, poussera de plus en plus d’électeurs à confier le destin du pays à des candidats incarnant l’autorité et la sécurité et non la justice et la liberté. Associations, centres de recherche, think tanks, milieux culturels et artistiques ont le devoir de mieux coopérer. Ils portent des valeurs encore chères à une majorité de Français. Des millions d’entre eux le rappellent, chaque jour, en signant des pétitions sur internet (comme leurs parents en signaient sur papier dans les années 1960 ou 1970 !). L’enjeu est d’inventer des formes de mobilisation, d’expression qui permettent d’apporter son soutien à des causes bien identifiées, argumentées, sur lesquelles des organisations structurées ont la capacité de travailler dans la durée là où le citoyen, seul devant son écran, ressent la frustration du clic sans lendemain. Un autre enjeu de taille pour ces organisations consiste à agir et à dialoguer plus avant avec les premiers concernés par leur action : les personnes affectées par la crise. C’est aussi à l’aune de leur capacité à parler « avec » et non pas « à la place » de ces personnes que l’on mesurera leur crédibilité et leur contribution à une revitalisation démocratique du pays. Le défi, c’est d’aider cette France « d’en bas », urbaine et rurale, à sortir de l’isolement, à exprimer publiquement ses attentes autrement qu’en protestant via les urnes ou l’abstention.
Un écueil reste à éviter pour cette société civile : le creusement d’un fossé entre des associations de plus en plus institutionnalisées, opératrices pour le compte de l’État, coincées dans une relation à la fois de dépendance (notamment financière12) et de dialogue formel avec la technostructure étatique et des millions de citoyens s’exprimant de manière désorganisée, sans stratégie à moyen terme. Le développement de plateformes internet de « démocratie directe » signifiera-t-il la mise hors-jeu des organisations de la société civile du « dialogue » entre politiques et citoyens, dialogue que les politiques chercheront à canaliser à leur profit ? S’affranchir des médias – et parfois de leur esprit critique – et des corps intermédiaires, par une communication directe avec les citoyens : voilà un horizon rêvé par nombre de politiciens ! Une démocratie directe, qui ignorerait l’expertise et l’intelligence collective, se priverait d’une source essentielle de propositions pour répondre aux problèmes de société. Il revient aux corps intermédiaires soucieux que leurs idées soient entendues d’investir ces espaces d’expression, de capter l’attention des citoyens, de montrer aux décideurs qu’ils devront compter sur leur vigilance et leur force de proposition, de donner aux médias de bonnes raisons pour mettre en valeur leur contribution au débat. C’est ainsi que l’État modifiera sa posture, acceptant les critiques constructives et prenant au sérieux les propositions, pour se mettre réellement au service de l’intérêt général.
1 Observatoire des inégalités, « La pauvreté progresse en France », <www.inegalites.fr>, 29/03/2016.
2 Insee, « Le taux de chômage est stable au premier trimestre 2016 » [en ligne], Informations rapides, n°130, 19/05/2016.
3 Observatoire des inégalités, « 3,2 millions de salariés précaires en France », <www.inegalites.fr>, 06/11/2015.
4 Un sondage commandé par Amnesty international en mai 2016 dans 27 pays indiquait que 82 % des Français interrogés étaient favorables à l’accueil des réfugiés et 69 % estimaient que le gouvernement ne faisait pas assez pour cet accueil.
5 Ce fut le cas en mars puis en mai 2016 sur le projet de loi « Égalité et citoyenneté » ou pour la « loi pour une République numérique », fin 2015.
6 Loïc Blondiaux, « Le mouvement des civic-tech : révolution démocratique ou promesse excessive ? », <www.liberation.fr>, 18/05/2016.
7 Cécile Bazin, Jacques Malet, « La France associative en mouvement », <www.recherches-solidarites.org>, octobre 2012.
8 Cf. C. Bazin, J. Malet, « La France associative en mouvement », op. cit.
9 C. Bazin, J. Malet (dir.), « La France bénévole en 2016 », <www.recherches-solidarites.org>, p. 37.
10 Madani Cheurfa et Opinionway, « Baromètre de la confiance politique - vague 6 », <www.cevipof.com>, 13/01/2015.
11 Source : sondage TNS-Sofres pour France Générosités, 2013.
12 Globalement, 50 % des recettes des associations proviennent des pouvoirs publics. Cf. Viviane Tchernonog, « Le secteur associatif et son financement », Informations sociales, n°172, juillet-août 2012.