Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Notre société est conduite, depuis longtemps mais de manière très aiguë récemment, par une demande de sécurité : nous avons peur de la violence, nous sommes prêts à tout pour en être protégés. Elle est aussi conduite par une réclamation de droits : ils nous sont dus, nous sommes prêts à tout pour ne pas les perdre. Bref, nous sommes très sensibles à la violence comme à l’injustice, et c’est certainement légitime. Mais nous sommes beaucoup moins sensibles à l’humiliation. Je voudrais prendre ici ce fil conducteur, non pour justifier mais pour tenter de comprendre un aspect des votes populistes qui menacent et qui se drapent dans les discours sécuritaires, identitaires ou des droits acquis. Tous ces discours en cachent un autre, dont les dégâts sont immenses, celui du mépris : un mépris de classe, de race, de religion, de sexe, un mépris mutuel des gagnants et des laissés pour compte, un mépris généralisé.
Ce qui frappe avec l’humiliation, c’est qu’elle touche d’abord le visage, c’est-à-dire la part de nous-mêmes la plus offerte à l’autre, par le regard, par la voix, par l’expression des sentiments, par tout ce qui nous relie aux autres – la violence attaque le corps, qui, certes, est vulnérable, mais la vulnérabilité du visage est différente. Un mot, un regard, suffisent à blesser. C’est pourquoi l’humiliation fait taire, à la fois de honte et de rage : elle ruine la possibilité du regard, de la parole. Elle ruine la confiance en soi comme en autrui et ses effets sont durables.
L’humiliation est souvent bien plus grave que la violence et engendre pour plus tard une violence aux effets dévastateurs. On ne mesure pas ce que fait l’humiliation dans la vie des individus comme dans celle des peuples ; ses effets sont souvent plus profonds et multiformes que ceux de la violence. Les humiliés, à leur tour, risquent d’être humiliants. À cette contagion dans le temps s’ajoute une sorte de contamination dans l’espace, l’humiliation touchant peu à peu tous les tableaux de la vie des individus et des sociétés : une humiliation dans le monde de l’emploi peut avoir des répercussions sur la santé, dans la famille, etc. Elle peut, de proche en proche, toucher tous les registres de la reconnaissance.
Pour en montrer l’amplitude, nous prendrons trois registres. L’humiliation a un lien évident avec la violence du vainqueur, comme dans le cas du traité de Versailles (1918), par lequel la France a profité de sa victoire pour écraser l’Allemagne. La France d’alors s’est montrée mauvaise gagnante ! C’est peut-être le cas dans toutes les relations internationales lorsque, dans un conflit, les vainqueurs croient pouvoir utiliser leur force comme s’ils allaient toujours être les plus forts, préparant ainsi les plus inexpiables des guerres. Il faudrait toujours faire en sorte d’humilier le moins possible, vaincre de manière à ce que l’autre ne perde pas la face et puisse rester un ennemi honorable, sinon un « bon perdant ». Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre le moindre contre-pouvoir, il y a non seulement violence mais humiliation. « On est toujours barbare avec les faibles », écrivait Simone Weil1. Elle ne dit pas qu’il ne faut pas être barbare, mais qu’on l’est, de toute façon : ce qu’il faudrait, c’est que personne ne soit trop faible. Les forts, même s’ils sont gentils, et peut-être d’autant plus, écrasent les trop faibles. La seule issue n’est pas de croire que nous sommes civilisés et que nos « ennemis » sont des barbares, mais de reconnaître d’abord que nous sommes tous barbares, de mille manières. Et l’humiliation fait le fond de la barbarie.
Il faudrait toujours faire en sorte d’humilier le moins possible, vaincre de manière à ce que l’autre ne perde pas la face.
Mais l’amplitude de l’humiliation provient d’un deuxième registre, d’une scène bien plus mondiale aujourd’hui, celle des rapports économiques. Il existe une humiliation qui n’est pas celle d’être exploité et asservi, mais d’être inemployable, insolvable, inutile. L’humain, « mis au format » de « l’homme économique », s’il n’est plus assez producteur ni plus assez consommateur, est tout simplement considéré comme superflu. Il éprouve le sentiment qu’il aurait mieux valu pour lui ne pas être né. Beaucoup trop d’humains se sentent superflus dans notre société et dans notre monde et c’est la forme la plus massive de l’humiliation actuelle.
Un troisième registre est celui par lequel nous sommes autorisés à parler et porteurs d’une parole ayant crédit. On peut être humilié dans sa langue, dans sa culture, dans sa religion, dans sa tradition et perdre ainsi toute confiance dans la possibilité d’être autorisé à proposer une parole neuve, inédite, une parole ayant du sens. Dans les sociétés orales traditionnelles, la réputation, et donc la « parole » de quelqu’un, était ce qu’il avait de plus précieux. Aujourd’hui, la calomnie se pratique en toute impunité et contribue, parmi de nombreux autres facteurs, au sentiment que la parole est sans valeur. Mais si les êtres parlants sont d’avance discrédités, c’est toute la société qui se défait et l’humiliation peut ici engendrer, par contrecoup, cette parole survalorisée que l’on appelle le fanatisme…
Qu’est-ce donc qu’humilier ? L’humiliation atteint en même temps les deux racines de la dignité humaine : celle de l’estime de soi et celle du respect d’autrui. Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirmait qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous notre propre regard intérieur. Ainsi la honte est-elle une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais l’humiliation serait une émotion rouge-blanche. Elle touche à la fois à l’estime de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui.
L’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On lui fait honte de son expression, ce qui est le fond de la honte. Bref, on empêche quelqu’un de se montrer, de montrer « qui » il est, de quoi il est capable. Car ce qui fait le cœur de l’estime de soi, c’est bien l’orientation vers ce que nous estimons bon, vers une « vie bonne ». Cette orientation est une visée éthique mais elle est aussi simplement de l’ordre du désir. C’est aussi tout cela qui me rend capable de ce « bon », le sentiment de porter en moi les capacités qui tissent la confiance que j’ai en moi-même. Le plus grave, dans l’humiliation, c’est la manière dont on peut amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe, etc.
Cela est aussi valable à l’égard d’un groupe particulier dans une société qui cherche à l’exclure, à le rabrouer, à le ramener à sa conformité. On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité, de leur forme de vie. Des groupes ont été harassés, leur forme d’expression a été rejetée ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives : ce fut le cas de minorités religieuses, sexuelles, linguistiques ou simplement idéologiques, qui ont fini par intérioriser excessivement le regard négatif porté sur elles. Ces groupes réprimés dans leur expression, comme toutes les personnes profondément atteintes dans leur estime de soi, ont ainsi intériorisé leur propre invisibilité : ils en garderont une incapacité à se montrer, à montrer « qui » ils sont. Ce premier mécanisme est fondamental.
Des minorités religieuses, sexuelles, linguistiques ou simplement idéologiques ont fini par intérioriser excessivement le regard négatif porté sur elles.
Le second ne l’est pas moins. L’humiliation est ici plutôt une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. Cela se produit chaque fois que quelque chose qui nous est intime est dévoilé dans l’espace public. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs. D’où l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression de devoir sans cesse s’expliquer, se justifier. À cet égard, le droit d’habiter me semble une garantie fondamentale de ce droit de retrait : ceux qui sont « sans domicile fixe » sont en permanence forcés de se montrer. Ils sont ainsi privés de la possibilité de se soustraire au regard d’autrui.
On peut toujours basculer dans une société de surveillance, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue – c’est ce qui caractérise les sociétés totalitaires. Avec l’emprise de l’internet et l’accélération numérique, nos sociétés ont été soumises à un principe d’échange universel et d’ouverture générale : les calomnies et les amalgames, les insultes et les mensonges circulent en toute impunité – les sociétés orales traditionnelles étaient extrêmement sévères avec tout ce qui pouvait porter atteinte au crédit de la parole. Face à ce trop puissant processus, l’humanité semble se rétracter, dans un besoin d’abris, de frontières. Certains font sécession, d’autres se retirent de l’espace commun, dans une dépolitisation générale.
En bref, l’humiliation est à la fois cela qui fait honte, cache ce qui aurait voulu se montrer, le refoule, s’en moque avec une impitoyable dérision et, à l’inverse, montre avec impudeur ce qui voudrait se cacher, se retirer. Elle atteint à la fois la dignité comme estime et faculté de se montrer et la dignité comme respect et faculté de se retirer.
Il faudrait donc cesser d’être insensibles à l’humiliation, celle que nous faisons subir ou que nous subissons, celle que nous voyons d’autres subir. Mais pourquoi est-elle si peu perçue, si omniprésente mais comme invisible, peu nommée ? Pourquoi sommes-nous plus aisément indignés par l’injustice ou révulsés par la violence que révoltés par l’humiliation ?
Il s’agit d’un sentiment extrêmement relatif et ambivalent. On peut se sentir humilié sans raison valable, ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié ! C’est tellement « subjectif » que Ruwen Ogien distingue l’offense, laquelle « ne fait rien » à l’autre, et le préjudice réel, tangible, corporel2. Toute institution peut paraître humiliante pour un anarchiste ou un ultra-libéral. Mais une société où s’exercerait, selon les principes de l’École de Chicago, un capitalisme chimiquement pur pourrait, à la limite, être une société entièrement dérégulée et même une société sans institution. Serait-elle une société non humiliante ? À l’inverse, d’après la conception stoïcienne, aucune institution ne peut humilier et aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Épictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs. On pourrait aussi comprendre cette insensibilité par l’opposition entre « cultures de culpabilité » (comme la société américaine) et « cultures de honte » (comme la société japonaise)3. Il faudrait ainsi faire l’histoire un peu fine de ce sentiment, comme baromètre de la société. On s’apercevrait sans doute que le christianisme et le stoïcisme, pour une fois conjugués, nous ont appris à être humbles, détachés, modestes, pas même « humiliables », au fond, complètement insensibles à l’humiliation et donc assez désarmés à son égard.
Pour lever les mécanismes d’insensibilisation à l’humiliation, tant subie qu’agie, il faut autoriser la perception de l’humiliation, l’installer, la réguler en quelque sorte. C’est ici le rôle exemplaire des institutions. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ? s’interroge Avishai Margalit4 à partir de l’idée que, si nous ne parvenons pas à constituer une société juste ou non violente, il faudrait au moins essayer de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible.
Que seraient des institutions non humiliantes ? Pouvons-nous en proposer un test ? On pourrait prendre le cas de l’hôpital, lorsque l’on vous prend en charge sans rien vous dire de votre état, sans vous parler ni vous demander votre sentiment. Ou le cas des institutions chargées du traitement des étrangers, des sans-papiers, des immigrants, les guichets des frontières et des préfectures, la police, etc. Ce sont des questions compliquées, parce que l’on y a affaire à des personnes qui sont dans des états différents. Et l’école ? Le collège ? Les institutions éducatives peuvent mettre les élèves en compétition en utilisant la peur de l’humiliation comme moyen pédagogique pour former des « élites » persuadées d’êtres « les meilleures » et qui seront à leur tour exemplairement humiliantes !
Prenons encore l’exemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments sont une bonne pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Faire usage de la force sans éprouver ni mépris ni crainte, sans en rajouter ? Si respecter l’autre est une exigence morale magnifique mais un peu vague, ne pas l’humilier est une notion sur laquelle on pourrait se fonder pour établir des règles, des tests ayant valeur d’avertissement.
Des institutions respectueuses ont pour fonction de remettre des écrans, des séparations, de telle sorte que l’humiliation sur un tableau ne se propage pas sur les autres tableaux – or l’humiliation est difficile à contenir. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun toutes ses chances de pouvoir montrer « qui » il est. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes, doivent à la fois rompre les logiques humiliantes et redonner place, faire crédit.
Des institutions non humiliantes et favorables à l’estime de soi doivent ensuite manifester leur refus que qui que ce soit puisse être considéré comme superflu. Le sens des institutions est ici de permettre à chacun d’interpréter et de réinterpréter devant les autres qui il est et de devenir ainsi acteur et auteur de sa propre vie. De lui redonner une chance, et cela non pas une fois, mais soixante-dix-sept fois sept fois. Ce serait une société dont les institutions seraient les plus ouvertes à un « droit de paraître », comme un théâtre où nous nous essayons tour à tour. Une société d’estime devrait pluraliser les espaces d’apparition, inventer une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression. C’est ce sens profond des institutions que nous avons perdu.
La puissance publique devrait être exemplaire dans la vigilance à toute forme d’humiliation dans les institutions qui sont de son ressort. Cependant, les institutions ne sont rien sans ceux qui l’exercent ou en sont les usagers. Finalement, c’est dans la rue et l’environnement quotidien que cela se passe, avec chacun de nous comme citoyens. Il y a comme un pacte implicite qui fait de chaque personne un citoyen : la promesse proprement civique de n’être jamais humiliant à l’égard de qui que ce soit, d’exercer cette vertu délicate qu’on appelle la politesse, la civilité, qui consiste en même temps à faire place à l’autre, à le faire entendre, à le considérer et à ne pas le forcer à se montrer, à ne pas forcer sa pudeur.
Cette vertu majeure doit être tressée avec deux autres. Avec la vertu civique du courage, qui ne demande pas la sécurité, mais qui est, au contraire, prête à prendre sur soi, à se déplacer pour assumer et prendre en charge. Avec cette autre vertu civique qu’est la gratitude : plutôt que de réclamer nos droits, que nous commencions par nous retourner pour reconnaître tout ce que nous devons aux autres et à nos prédécesseurs, cet infini endettement mutuel qui fait la société et le monde.
1 « Réflexions sur la barbarie », 1938, in Œuvres, Quarto/Gallimard, 1999, p. 506.
2 Cf. Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales, Grasset, 2016.
3 Cf. Distinction opérée par Ruth Benedict dans Le chrysanthème et le sabre, Philippe Picquier, 1998 [1946, trad. de l’américain par Lise Mécréant] [NDLR].
4 Avishai Margalit, La société décente, Climats/Flammarion, 1999 [trad. de l’anglais par François Billard].