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Dossier : Extrême droite : écouter, comprendre, agir

« Ras-le-bol. Alors Marine Le Pen ? Pourquoi pas ! »

Au P'tit Belvalais, Belval-Gare (Manche), mai 2016 ©Aurore Chaillou/Revue Projet
Au P'tit Belvalais, Belval-Gare (Manche), mai 2016 ©Aurore Chaillou/Revue Projet
Dans la Manche, le vote en faveur du Front national a gagné de l’ampleur lors des élections de 2015. Entre plages et bocage, commerçants, ouvriers et paysans partagent un sentiment de relégation et un profond ras-le-bol de la politique.

Sa première fois ? C’était en 2015, quand dans « toutes les petites communes, c’était Le Pen qui l’emportait ». A-t-il hésité ? « Non. Parce que y’en a marre. C’est tout. Ras-le-bol. » Au comptoir du café Les Triolettes, à Lingreville, à quelques centaines de mètres de la mer, Alain Beaufils, 62 ans, n’a qu’une hâte : que François Hollande prenne le large. « Le plus vite possible. » « Les hommes politiques ne s’intéressent qu’à eux. Les autres, ils n’en ont rien à faire. » Alain a été choqué d’entendre à la télévision que Hollande dépensait tous les mois 8000 euros de coiffeur. « Qu’il s’en prenne un peu moins à nos finances et qu’il arrête de mentir. »

En Basse-Normandie, la Manche était jusqu’alors le département où le Front national (FN) était le moins implanté. En 2015, la donne a changé. Au premier tour des départementales, les binômes du FN y ont remporté près d’un quart des suffrages. Même score aux deux tours des régionales pour la liste frontiste de Nicolas Bay. À Lingreville, commune littorale de 919 habitants, le FN a recueilli 28% au premier et au deuxième tour des régionales (en 2007, la liste FN y avait totalisé moins de 12% des votes).

« Il y a deux sortes de Français »

D’habitude, Alain est « pour la droite ». S’il a voté pour le Front national l’an dernier, il ne se considère pourtant « pas de ce côté-là. Mais c’était pour faire voir ». Avec sa casquette de marin, ses yeux bleus qui regardent droit devant, sa courte moustache blanche, on l’imaginerait volontiers à la barre d’un petit bateau de pêche. Pourtant, aujourd’hui encore, cet agriculteur à la retraite passe une bonne partie de ses journées à la ferme, pour aider son benjamin qui a repris l’exploitation laitière. En 2017, Alain est prêt à voter pour le FN au premier tour de la présidentielle. « Le pire, c’est si tout le monde fait pareil, » dit-il en terminant sa phrase par un petit sifflement. Il craint que Marine Le Pen soit élue dès le premier tour. Autour de lui, des protestations s’élèvent : « Ça fera comme avec Chirac. Au dernier moment, les gens vont se retourner. »

« Nous ne sommes pas des intellectuels. Ils ne nous écoutent pas »

« Il y a deux sortes de Français », déplore Alain, amer. « Je touche 800 euros de retraite et l’autre, qui était dans un bureau, il touche 2500, voire 3000 euros. Pour moi, il a moins bossé que moi, c’est pas normal. Un pain lui coûte pas plus cher que pour celui qui est pauvre. » Sa voisine prend un air pincé et relève les sourcils : « Nous ne sommes pas des intellectuels. Ils ne nous écoutent pas »1. « Avant, poursuit Alain, c’était intéressant de travailler, on pouvait gagner un peu d’argent. On pouvait même en placer. Maintenant, avec les monopoles, le prix du lait se dégrade. Et le gouvernement ne fait rien du tout. Alors si l’agriculture ne marche pas et le bâtiment non plus, plus rien ne tourne autour. »

L’ancien éleveur vit à Carantilly, 645 habitants, dans le bocage, un pays de talus et de haies. « On avait une épicerie, un restaurant, une boulangerie, un petit bistrot. Il n’y a plus rien, même pas un dépôt de pain. Les gens sont venus là pour leur retraite, ils ont construit et ils sont obligés d’aller se faire dépanner au canton, à 5 km. Et certains ne peuvent pas y aller, ils sont trop âgés. » Didier, les bras croisés sur le comptoir, ironise sur sa commune, Bricqueville-sur-Mer, 1173 habitants, où il n’y a plus aucun service non plus. « On est ravitaillé par les corbeaux, et encore ils passent sur le dos pour ne pas voir la misère qu’il y a en dessous ! »

Jean-Benoît Rault, 55 ans, agriculteur et maire (sans étiquette) de Lingreville, voit dans cette disparition des services publics et des commerces de proximité un terreau fertile pour le Front national2. « Dans le milieu rural, les gens sont démunis face à certaines évolutions. Tout ce qui était basé sur le contact direct entre les personnes, au niveau commercial ou au niveau des services, comme la Poste ou les banques, s’oriente vers une démarche plus numérique. En même temps, des commerces et services de proximité ferment et ne sont pas remplacés, parce que les gens sont plus mobiles ou parce qu’ils ont recours à d’autres circuits d’approvisionnement. » Dans sa commune, le Crédit agricole a fermé il y a une dizaine d’années. La mairie avait alors aménagé un local pour héberger un distributeur automatique. Fin 2015, la Société générale l’a retiré, le jugeant pas assez rentable, malgré près de 24 000 retraits annuels. « Les commerçants doivent se mettre au paiement par carte, nous répondent les banques. Mais sur le marché, explique l’élu, les transactions se font en liquide et si certains arrivent à prendre leurs dispositions, cela crée des pertes de chiffre d’affaires pour les commerçants et des difficultés réelles pour les personnes qui ont du mal à se déplacer. »

Le maire de Lingreville craint que ce sentiment d’abandon ne s’accroisse avec la loi Notre (Nouvelle organisation territoriale de la République), qui renforce le pouvoir des régions aux dépens des départements et redéfinit les compétences des différentes entités administratives. Elle encourage les petites communes à se regrouper pour avoir plus de chances d’obtenir des dotations. Au-delà du fait que cette réorganisation complexe est mal comprise par la population, « on professionnalise les élus et cela éloigne encore plus le citoyen de la prise de décision ».

« On professionnalise les élus et cela éloigne encore plus le citoyen de la prise de décision. »

« Ça ne va servir à rien. Ça va coûter cher et ils vont faire plus déplacer les gens », tranche Yann Lebouvier, 54 ans, à Belval, à une vingtaine de kilomètres de là. Le peintre en bâtiment est un habitué du P’tit Belvalais, un bar-tabac-relais Poste situé non loin d’un passage à niveau. En 2017, il votera « contre Hollande. J’ai voté pour lui, je le referai jamais. Il a baissé le salaire des ouvriers. » L’homme regrette le dispositif de défiscalisation des heures supplémentaires, mis en place en 2007 par Nicolas Sarkozy, mais supprimé en 2012 par la gauche, qui lui permettait d’améliorer un peu son quotidien. « Les réformes, il n’en a fait que pour le patronat. Pas pour le peuple. » Yann est de ceux qui ont voté pour le FN aux régionales. « En France, ce sont les entreprises qui gouvernent, elles sont au-dessus de l’État. Hollande, c’est un rigolo par rapport au président de Renault. » En face de lui, Florent Lebrun, 18 ans, employé de boucherie, ne croit pas que Marine Le Pen sera élue, « mais je voterai toujours pour elle. On a trop de social en France. » « Les immigrants arrivent, enchaîne Yann, ils ont droit à tout. » « On n’est pas racistes », se défend l’ouvrier. « Mais on le devient, » poursuit Florent. « Il faut faire bosser les gens qui profitent. »

Quelques secondes plus tard, celle que tout le monde ici appelle « Cathy », petite brune souriante, 35 ans bientôt, salue les derniers arrivés, « Ça va Gérard ? », prend des nouvelles, les commandes, disparaît dans le bar. Elle confie : « J’ai bien aimé ce qu’a dit Marine Le Pen : ‘Je ne suis pas contre les immigrés qui travaillent’. » Catherine Parente gagne « 800 à 1000 euros » quand elle est « dans une bonne situation ». Elle paie de 100 à 200 euros d’impôts et de TVA et cotise au RSI, le régime social des indépendants : 350 euros par mois. « Mais si je me casse quelque chose, je ne touche rien avant le 31e jour d’arrêt maladie. » « C’est grâce au gouvernement qu’on disparaît. Je paie mes impôts, mes taxes, comme les grandes entreprises. L’État a donné de l’argent pour sauver EDF, et à nous, rien. Si j’avais su les difficultés, je n’aurais pas pris le bar. » Cathy cherche à vendre pour se lancer dans un autre type de commerce et passer plus de temps avec ses trois enfants. Avant de s’installer à son compte, voici sept ans, elle s’intéressait peu à la politique. Depuis, elle a « toujours voté en sens contraire. FN ».

« Si voter changeait quelque chose... »

Parmi ceux que le Front national rebute, la colère monte aussi. Nicolas Seyve, commercial de 40 ans, parcourt toute la Manche et s’arrête parfois au Bar des Princes, à Quettreville-sur-Sienne. « Nico » a grandi dans une famille de gauche et a longtemps voté socialiste, « par éducation et par principe ». Mais aujourd’hui, il est lassé de la politique. Lassé de voir les mêmes têtes depuis trente ans, toutes issues des mêmes écoles. « Juppé, il a des casseroles et il se représente ! Là, j’apprends que Macron doit payer l’ISF et qu’il a oublié de déclarer des choses dans son patrimoine, il va se présenter aussi ? Est-ce qu’ils sont représentatifs des Français ? » Aux régionales, il ne s’est pas déplacé. « Coluche disait : ‘Si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit !’ » Au premier tour de la présidentielle, sa voix ira à Mélenchon. Pas sûr qu’il vote ensuite.

Denis (pseudonyme), conseiller municipal sans étiquette de Quettreville-sur-Sienne, est lui aussi « dégouté » de la politique. « Au café, on a vite fait de parler Front national, ce ne n’est plus un tabou ». Lui votera peut-être Le Pen au premier tour de la présidentielle. Dans cette commune de 1469 habitants, face à la liste de Denis, une liste « Bleu marine » s’est présentée aux dernières municipales, menée par Jean-Yves Lepetit, qui se décrit comme « un dur de dur » : il milite pour le FN depuis les années 1990 et est aujourd’hui retraité de la marine nationale. Aux départementales de 2015, son binôme est arrivé en tête du premier tour dans le canton, totalisant près de 30% des suffrages. « J’ai beaucoup battu la campagne. Pendant deux ans, je faisais quatre marchés par semaine et aussi énormément de concours de belote pour expliquer mes arguments aux gens. » Pour la présidentielle de l’an prochain, il a une certitude : « Marine ne sera pas au deuxième tour… Parce qu’elle sera élue dès le premier. »



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1 Selon une étude du Crédoc, « La France des invisibles », Collection des rapports, mars 2016, n°327, un Français sur deux a le sentiment d’être confronté à des difficultés que les pouvoirs publics et les médias ne voient pas.

2 Une étude de l’Ifop conforte cette intuition : « L’influence de l’isolement et de l’absence de services et commerces de proximité sur le vote FN en milieu rural », Focus, n°135, mars 2016.


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