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Trois ans déjà. Dans les décombres du Rana Plaza, les étiquettes de marques de vêtements distribuées en Europe jouxtent les corps des ouvrières bangladaises. Mais la justice internationale n’offre point de recours aux victimes. Délinquance financière, violation des droits humains, destructions environnementales : le droit semble impuissant à traduire en justice les donneurs d’ordre pour des faits commis à l’autre bout du monde (cf. É. Alt). Même les États-Unis, malgré leurs moyens, préfèrent transiger avec les coupables dans ce type d’affaires, plutôt que de mener d’impossibles enquêtes pour établir la justice. Les ONG en sont réduites à quémander de l’information sur leur incidence sociale et environnementale aux multinationales, à traquer d’éventuelles contradictions entre leur discours promotionnel et leurs pratiques, à s’épuiser dans de vaines procédures parajudiciaires. Plus encore, l’espace de la contestation se réduit : les tribunaux sont instrumentalisés pour faire taire la critique (cf. A.-M. Voisard) ; le secret des affaires devient la règle en Europe et la liberté d’informer, l’exception. Ailleurs, on criminalise les mouvements sociaux…
L’asymétrie est insoutenable : parmi les acteurs clés de la mondialisation, certains ont le monde pour terrain de jeu, localisant les maillons de leur chaîne de valeur au gré des contraintes et des opportunités, quand d’autres légifèrent sur leur petit bout de planète (cf. A. Garapon). La capacité de quitter un territoire décuple la force des lobbies. Pas grand-chose n’y résiste. Nos États en sont réduits à faire les yeux de Chimène aux investisseurs. À devoir vanter jusqu’aux mérites de la justice française, de peur que les capitaux ne préfèrent voir leurs litiges arbitrés ailleurs… Déjà, les investisseurs se sont dotés d’un « droit global » : des règles souples à leur échelle, pour mieux s’affranchir de toute délibération démocratique (cf. K. Benyekhlef). Et les négociations en cours en matière d’investissement lèvent le voile sur le péril que courent nos démocraties : un asservissement de nos lois et de notre système judiciaire à l’argent roi.
Mais la loi du plus fort ne saurait être une option. Ni une quelconque éthique des affaires, ni la stabilité financière, ni les droits sociaux, ni même les conditions d’habitabilité de notre Terre n’y survivraient. Faut-il alors reconnaître aux entreprises, comme aux États, des attributs de souveraineté et « constitutionnaliser » le droit des affaires ? La pente est dangereuse. Attendre l’avènement d’un gouvernement mondial à même d’édicter des règles à l’échelle idoine ? Hypothétique !
L’on aurait tort, surtout, de s’avouer impuissants. Certaines firmes n’ont-elles pas engagé des processus (cf. P. Lepercq) qui, à défaut d’être aboutis, rappellent que l’entreprise est d’abord un collectif humain, au sein duquel il n’est pas exclu de faire prévaloir des préoccupations d’intérêt général (cf. X. Becquey) ? Ne sous-estimons pas, non plus, les « forces imaginantes du droit », qui comptent bien des avancées à leur actif (cf. W. Bourdon) et sont sollicitées aujourd’hui pour élargir l’objet de l’entreprise au-delà de la seule quête de profit (cf. S. Vernac), pour consacrer une « exception alimentaire » dans le jeu commercial (cf. F. Collart Dutilleul et T. Bréger) ou sanctionner de nouveaux crimes, financiers ou climatiques (cf. V. Cabanes).
La structuration actuelle de l’économie mondiale n’a rien d’inéluctable. Sous l’impulsion des pays en développement, un autre ordre économique eût été possible (cf. O. De Schutter). Et ce sont bien des États – dont la France et ses partenaires européens – qui ont conféré un avantage décisif aux firmes transnationales, en ordonnant la libre circulation des capitaux. Voilà la pierre angulaire de l’asymétrie : est-ce irréversible ? Non, si la mobilité est assortie de contreparties : la liberté d’établissement aux investisseurs, d’une obligation de transparence pour éviter la localisation factice des bénéfices à l’abri de l’impôt ; la possibilité de délocaliser, d’un devoir de veiller au respect des normes sociales tout au long de la chaîne d’approvisionnement ; l’ouverture commerciale, d’une garantie que le droit international du travail et de l’environnement est appliqué chez les exportateurs (cf. A. Zacharie). Pour un pays seul, s’émanciper de l’injonction de compétitivité n’est certes pas chose facile. Mais à cela on mesurera la réalité de nos valeurs et le courage de nos responsables politiques.
À lire dans la question en débat
« À l’heure des multinationales, le retard du droit ? »