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On sent, dans le monde de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), une tension entre une tendance à vouloir calquer sur les entreprises, reconnues comme acteurs politiques, les principes de responsabilité appliqués à l’État, et une autre qui tient à réaffirmer le rôle de l’État comme garant de l’intérêt général…
Xavier Becquey – Les entreprises sont des acteurs majeurs de nos sociétés. Elles influent sur la vie de centaines de millions de salariés et de consommateurs. La capitalisation boursière des plus grandes d’entre elles est comparable au produit intérieur brut de certains pays. D’autres, en particulier des entreprises d’extraction, peuvent représenter la majeure partie des revenus d’un État. Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises, et en particulier les multinationales, sont donc, du fait même de leur puissance d’impact, des acteurs politiques. Dès lors, elles ne peuvent pas prétendre ne regarder que leur business sans considération pour ce qu’elles transforment ou ne transforment pas dans le monde. C’est ça la responsabilité éthique des entreprises.
Souvent, les entreprises limitent la compréhension de leur responsabilité éthique au respect des lois (ce qui, à vrai dire, est déjà un pas important que toutes ne font pas…). Vouloir aller au-delà est vite considéré comme du « bon sentiment » qui ne tient pas vraiment face aux réalités opérationnelles. Cette conception est impérativement à revoir, tant du fait de la gravité des enjeux sociaux, économiques et environnementaux auxquels nous avons à faire face que de la puissance de l’impact des entreprises.
En même temps, les entreprises n’ont pas à prendre la place de l’État, qui doit représenter l’ensemble des citoyens. Elles restent des acteurs privés. À l’État de bâtir les règles du vivre ensemble et d’en créer les conditions. Une vie commune qui passe nécessairement par la protection des plus faibles.
Mais que dites-vous à ceux qui plaident pour une forme d’autorégulation, estimant que la pression de l’opinion suffit ?
Xavier Becquey – À ce compte-là, pourquoi nos sociétés auraient-elles besoin de pénaliser les meurtres, puisque la réprobation de l’opinion devrait suffire ? L’entreprise, c’est un collectif d’hommes et de femmes qui se mettent au service d’un projet. Et je crois beaucoup à la faculté des entreprises de créer, de prendre des risques, d’expérimenter, de faire des erreurs… Ce qui suppose une liberté d’action. Mais la loi doit dire ce qui est acceptable ou non, s’assurer que les entreprises respectent les droits de tous, les droits collectifs et ceux des plus faibles. Empêcher, autant que possible, sinon limiter à leur minimum les externalités négatives de l’entreprise sur la société et imposer qu’elle prenne en charge les coûts et les actions de remédiation.
L’entreprise est une puissance. Et toute puissance, pour ne pas devenir prédatrice, doit rencontrer des limites.
L’entreprise est une puissance. Et toute puissance, pour ne pas devenir prédatrice, doit rencontrer des limites. C’est bien sûr le regard éthique de l’entreprise sur son action, mais aussi le rôle de la loi.
On entend souvent les syndicats patronaux demander un « level playing field », des règles identiques pour tous. Pourtant, les multinationales ne tirent-elles pas profit dans leur stratégie de l’absence de cadre international unifié en matière de droit social, environnemental ou fiscal ?
Xavier Becquey – Les entreprises sont, dans leur grande majorité, dans une démarche opérationnelle bien plus que théorique et cherchent à tirer le meilleur parti de ce qui leur est permis. La question du périmètre d’application géographique d’une nouvelle réglementation est un enjeu clé. Il faut faire le maximum pour que toute réglementation, en particulier environnementale ou éthique, soit au moins au niveau européen, sinon mondial, pour ne pas créer un biais qui, en fin de compte, ne ferait que transférer le problème vers des cieux moins exigeants, avec, au passage, une importante destruction d’emplois ou d’investissements locaux. Ce point a un vrai fondement, mais il ne doit pas être utilisé pour justifier l’inaction, tellement il est compliqué d’aboutir à la mise en place de régulations internationales. Donc trouvons le chemin politique le plus adéquat pour, peu à peu, aboutir à la mise en place de règles et de taxes permettant de bâtir ce « futur souhaitable » dont nous avons collectivement tant besoin.
Il y a aussi un enjeu pour les entreprises et leurs représentants de trouver une juste parole dans le débat public. Bien souvent, la parole de l’entreprise est au service immédiat d’intérêts particuliers et, dès lors, elle perd sa crédibilité. Il faut arriver à distinguer ce qui est de l’ordre du lobbying, de la défense de situations particulières, et ce qui est la contribution d’acteurs importants dans la société à une vision du bien commun. Il est essentiel pour notre société et, dans les faits, pour nos entreprises aussi, qu’elles puissent prendre une juste part au débat public. À elles, pour cela, d’arriver à développer une parole qui puisse être respectée et efficace parce que vraie, ancrée dans une réalité, plus transparente, justement positionnée, et non pas soupçonnée en permanence d’un agenda caché.
L’entreprise est souvent perçue comme une entité unifiée, alors qu’il s’agit aussi d’un collectif au sein duquel les voix peuvent diverger. Quelle est la place de l’intérêt général dans ces débats ?
Xavier Becquey – Les entreprises sont très diverses, tout comme peuvent l’être les collaborateurs au sein d’une entreprise donnée. L’extraordinaire succès des entreprises ces deux cent cinquante dernières années est intimement lié à leur capacité à sans cesse améliorer leur efficacité opérationnelle. Au-delà de leur diversité, une chose est commune à toutes : si elles perdent cette agilité opérationnelle, elles disparaissent. Cette efficacité est donc, en règle générale, une obsession permanente de la vie de l’entreprise, au risque d’en faire sa principale, voire son unique finalité. Et nous sommes dans un monde qui nous y pousse. Un monde qui pense que la responsabilité du bien commun revient à l’État et que le meilleur que puisse apporter l’entreprise à la société est de maximiser sa réussite. Si bien que de nombreux dirigeants et collaborateurs, parfois très engagés dans leur vie personnelle sur des enjeux environnementaux ou de cohésion sociale, se recentrent intégralement sur leurs objectifs opérationnels dès qu’ils franchissent la porte de leur entreprise.
Il y a donc un besoin impérieux de mieux enraciner la question des enjeux éthiques au sein de l’entreprise. Ainsi que de prendre conscience des marges de manœuvre à disposition, qui sont bien plus importantes que ce que l’on croit, pour peu que l’on veuille s’en saisir. L’exemple de Pocheco, cette entreprise de fabrication d’enveloppes du Nord, présentée dans Demain, le film de Mélanie Laurent et Cyril Dion, illustre bien ce point : nous voyons une entreprise qui a fait une priorité de respecter l’environnement, de travailler en faveur de la cohésion sociale et du développement économique et a revu toute son activité sous ce biais. Et ça fonctionne ! L’entreprise ne vit pas de la charité, mais de son activité marchande et se développe. C’est trop souvent l’inertie, le manque d’envie, de vision, de leadership qui empêche d’avancer, bien plus que l’absence de possibilité viable.
Un exemple parmi d’autres : en 2012, alors que le Parlement européen s’apprêtait à réguler certains composants très appréciés dans l’isolation des matériels électriques, mais très émetteurs de gaz à effet de serre, tous les grands constructeurs européens se sont réunis, avec succès, pour faire échouer le projet. Pourtant, les entreprises concernées étaient parmi les plus avancées au niveau mondial sur la conception de matériel électrique – elles ont d’ailleurs dans leurs cartons des technologies alternatives. Des managements un peu plus visionnaires en auraient profité pour obtenir le temps de transformer leurs usines et faire la promotion des produits alternatifs, au lieu de simplement bloquer le changement… Une entreprise doit savoir bouger, remettre en cause ses façons de faire.
Beaucoup d’entreprises ont élaboré des chartes ambitieuses où l’objectif affiché est de répondre au mieux aux attentes du client, de l’actionnaire, de participer à la construction d’un monde plus juste, de permettre aux collaborateurs de se développer, etc. La question est de savoir comment arbitrer quand ces objectifs entrent en contradiction les uns avec les autres. L’entreprise n’a en général pas beaucoup de lieux où ce type de question est mis sur la table.
Croire que nous arriverons à tout faire sans contrainte est un mantra un peu lénifiant. C’est aussi une façon pour l’entreprise de dire : « Je ne m’occuperai de la cohésion sociale, du développement économique général, de l’environnement que dans la mesure où j’y trouverai immédiatement mon compte. » Alors que l’approche dont nous avons besoin est : « Je veux participer à la création d’un futur souhaitable pour notre société qui considère les enjeux de développement économique, de cohésion sociale et d’environnement. Et j’active mes savoir-faire et mes savoir-être opérationnels pour y arriver, avec mes contraintes, qui sont en particulier la nécessité de trouver les modes de financement de mon développement ». Les deux approches sont radicalement différentes. Comme les résultats attendus !
« Je ne remets pas en cause la nécessité pour l’entreprise de faire du profit. Mais une entreprise, c’est bien plus que cela : c’est une manière d’être au monde et de le transformer. »
Je ne remets pas en cause la nécessité pour l’entreprise de faire du profit : c’est ce qui lui permet de se financer, de se développer, de prendre des risques. Mais une entreprise, c’est bien plus que cela : c’est une manière d’être au monde et de le transformer.
Y a-t-il des domaines ou des entreprises dans lesquels les pratiques ont fortement évolué dans le sens d’une plus grande responsabilité sociale et environnementale ?
Xavier Becquey – Il y a eu des progrès majeurs sur les dernières décennies, en particulier dans les entreprises occidentales, sur la sécurité au travail. C’est d’ailleurs un domaine où l’on voit bien le dialogue vertueux entre la loi (la hard law) et les mentalités (la soft law), l’une et l’autre se renforçant pour permettre que les enjeux de la sécurité soient complètement intégrés dans les pratiques de l’entreprise.
En matière d’environnement, indubitablement, une prise de conscience a lieu et des choses bougent : Total a créé une division complète autour des énergies renouvelables (tout en continuant à dépenser des milliards en prospection de produits carbonés). Danone vise, à terme, une empreinte zéro carbone. E.ON, une grande société de production d’énergie d’origine allemande, a décidé de sortir de la génération d’énergie d’origine fossile, la question des véhicules électriques est devenue centrale, etc.
Aujourd’hui, nous voyons pourtant que nous sommes globalement encore loin du compte et nous n’avons pas réussi à inverser la production des gaz à effet de serre. C’est pourtant un objectif majeur indispensable à court terme qui ne peut passer que par un regard permanent à 360°, sur l’intégralité de l’activité des entreprises (stratégie, production, usage et recyclage des produits…) pour faire décroître les émissions et l’usage des ressources rares. Ce ne peut pas être partiel ou cantonné à des activités périphériques. Dans un monde industriel qui, depuis deux cent cinquante ans, ne s’est développé qu’en augmentant de plus en plus ses consommations de ressources et ses émissions de gaz à effet de serre, il s’agit d’un changement complet de paradigme.
Il appelle un regard radicalement nouveau. Pour des dirigeants d’entreprises qui ont un rythme de travail soutenu, avec une pression réelle, dans un environnement complexe, nourrir un questionnement éthique suppose un enracinement fort, ailleurs que dans la seule logique de l’entreprise. Nous avons besoin d’une réflexion éthique qui soit à la hauteur de la puissance des entreprises et de nos enjeux collectifs.
Propos recueillis par Jean Merckaert à Paris le 6 juin 2016.
En 2015, la capitalisation boursière du groupe Apple s’élevait à 725 milliards de dollars américains, un peu plus que le produit intérieur brut (Pib) de la Suisse. La capitalisation 2015 de Exxon Mobile (375 milliards de dollars américains) est sensiblement équivalente au Pib de la Thaïlande ou à celui de l’Autriche.