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Réformer l’entreprise. Cette préoccupation inspirait déjà la littérature juridique voilà plus d’un demi-siècle. La doctrine du droit commercial n’hésitait pas, en ce temps, à mettre en avant les risques d’une législation qui, en ignorant l’entreprise et en la cachant derrière la société, consacre la toute-puissance de l’actionnaire. La fin poursuivie par l’entreprise doit être, selon Georges Ripert, « le bien commun des hommes qui coopèrent à l’entreprise ». Des auteurs proposaient alors de reconnaître l’existence juridique de l’entreprise indépendamment de la personne qui l’exploite et d’édifier un nouveau standard judiciaire d’appréciation des décisions de gestion, l’intérêt de l’entreprise, censé transcender les intérêts particuliers de ses membres. La réflexion publique s’était aussi enrichie de propositions de réforme du gouvernement de l’entreprise, à l’instar des riches préconisations portées par François Bloch-Lainé en 1963 ou par Pierre Sudreau en 1975. Cependant, si des traces de ces nombreuses propositions composent, ici et là, notre droit positif, elles sont, pour l’essentiel, restées lettre morte. L’attention s’est peu à peu déplacée, passant du gouvernement de l’entreprise à la gouvernance de la société, en particulier celle de la société cotée. Des théories économiques, érigeant l’actionnaire en propriétaire de la société, donc de l’entreprise, et faisant des dirigeants les mandataires des actionnaires, ont proposé un cadre théorique redoutable pour penser l’entreprise ou, plutôt, pour empêcher de penser l’entreprise et ses responsabilités.
Les actionnaires ne sont, en droit, propriétaires ni de la société, ni de l’entreprise, mais seulement de leurs actions. Une personne, morale ou physique, ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Quant à l’entreprise, elle ne saurait être réduite à une chose susceptible d’appropriation. De plus, le pouvoir de représentation des dirigeants n’a pas pour fondement un mandat donné par les associés. Mais qu’importe la rigueur des principes juridiques : cette idéologie de la propriété actionnariale de l’entreprise permet, encore à ce jour, de justifier que les affaires soient conduites dans l’intérêt exclusif des actionnaires. Le promoteur le plus célèbre de cette analyse pouvait ainsi écrire : « La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits. » Là résident les germes de la « grande déformation de l’entreprise ».
Malgré les errements juridiques de cette doctrine économique, il faut admettre que le droit s’est montré suffisamment perméable pour en accueillir les prescriptions. En effet, le régime des prérogatives et des responsabilités des associés ressemble à s’y méprendre à celui du propriétaire d’une chose. En effet, outre l’attribution de droits de vote et d’un droit sur les bénéfices, le droit des sociétés paraît accorder aux associés l’équivalent d’un droit d’abusus, qui est le droit du propriétaire d’aliéner et même de détruire « sa » chose. Une seule obligation pèse sur les associés : s’acquitter de leurs apports. Les associés ne sont pas tenus à l’égard de la pérennité de l’activité de la société. Ils peuvent, selon la jurisprudence, décider la cessation d’activité de la société, exercer une activité concurrente de celle de la société ou encore demander à tout moment le remboursement de leurs avances en compte courant, au risque de mettre en péril l’équilibre financier de la société. De surcroît, grâce à l’écran de la personnalité morale, les associés ne sont en principe pas responsables des dommages causés par la société à des tiers. Une société mère ne répond pas des dommages causés par sa filiale, à moins qu’il ne soit démontré, après des prouesses probatoires, sa faute ou un comportement d’immixtion caractérisé dans la gestion de sa filiale.
Les associés d’une société peuvent, selon la jurisprudence, exercer une activité concurrente ou demander à tout moment le remboursement de leurs avances en compte courant.
Par ailleurs, les décisions des organes de la société peuvent avoir pour seul objectif la réalisation et le partage des bénéfices entre les associés. Le standard de l’intérêt social, qui en autorise le contrôle judiciaire, n’a pas permis l’intégration d’autres intérêts que ceux des associés ou, au mieux, ceux de l’entité économique. De rares exceptions mises à part, le droit des sociétés réserve l’essentiel des prérogatives de décision et de contestation judiciaire aux associés. Par exemple, les salariés et leurs représentants ne sont pas recevables à remettre en cause la validité d’une délibération d’une assemblée générale au motif que celle-ci serait contraire à l’intérêt social. Ils ne peuvent même pas se constituer partie civile du chef d’abus de biens sociaux commis par un dirigeant de la société qui les emploie. Les cloisonnements entre les branches du droit, et notamment entre le droit du travail et le droit des sociétés, sont ainsi de nature à appauvrir la construction de l’intérêt social.
Cependant, les idées et les règles se confrontant à l’épreuve des faits, des propositions diverses fleurissent pour repenser les finalités de l’entreprise. Trois catégories de propositions, non exclusives l’une de l’autre, peuvent être distinguées.
Il est parfois suggéré d’édicter une obligation de poursuivre des intérêts ou des fins qui ne se limitent pas aux intérêts des associés. Des propositions de réécriture de la définition de la société, donnée à l’article 1832 du Code civil, se sont multipliées. Rappelons qu’il ne faut toucher aux lois que d’une « main tremblante », en pleine connaissance de leurs fonctions. Or l’article 1832 – qui pose des critères utiles à l’identification d’un contrat de société parmi des relations juridiques qui n’en portent ni le nom ni n’en connaissent le régime – n’est pas le support pour prescrire une quelconque finalité à la société ou à ses membres. Modifier la définition de la société, en méconnaissance de la fonction de cette règle, ne produirait pas l’effet escompté et, pire, ne ferait qu’ouvrir à l’excès le périmètre des situations susceptibles d’être qualifiées de société. Chemin faisant, les membres d’une association à but non lucratif ne pourraient-ils pas être qualifiés d’associés d’une société créée de fait ?
Plus pertinente est la proposition de modification de l’article 1833 du Code civil. Selon ce texte, toute société doit « être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Si cette disposition paraît n’édicter qu’une règle d’égalité entre les associés, elle a pu être interprétée comme autorisant une gestion de la société dans l’intérêt exclusif des associés. Mais à l’occasion de l’examen parlementaire du projet de loi Macron pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, un amendement, inspiré du rapport d’un groupe de réflexion (présidé par Jacques Attali), a proposé de compléter l’article 1833 par la précision selon laquelle la société « doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l’intérêt général économique, social et environnemental ». Si la dimension symbolique de cet amendement, bien qu’il soit resté lettre morte, mérite d’être relevée, sa portée juridique aurait été, en revanche, plus modeste. Le Companies Act anglais, qui codifie depuis 2006 les devoirs du dirigeant (fiduciary duties), illustre l’insuffisante portée d’une législation dressant un inventaire de fins à poursuivre ou d’intérêts à protéger. Une section 172 prévoit qu’un « dirigeant de société doit agir de la façon qu’il a cru, de bonne foi, la plus appropriée pour promouvoir le succès de la société pour le bénéfice de l’ensemble de ses membres, et pour ce faire, il doit prendre en compte (entre autres) a) les conséquences probables de sa décision sur le long terme ; b) les intérêts des salariés de la société ; c) le besoin de promouvoir les relations commerciales avec les fournisseurs, les clients et autres ; d) l’impact des opérations de la société sur la communauté et l’environnement ; e) le maintien de la réputation de la société ; f) une exigence de comportement équitable entre les membres de la société ». Mais le législateur anglais ne précise pas comment identifier ces intérêts. Par exemple, si l’intérêt des salariés justifie la préservation de l’emploi, il est parfois invoqué pour justifier des licenciements. Qui procède à la hiérarchisation des intérêts ? Pourrait-elle être contrôlée par un juge ? Sur quels critères ? Les parties prenantes, à l’instar des salariés, sont-elles recevables à agir en justice pour assurer la défense de leurs intérêts ?
Plutôt que de recourir à une incertaine typologie des intérêts, ne doit-on pas mettre à la charge de la société des responsabilités ? Être responsable implique, en premier lieu, de devoir rendre des comptes, de se justifier. Le régime des rapports annuels de gestion offre, sur ce point, un précieux modèle. Ce rapport doit, selon un article L. 225-102-1 du code de commerce, contenir des informations sur « la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ainsi que sur ses engagements sociétaux en faveur du développement durable et en faveur de la lutte contre les discriminations et de la promotion des diversités ». Une réécriture de l’article 1833 du Code civil pourrait s’en inspirer, précisant que la société doit être gérée en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité. Les mandataires sociaux devraient ainsi anticiper les conséquences de l’activité poursuivie et être en mesure de justifier que ces conséquences ont été prises en compte dans leurs décisions de gestion. Il s’agirait d’imposer une certaine réflexivité aux sociétés et à leurs dirigeants.
L’édification d’un régime de responsabilité commande aussi une redéfinition des modes d’imputation de responsabilité. Qui est responsable ? Une réforme des finalités de l’entreprise ne s’exonérerait pas d’une identification et d’une responsabilisation du détenteur du pouvoir dans les organisations. Elle nécessitera que les normes étatiques prennent appui sur des normes privées, dites de soft law. À titre d’illustration, la proposition de loi « Devoir de vigilance » cherche à imposer aux sociétés mères ou donneuses d’ordres l’élaboration d’un plan de vigilance permettant d’identifier et de prévenir les risques d’atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, les risques de dommages corporels, environnementaux ou sanitaires graves résultant des activités des filiales, des sous-traitants ou des fournisseurs. Si elle devait être votée, cette disposition apporterait une importante contribution à la lente édification d’un régime des organisations pluri-sociétaires, qui se compose de règles saisissant tant les rapports de l’organisation pluri-sociétaire avec les tiers que les relations internes entre ses membres.
Une troisième catégorie de propositions consiste à découvrir et à valoriser ce qui fonde des communs au sein de l’entreprise. Le caractère lucratif d’un groupement, qui l’autorise à rechercher et à partager les bénéfices entre ses membres, ne préjuge en rien des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but. Au-delà du seul partage des bénéfices, c’est l’activité ou l’objectif associé à cette activité qui fonde des communs. Or le droit des sociétés a oublié l’activité. L’objet social statutaire n’est qu’un programme des activités susceptibles d’être exercées par la société. S’il est un champ des possibles, cet objet social n’oriente pas l’action des dirigeants et ne définit pas des engagements des associés. Le droit américain offre plusieurs illustrations d’une reconstruction juridique des missions poursuivies par la personne morale et ses dirigeants. Afin d’endiguer une vague de rachats d’entreprises dans les années 1980 et la fuite des sièges sociaux, plusieurs États américains ont introduit dans leur législation de nouvelles dispositions (constituency statutes) autorisant les dirigeants à refuser des rachats s’ils peuvent apporter la preuve que ces rachats nuiraient significativement aux parties prenantes du territoire. De plus, à partir de 2010, des États américains, à commencer par la Californie, ont mis en place des formes juridiques permettant aux entreprises à but lucratif qui le souhaitent de poursuivre la mission telle qu’elle est inscrite dans leurs statuts, à l’instar de la flexible purpose corporation ou de la benefit corporation. Plusieurs en Europe se sont aussi engagés dans cette voie, à l’instar de la société à finalité sociale belge ou de la community interest company anglaise.
La mention d’un objet social étendu dans les statuts permettrait d’engager les associés sur le projet d’entreprise et d’habiliter les dirigeants à agir dans le cadre de cet objet.
Les entreprises peuvent, volontairement, construire des communs. Il en est ainsi des fonds à impact (impact investing) ou encore des engagements sociaux et environnementaux qui figurent en bonne place dans des chartes éthiques élaborées par des entreprises ou des groupes. Néanmoins, ces engagements sociaux ou environnementaux ont une valeur contraignante incertaine et ne pèsent guère lorsque des arbitrages sont opérés lors de réorganisations. Voilà pourquoi la forme juridique du groupement peut, davantage, engager ses membres, en ordonnant le processus décisionnel autour d’une activité ou d’un but social. En France, les sociétés coopératives d’intérêt collectif offrent un riche aperçu de ce que peut produire l’association de parties prenantes à un projet commun. Mais la poursuite de valeurs, d’objectifs non lucratifs, ne saurait être confinée au seul champ de l’économie sociale et solidaire. Quant à la technique des fondations, personnes morales à but non lucratif qui permettent « l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif », leur utilisation, pourtant riche en virtualités, est confinée à des actions de mécénat, le plus souvent de grandes entreprises.
La proposition de société à objet social étendu développée par des chercheurs de l’École des mines de Paris fait son chemin. Elle invite les associés à spécifier une mission dans les statuts, qu’il s’agisse d’une activité spécifique (telle qu’un métier) ou d’une finalité autre que la recherche d’un bénéfice (telle qu’une innovation, la poursuite d’un objectif social, environnemental ou plus largement la recherche d’un impact positif). La mention d’un objet social étendu dans les statuts permettrait ainsi d’engager les associés sur le projet d’entreprise, d’habiliter les dirigeants à agir dans le cadre de cet objet et notamment sur le long terme, et, en cas de violation de l’objet social étendu, d’engager la responsabilité de la société et de ses dirigeants tant à l’égard des associés qu’à l’égard des tiers (tels que les salariés). Bien sûr, l’objet social étendu suppose un encadrement procédural, allant de la définition des procédés d’identification des parties prenantes engagées ou affectées par cet objet, à la détermination des modalités d’adoption, de révision, de contrôle et de disparition de l’objet social étendu. Voilà qui permettrait de retrouver dans l’entreprise un monde commun, sans chercher vainement à anéantir les conflictualités qui la constituent.
Georges Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ, 1951, p. 279.
Michel Despax, L’entreprise et le droit, LGDJ, 1957.
Jean-Philippe Robé, L’entreprise et le droit, Puf, « Que sais-je ? », 1999.
Milton Friedman, « The social responsibility of business is to increase its profits », The New York Times Magazine, 13/09/1970.
Olivier Favereau, Entreprises : la grande déformation, Parole et silence, 2014 et plus largement les travaux menés au Collège des Bernardins, notamment Baudoin Roger (dir.), L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Lethielleux, 2012.
Cf. notamment Daniel Hurstel, La nouvelle économie sociale. Pour réformer le capitalisme, Odile Jacob, 2009. L’auteur y propose une nouvelle définition de la société : « La société est constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie soit en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter, soit en vue de financer ou de développer une activité qui répond à un besoin social » (p. 101). Voir aussi la proposition de réécriture formulée par Gaël Giraud et Cécile Renouard dans Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009. Aussi Yann Queinnec, William Bourdon, Réguler les entreprises transnationales. 46 propositions, Sherpa/FNGM, série « Cahiers de propositions », 2010. Les auteurs proposent d’ajouter un alinéa à l’article 1832 du Code civil, prévoyant l’obligation, à la charge des associés de « satisfaire aux exigences sociales et environnementales que la poursuite durable et responsable de l’activité encadrée implique ». L’intention des auteurs était-elle de faire des obligations pesant sur les associés un élément de la définition du contrat de société ? De plus, s’il est pertinent d’imposer aux associés de « satisfaire à des exigences sociales et environnementales », cette proposition ne permet pas de changer les mécanismes actuels d’imputation des responsabilités, qui font principalement peser les conséquences dommageables des décisions sociales sur la société personne morale et non sur ses associés.
Montesquieu, Lettres persanes, CXXIX, dans Œuvres complètes, tome I, Gallimard/La Pléiade, p. 323.
Pour une économie positive, Fayard/La Documentation française, 2013.
Elsa Peskine, S. Vernac, « Pouvoirs et responsabilités dans les organisations pluri-sociétaires », in Georges Borenfreund et E. Peskine (dir.), Licenciements pour motif économique et restructurations : vers une redistribution des responsabilités, Dalloz, 2015, p. 119.
Voir tout particulièrement Kevin Levillain, « La flexible purpose corporation. Un petit pas pour le juriste, un grand pas pour l’entreprise ? », Cadres CFDT, n° 450-451, octobre 2012, pp. 15-24.
Article 18 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat.
Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012. Voir aussi B. Segrestin, K. Levillain, S. Vernac, A. Hatchuel (dir.), La ‘société à objet social étendu’. Un nouveau statut pour l’entreprise, Presses des mines, 2015.
La proposition a été reprise dans les recommandations du rapport du Comité français sur l’investissement à impact social présidé par Hugues Sybille, « Comment et pourquoi favoriser des investissements à impact social ? Innover financièrement pour innover socialement », sept. 2014, p. 42.
Voir aussi l’initiative développée par le cabinet Frank Bold, « The purpose of the corporation Project ».