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« Les marchés poussent la souveraineté à renoncer à elle-même »

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Entretien – Mondialisation des échanges, révolution numérique… Ces évolutions positives répondent à un désir de vie. Mais le droit, en retard, en est réduit à entériner des situations de fait plutôt que de les normaliser. Contre le risque de plongée dans la violence, l’enjeu est de maîtriser ceux qui maîtrisent le monde : les entreprises.

Face à la mondialisation des échanges, des auteurs comme Susan Strange ou Ulrich Beck observent une forme de retard de la pensée politique et du droit sur la réalité des interdépendances. Rejoignez-vous ce constat ?

Antoine Garapon – Les juristes tardent à enregistrer les évolutions de la mondialisation. Le droit que l’on enseigne est dogmatique et loin des réalités. Il n’a pas saisi la double révolution symbolique en cours : la globalisation économique, d’une part, et la « disruption numérique » de l’autre. Elles ne se contentent pas de bousculer le contenu du droit mais changent aussi le rapport au temps, aux espaces, à soi, aux autres et donc le rapport au monde. Au lieu de s’intéresser au moteur de ces transformations, les juristes se bornent dans le meilleur des cas à en décrire les effets. Ils n’arrivent pas à se départir d’une vision nationaliste et positiviste. Ils me font penser à une course dans le désert où chacun scruterait le moteur de sa voiture pour essayer de savoir dans quelle direction il faut aller ! Les économistes, quant à eux, s’en sortent par une imposture intellectuelle qui fait passer leur discipline pour une science.

Pour comprendre la mondialisation en cours, il faut partir des acteurs. Quels sont-ils ? Les entreprises, les ONG qui en ont une vision correcte et les États-Unis (et leur culture juridique), qui en sont la puissance tutélaire, de même que quelques autres grands émetteurs de normes, tels l’Union européenne (UE), la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces acteurs ne sont pas homogènes : certains sont transnationaux, éphémères et spécialisés, d’autres sont des institutions intergouvernementales, un autre est un État politique et territorialisé. C’est la raison pour laquelle il est impossible de dresser la carte juridique de la mondialisation, alors que le système westphalien dont nous sortons était avant tout une carte. Cette carte est rendue impossible par la déterritorialisation : comment représenter, par exemple, non pas des espaces de non-droit mais des non-espaces comme les paradis fiscaux ? Le rapport à la terre, à la concrétude d’un espace commun, est affecté par cette déterritorialisation. Ce ne sont plus les universités, ni même nos « intellectuels », qui décrivent cette réalité, mais de nouvelles autorités épistémiques comme les think tanks, les law firms ou le conseil stratégique des investisseurs (l’acronyme « Brics » a été inventé par des économistes de Goldman Sachs), qui sont capables de mettre en perspective des éléments hétérogènes et disparates (tel congrès à San Francisco sur la cryptologie, telle directive européenne, tel accord transatlantique sur la circulation des données personnelles) de façon à pouvoir agir dans le monde. Ils produisent ainsi la pensée nécessaire à l’action, mais elle n’est pas théorisée. Un travail que ne font plus les diplomaties, toujours organisées sur le vieux monde territorialisé, ni les organismes académiques, qui n’ont pas compris que les relations de pouvoir dépendent des formes (ce que j’ai appelé le rapport au temps, à l’espace et au monde), et qui sont tentés de se réfugier dans une hyperspécialisation, aboutissant à une parcellisation de la connaissance. On a donc le tableau suivant : d’un côté, ceux qui font la mondialisation n’ont pas forcément le goût et le temps – ni l’intérêt parfois ! – de la penser (ils ont tous une cause à défendre, un intérêt partisan pour les think tanks, un objectif de plaidoyer pour les ONG, un intérêt commercial pour les entreprises), de l’autre, ceux qui ont la charge de penser la mondialisation n’ont souvent pas accès aux informations pertinentes et ne disposent pas du cadre théorique pour le faire.

Le droit global1 est un droit d’action, ce qui est un trait de la culture américaine de common law. Aux États-Unis, l’individu et l’entreprise sont d’emblée autorisés à agir. En France, un seul grand acteur y est autorisé : l’État. Les individus, associations et entreprises ne jouissent que d’une forme d’autorité déléguée. Pour les Américains, la distinction très française entre l’intérêt et le respect d’un certain idéal n’existe pas : on attend d’un individu qu’il agisse en conformité avec ses intérêts et avec une certaine idée du droit des autres. Ce qui pourra arrêter cette action, c’est une action contraire, le conflit étant finalement soldé par une transaction ou une décision du juge. Dans la mondialisation, les acteurs les plus puissants profitent de cette prédominance de la culture juridique américaine, mais avec une visée uniquement prédatrice, sans les garde-fous.

Des secteurs comme la finance ou les nouvelles technologies sont-ils devenus trop techniques, trop globaux pour que le législateur national s’en empare ?

Antoine Garapon – En ces domaines, l’échelle nationale est dépassée. La France ne veut pas le reconnaître, c’est pourquoi elle a tant de mal à trouver sa place dans la mondialisation. La véritable contrainte de ces régulations financières ou numériques, c’est leur désirabilité : personne ni aucun pays ne veut être « déconnecté » et tous les pays – hormis la Corée du Nord – veulent attirer les investissements. Les marchés et l’internet ont donc une puissance, non pas sur le comportement mais sur le consentement, ce qui est plus pernicieux. Ils ne prennent pas la souveraineté de front, ils poussent cette dernière à renoncer à elle-même de sa propre initiative.

« Les marchés et l’internet poussent la souveraineté à renoncer à elle-même de sa propre initiative. »

Hier, le droit international se construisait par la lente négociation des traités internationaux. Ce droit n’a plus rien à voir avec la représentation classique de l’ordre juridique, c’est-à-dire avec un État qui décide souverainement et fait respecter ses lois et ses règlements sur son territoire. Le modèle « command and control » est obsolète et inefficient (rien n’empêche un État de brouiller internet sur son territoire ou de refuser l’argent des autres…). Les formes actuelles du droit mondial court-circuitent tous les montages institutionnels nationaux : par la rapidité, par le droit de partir (que l’on trouve dès l’origine de notre modernité, depuis le droit de quitter sa paroisse sous l’Ancien Régime jusqu’au droit de découvrir le monde ou de se séparer de son conjoint par exemple), par les procédures, par la technique qui d’emblée est globale. La régulation de la mondialisation ne s’opère plus par le normatif mais par le cognitif : par la technique numérique, par les lois de l’économie. Ce qui contraint, après le désir, c’est le fait. La légalité juridique doit se conformer à la légalité qui régit la matière.

On assiste ainsi à un double mouvement de désymbolisation du pouvoir et de resymbolisation qui ne dit pas son nom, car elle revêt les habits de la raison technique. Et plus profondément encore, elle se réclame de la légitimité de la vie. C’est là que gît sa grande force. La mondialisation est arrimée à un moteur vitaliste puissant : même si le mouvement n’est pas universel, l’économie a libéré de nombreux peuples, ainsi que des énergies individuelles. Elle stimule la créativité de chacun et a porté des fruits, même si c’est au prix d’immenses inégalités. Tout l’enjeu est de reconstruire le monde à partir de la mondialisation et de cette légalité, non pas idéale, mais instrumentale (façonnée pour que le monde produise, échange, libère l’énergie). C’est bien cette référence à la vie qui ringardise nombre de mouvements altermondialistes qui ne voient que le négatif et tombent dans le piège de la technophobie alors que l’enjeu est de retrouver le chemin de la politique.

Si, dans bien des domaines, les États ne font plus la loi, qui en sont les nouveaux prescripteurs ?

Antoine Garapon – Il y a une multiplicité de nouveaux producteurs de normes, à commencer par les entreprises. Soit directement dans le numérique, par exemple, où c’est une entreprise privée, l’Icann2, à laquelle a été confiée la mission si sensible d’attribuer les noms de domaines. Les normes techniques sont choisies par des ingénieurs. Mais on rencontre aussi des associations professionnelles, par exemple pour l’énonciation des normes comptables qui a été confiée à l’IASB3. Les entreprises créent leur droit par leurs propres pratiques, leurs manières de faire, mais aussi par des transactions, des accords, voire par des stratégies normatives qui passent par des procès (on songe aux transactions entre Google Books et les bibliothèques nationales). Dans ces cas, les entreprises cherchent à créer des précédents, à générer par les usages un droit coutumier qui a le mérite d’être opérationnel, donc légitime ! La mondialisation n’est pas un monde anomique, c’est un monde régi par le fait et l’efficacité. Ce qui est légitime (les conventions internationales élaborées pendant des années et signées par les États) ne fonctionne pas et ce qui marche (confectionné par des professeurs de comptabilité ou des ingénieurs de la Silicon Valley) n’a certes pas de légitimité organique mais a pour lui l’effectivité. C’est la « what works policy » (le droit de ce qui marche) et le renouveau de la coutume : les pratiques suivies pour avancer dans ce monde inconnu qu’est la mondialisation vont se sédimenter en normes de comportement et finiront par être consacrées par des juges. Les entreprises sont de plus en plus considérées comme des petits ordres juridiques qui sécrètent des normes qui finiront par leur être opposées, comme le montre la compliance4.

En l’absence de cadre public établi, on voit se développer des principes directeurs (comme ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques pour les multinationales), des codes de conduite… Est-ce un recul ou une transformation du droit ?

Antoine Garapon – Les principes, les guidelines et autres règles de la responsabilité sociale et environnementale viennent non pas tempérer ces tendances mais tenter de les retourner au service de la vertu ou d’intérêts communs. Leurs effets ne sont pas négligeables, mais ils n’affectent pas la salle des machines du droit global. Ils peuvent servir de leurres, qui concentrent l’attention et les efforts de tous, et détournent les regards de la réalité des régulations. Prenons l’exemple des agences de notation, qui jouent sans arrêt de leur double nature d’entreprises privées mais remplissent un rôle majeur dans l’économie, un rôle éminemment public. Elles ont réussi à se faire reconnaître une totale liberté (traduisons : une totale irresponsabilité) dans leurs avis, en bénéficiant du premier amendement protégeant la liberté d’expression des individus, et elles ont transigé avec le ministère de la Justice américain comme n’importe quel fraudeur du fisc ! Bien que Standard & Poor’s ait malhonnêtement manipulé des informations par collusion d’intérêts, contribuant ainsi à la crise de 2008, il lui a suffi de transiger avec l’administration américaine. L’agence n’a été ni contrainte à une réforme structurelle, ni mise en cause dans son existence même, alors que ses dirigeants auraient dû être poursuivis et la structure fermée. Voilà la perversion de ce droit où la fonction d’établir des normes (aussi bien économiques que juridiques) est déléguée à des entreprises privées soumises à la loi du marché. Une telle impunité et une telle duplicité, qui pervertissent aussi bien l’économie (puisque la valeur des entreprises est tributaire de cette notation) que le droit public, me choquent profondément.

« Les pouvoirs publics sont anormalement tributaires des entreprises. »

Les pouvoirs publics sont ainsi anormalement tributaires des entreprises. Le procès FBI vs Apple ouvre à cet égard des perspectives intéressantes. Après l’attentat de San Bernardino, le FBI a demandé à Apple l’accès au téléphone portable du suspect n° 1 (mort dans l’attentat) et plus largement l’ouverture des « portes dérobées » des iPhone (permettant de surveiller des conversations, d’avoir accès à des données personnelles). Apple s’y est opposé, mais voudrait en plus crypter complètement le iCloud, qui deviendrait complètement inaccessible, y compris à lui-même. Chacun pouvant contribuer au procès, David Cameron et Barack Obama sont intervenus. Finalement, l’affaire n’a pas été jusqu’à son terme car le FBI a réussi à décrypter le contenu sans l’aide d’Apple.

Raymond Aron opérait une distinction, toujours pertinente, entre les entités politiques que sont les entreprises, les ONG et autres associations humaines (avec un ordre juridique interne, des contrats de travail, une organisation) et les entités politiques par excellence : in fine, c’est à l’État que revient le monopole de la violence légitime, là où l’essence de l’entreprise réside dans le profit. Dès lors, l’enjeu n’est pas tant de recouvrer une souveraineté toute puissante, dont personne ne veut tant elle a fait de ravages au XXe siècle, que de parvenir à un équilibre entre public et privé, de retrouver le pouvoir indirect.

« Entre le fort et le faible, (…) c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », disait Henri Lacordaire. Il doit se retourner dans sa tombe si le droit ne fait plus qu’entériner un état de fait…

Antoine Garapon – Nous vivons dans un monde de prédation, mais une prédation encadrée de l’intérieur : ce n’est pas la loi de la jungle. Il est insuffisant de tout ramener à une domination tant la grande découverte de la mondialisation, c’est qu’avant la domination, il y a des formes profondes (encore une fois le rapport à l’espace et au temps, ce que le philosophe Ernst Cassirer appelle les « formes symboliques ») : c’est à ce niveau que se situent les bouleversements. Il n’est pas suffisant de dénoncer de manière un peu incantatoire la domination des marchés, par exemple, il faut aussi considérer la forme. Le droit donne forme et, par le même mouvement, insuffle une finalité à l’action. Il n’y a pas de forme sans légalité. Cela vaut pour la technique comme pour l’économie : il y a une légalité technique, de même qu’une légalité économique (même si elle est dévoyée quand son contrôle est confié au marché, comme l’a montré la crise de 2008). La mondialisation opère une radicalisation de la forme en la débarrassant de sa dimension spirituelle ou politique.

On voit arriver en France l’idée de justice négociée pour de grandes entreprises accusées de délinquance économique et financière. Les États-Unis ont une certaine pratique de ces deals de justice. Quelle en est l’efficacité ? N’est-ce pas le symbole d’une justice résignée ? Peut-on se satisfaire du fait que le seul risque encouru par certains acteurs soit financier s’ils violent la loi ?

Antoine Garapon – Aux États-Unis, la justice transactionnelle5 fonctionne parce que le risque pénal est réel : on y a peur du juge. En France, l’anti-juridisme des élites aboutit au fait que les entreprises n’ont pas grand-chose à craindre de la justice. Ajoutez à cela qu’aujourd’hui aucun pays n’est en capacité de réprimer la corruption internationale, tellement elle est complexe : l’État est pauvre et les moyens actuels de la justice (commissions rogatoires internationales, enquêtes pénales…) ne lui permettent pas d’établir la vérité. Donc l’enjeu du projet de loi Sapin 2 est de tenter de mettre en place une réaction publique qui passe par le judiciaire là où, pour l’instant, il n’y a rien. La justice transactionnelle est une justice intelligente dans le contexte actuel, avec ses limites. Elle n’est pas totalement satisfaisante dans le sens où elle remplit les objectifs de la justice (l’amende) mais sans en revêtir les formes et notamment le spectacle de justice, la phase publique où chacun pourra faire valoir ses arguments et où le peuple saura que justice a été faite. « Not only must justice be done ; it must also be seen to be done6 » : la justice ne doit pas seulement être rendue, on doit pouvoir voir qu’elle a été rendue.

La société civile doit-elle privilégier le renforcement de contre-pouvoirs à l’intérieur et autour de l’entreprise ou la régulation par des instances publiques garantes de l’intérêt général ?

Antoine Garapon – Le scénario catastrophe, celui d’une perte de capacité régulatrice des institutions et d’une plongée dans la violence, n’est malheureusement pas à écarter. Dans la version optimiste, il s’agit de donner une force juridique et politique aux parties prenantes. Mais miser sur l’interne des entreprises ne suffit pas. Je crois davantage aux contre-pouvoirs extérieurs. Ainsi, bien des ONG emportent des victoires, au prix de class actions, d’actions judiciaires… Mais les gouvernements, eux, cherchent encore les moyens optimaux de réguler les grandes entreprises. Qui peut croire que les États-Unis sont incapables de tordre le bras à Apple pour le contraindre à rapatrier sa richesse amassée dans les paradis fiscaux ? Combien de temps fera-t-on supporter aux classes moyennes le coût fiscal de la pauvreté et de la solidarité ? L’Europe se doit d’être une force de régulation et de stabilisation de la mondialisation. Elle en a les moyens. La Cour de justice de l’Union européenne rend des arrêts très importants dans ce domaine, comme celui qui exige des États-Unis plus de rigueur dans la protection des données personnelles. L’UE pèse plus lourd pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft que les États-Unis en termes de marché : comment utilise-t-elle son market power pour les contraindre à payer leurs impôts et à cesser de se cacher dans des paradis fiscaux ? Le parquet national financier se montre de plus en plus pugnace, comme en témoigne la récente perquisition dans les locaux de Google.

« L’Europe se doit d’être une force de régulation et de stabilisation de la mondialisation. Elle en a les moyens. »

La rétractation de la souveraineté étatique appelle-t-elle la reconnaissance d’autres sujets de droit international, comme les entreprises ?

Antoine Garapon – D’abord, il faut que les États retrouvent des couleurs. Et pour cela qu’ils se recapitalisent. Deux aspects me paraissent centraux : la fiscalité et la disparition des paradis fiscaux. La première assure des rentrées d’argent, la deuxième empêche leur fuite. Mais il faut aussi que les États sachent user intelligemment de leur force. Quand le monde n’est plus maîtrisable, il s’agit d’influencer ou de contrôler ceux qui maîtrisent le monde, c’est-à-dire les entreprises, et, dans ces entreprises, ceux qui les gouvernent vraiment. La limite de la RSE ou des deals de justice, même s’ils sont positifs, c’est qu’ils n’affectent pas les dirigeants. L’entreprise paie, mais elle risque fort de persister dans ces pratiques si, après avoir fait ses comptes, elle a toujours intérêt à le faire. La justice devient un calcul de risque. Si la perspective d’une peine personnelle sous forme d’interdiction, d’amende sur le patrimoine propre, voire de prison, se profile sur la personne du dirigeant, cela change la donne. Aujourd’hui, l’irresponsabilité de ceux qui sont à l’origine des effets négatifs de la mondialisation est totale.

C’est la raison pour laquelle je ne partage pas l’idée en vogue de « constitutionnaliser le droit des affaires », c’est-à-dire de transposer aux entreprises les obligations et les mécanismes d’un corps politique (légitimité élective, contre-pouvoirs, tiers neutre…). Dans cette transposition paresseuse, on néglige la violence, le rapport de force. La bonne voie me semble plutôt être de repenser la pression des entités politiques dans ce nouveau contexte.

La mondialisation a donné une nouvelle forme au pouvoir, du fait du marché, de la technique et de la légitimité de la vie. Les pouvoirs traditionnels comme les États doivent utiliser leurs prérogatives non pas en cherchant à se mesurer, comme si leur force était de même nature que les masses financières que manipulent les grandes entreprises, comme une force isomorphe dans une sorte de physique globale – masse contre masse. Non, la force des États est ailleurs : elle est dans la politique et sa forme universelle. Ils doivent apprendre à utiliser cette non-correspondance des formes à leur avantage. Par exemple, user de leur monopole de la violence légitime et de leur autorité comme d’un levier (leverage en anglais) pour contraindre les entreprises à respecter leurs principes. Le pouvoir politique n’a pas disparu, mais il est devenu indirect à l’image de l’indirect rule de la colonisation britannique7. Il doit savoir déléguer ou rejeter, reconnaître ou bannir, taxer ou récompenser les détenteurs de cette puissance eunuque que sont les entreprises, lesquelles ne pourront jamais se substituer à eux.

Et à la société civile, aux associations d’adopter une stratégie identique. Seules, elles ne peuvent rien, mais elles peuvent agir en mobilisant le pouvoir des autres. L’entreprise craint le marché, son capital est sa réputation. Il s’agit dès lors de retourner les forces du marché contre les entreprises qui fautent. Tout le génie des deals de justice américains consiste à canaliser cette force. Il appartient aux ONG de se servir de ce schéma pour capter la multitude au service de la critique et de la correction de la mondialisation. La société civile peut faire pression sur les gouvernements pour traduire en actes l’aspiration à une mondialisation mieux régulée. Le droit, par des actions judiciaires, des class actions, peut capter la force d’indignation de la multitude et la mettre au service de la justice, l’avocat et le juge servant alors à convertir celle-ci en force moralisante.

Pour les entreprises comme pour les ONG, tout l’enjeu, dans la globalisation numérique, réside finalement dans la captation de la multitude pour en faire de la valeur. Chaque point est insignifiant mais agglutiné à d’autres, il décuple la valeur. Il en va de même pour la politique : elle est, comme la définissaient déjà les Grecs, la « force des citoyens réunis ». C’est encore vrai aujourd’hui avec la mondialisation. Seule l’échelle a changé.

Propos recueillis par Jean Merckaert à Paris.



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1 Cf. dans ce dossier : Karim Benyekhlef, « Droit global : un défi pour la démocratie » [NDLR].

2 Internet corporation for assigned names and numbers (Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur internet).

3 International Accounting Standards Board, cf. Jean Merckaert, « Ne laissons pas les comptables régler leurs comptes entre eux », Revue Projet, n° 331, décembre 2012 [NDLR].

4 Il s’agit de l’internalisation, au sein des entreprises elles-mêmes, de services de détection des irrégularités et de prévention de la corruption principalement, mais aussi d’autres périls communs à la société et à l’entreprise.

5 Cf. A. Garapon et Pierre Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Puf, 2013. Pour éviter à une entreprise mise en cause un long procès qui menacerait sa réputation, on lui propose de faire effectuer une enquête interne sur les faits reprochés par un cabinet d’avocats de renom. Ces éléments sont ensuite transmis à la justice, qui fixe le montant de l’amende, sans qu’il y ait de condamnation [NDLR].

6 Cette phrase désormais célèbre tire son origine d’un procès qui eut lieu en Angleterre en 1923-1924 [NDLR].

7 Régime consistant, pour une puissance coloniale, à s’appuyer sur des chefs indigènes locaux. En contrepartie, ces chefs bénéficiaient de la force militaire du colonisateur [NDLR].


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