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La somme des promesses faites par les États à l’occasion de la Cop21 (si elles sont tenues) mettra la planète sur une trajectoire de +3°C d’ici la fin du siècle. Sommes-nous en capacité d’affronter une telle perspective ? À l’ère du pliocène (il y a 3 millions d’années), l’intensité de la lumière solaire et les concentrations de dioxyde de carbone (400 ppm) étaient semblables à celles que nous connaissons. Les températures mondiales étaient alors supérieures de 2 à 3°C à celles de notre ère préindustrielle et le niveau des mers 6 mètres plus haut qu’aujourd’hui. Avec un réchauffement de 1,5 à 2°C, la sécheresse et l’aridité rendront entre 40 et 80 % des terres agricoles impropres à la culture du maïs, du millet et du sorgho en Afrique subsaharienne à l’horizon 2030-2040… Quant au nombre de personnes que le changement climatique amènera à se déplacer, les estimations donnent le vertige1.
Dans l’Accord de Paris, la communauté internationale s’est engagée à contenir le réchauffement « bien en deçà de +2°C » par rapport à l’ère préindustrielle. 175 pays l’ont signé le 22 avril 2016, jour international de la Terre. Mais ceci reste très symbolique, car leur engagement n’est pas contraignant juridiquement. Il n’oblige à rien les 90 entités (multinationales et États) qui produisent deux tiers des émissions de gaz à effet de serre. Il ne reconnaît ni sanction en cas de non-respect, ni de nécessité légale de garantir l’habitabilité de la Terre pour les générations à venir. Quand les acteurs politiques et économiques sont dans l’incapacité de prendre en considération la pérennité de l’humanité, établir un cadre juridique qui puisse les discipliner devient urgent.
Comment garantir aux générations à venir le droit de vivre dignement dans un environnement sain ? Des déclarations, celles de Stockholm, de Rio, de Vienne, appellent à reconnaître le droit à un environnement sain et le devoir de le léguer aux générations suivantes. Mais ce droit n’est pas élevé au rang de droit fondamental de l’homme : sa violation n’est pas sanctionnée. Il en va pourtant de la pérennité des conditions de la vie sur Terre…
Les principaux coupables du changement climatique et de la destruction de la biosphère sont connus. Or, en droit, le fait de nuire à autrui en connaissance de cause est condamnable. Eu égard aux conséquences dramatiques prédites pour les décennies à venir, le comportement des grands pollueurs devrait être considéré comme criminel. Ce ne sont pas les coupables qui ne sont pas identifiables, c’est le préjudice qui n’a pas été défini. Dès à présent, des millions de personnes souffrent de la dégradation généralisée de l’écosystème Terre, de la montée des eaux, de sécheresse, de pénurie alimentaire. Mais ni la biosphère, ni les humains qui en dépendent ne sont aujourd’hui reconnus comme victimes d’un préjudice. La dégradation des conditions de la vie sur Terre n’est pas davantage reconnue comme un délit en droit international. Pour que la responsabilité civile puisse être engagée, il faut qu’il y ait commission d’un délit (civil, voire pénal) : alors seulement pourra être invoquée l’obligation de réparer le préjudice causé à une personne ou à un écosystème.
Le mouvement citoyen « End Ecocide on Earth » demande l’introduction d’un nouveau crime international pour garantir la sûreté de la planète : l’écocide. Le terme, employé d’abord à propos de l’agent orange utilisé par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam, renvoie au fait de détruire (cidere, tuer) notre maison (oikos), la seule que nous ayons : la Terre. Ce crime est caractérisé par un endommagement grave et durable des communaux planétaires – les océans, les pôles, l’atmosphère… – et de fonctions écosystémiques dont dépendent des populations pour vivre. La sûreté de la planète deviendrait alors une nouvelle norme et l’écocide, un cinquième crime contre la paix, pouvant être poursuivi devant la Cour pénale internationale (CPI) et soumis au principe de compétence universelle, au même titre que le crime contre l’humanité, le crime de génocide, le crime de guerre et le crime d’agression.
L’écocide renvoie au fait de détruire (cidere, tuer) notre maison (oikos), la seule que nous ayons : la Terre.
L’écocide devrait être reconnu comme un crime de responsabilité objective, le plus souvent sans faute : c’est-à-dire une responsabilité liée aux conséquences de l’acte (en fonction d’une connaissance établie de ces conséquences)2 et non à l’intention de nuire. Comme l’affirmait déjà l’Autriche en 1993, lors de la rédaction du « projet de code crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité », ancêtre du statut de Rome fondant la CPI : « Compte tenu du fait que les auteurs de ce crime sont généralement mus par l’appât du gain, l’intention ne devrait pas être un élément constitutif de la responsabilité pénale. » La règle devrait être que le pollueur réponde des dommages qu’il a occasionnés en connaissance de cause. Les victimes devraient a minima pouvoir faire appel aux principes de la justice restaurative pour contraindre les auteurs du crime (personne morale ou physique, chefs d’États, dirigeants de sociétés) à payer des réparations morales, physiques et/ou économiques. On imposerait ainsi la restauration du milieu naturel endommagé au nom de sa simple valeur écologique ou la réparation des injustices causées à des populations, avec une attention particulière portée aux populations autochtones. Le juge pourra aussi faire appel à des mesures de justice transitionnelle, afin de trouver une issue pacifique à la plainte, en encourageant les auteurs du crime à reconnaître les victimes, à présenter des excuses et à réparer leurs actes par voie de négociation.
Pour donner toute sa portée préventive au crime d’écocide, le juge doit pouvoir aller jusqu’à sanctionner pénalement les supérieurs hiérarchiques et ordonner la dissolution d’une entreprise selon la gravité des faits. En outre, lever l’exigence d’une intention pour qualifier ce type de crime permettrait d’imposer par le droit pénal le principe de précaution énoncé à l’article 15 de la Déclaration de Rio, avec une obligation de vigilance environnementale et sanitaire à l’échelle globale. Concrètement, cela permettrait d’ordonner, par le biais de mesures conservatoires3, la suspension de projets industriels dangereux ou fortement émetteurs (projets de forage ou d’extraction de combustibles fossiles, actions de déforestation massive…). Dès les résultats d’une étude d’impact environnemental en phase de pré-projet industriel, les citoyens saisiraient le procureur international en cas de risque d’écocide. Ainsi les acteurs politiques et économiques agiraient-ils en fonction d’un cadre réglementaire supranational.
La compétence du juge international, face aux menaces pour la sûreté de la planète, lui octroierait la possibilité de s’investir dans la lutte contre le changement climatique. Il pourrait ainsi décider de mesures conservatoires à l’encontre des pays avancés les plus pollueurs, telles que celles déjà demandées par des juges néerlandais, pakistanais ou américain à l’échelle de leur État (voir encadré).
Une brèche s’est ouverte en juin 2015, quand un juge néerlandais a statué sur une plainte de 886 citoyens, portée par la fondation Urgenda, demandant à la Cour de qualifier le réchauffement climatique de plus de 2°C de « violation des droits humains ». Le juge a considéré que « la possibilité de dommages aux personnes dont Urgenda représente les intérêts, y compris les générations actuelles et futures des ressortissants néerlandais, est si grande et concrète que compte tenu de son devoir de diligence, l’État se doit d’apporter une contribution adéquate, plus grande que sa contribution actuelle, pour éviter un changement climatique dangereux ». L’État a été sommé de réduire d’au moins 25 % d’ici cinq ans ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à leur niveau de 1990. Ce jugement va à l’encontre de l’argument brandi par d’autres juges estimant ne pouvoir statuer sur des faits issus d’une responsabilité globale.
La Haute Cour de justice de Lahore a répondu favorablement à la plainte d’un jeune étudiant, qui estimait que l’échec de la mise en œuvre de la politique nationale sur les changements climatiques violait ses droits fondamentaux.
À sa suite, en septembre 2015, la Haute Cour de justice de Lahore a répondu favorablement à la plainte contre le gouvernement du Pakistan d’un jeune étudiant, fils d’agriculteurs, qui estimait que l’échec de la mise en œuvre de la politique nationale sur les changements climatiques violait ses droits fondamentaux. Le juge a convoqué tous les représentants ministériels du pays pour qu’ils rendent compte de leurs efforts en la matière. Il a nommé des conseillers pour chaque ministère et une commission sur le changement climatique afin d’assurer la mise en œuvre des mesures nécessaires. De même, en mai 2016, un juge américain a ordonné à l’État de Washington de produire un plan de réduction des émissions de CO2 d’ici la fin de l’année en réponse à une plainte déposée par huit enfants4. Il a estimé que l’État avait le devoir de « préserver, protéger et améliorer la qualité de l’air pour les générations actuelles et futures ». « Ces enfants ne peuvent pas attendre, les ours polaires ne peuvent pas attendre, le peuple du Bangladesh ne peut pas attendre. Je n’ai pas juridiction sur leurs besoins en la matière, mais j’ai compétence dans cette Cour, et pour cette raison, je prends cette mesure. »
C’est justement pour répondre aux besoins des victimes qu’un juge international devrait mettre en œuvre le principe de responsabilité commune mais différenciée, qui est au cœur des négociations onusiennes sur le climat mais reste non contraignant. Reconnaître le crime international d’écocide le permettrait. Un juge international imposerait à des États pollueurs historiques, mais aussi aux entreprises transnationales, de participer à l’aide internationale au nom de leur responsabilité partagée dans le changement climatique. Dans ce contexte, la justice internationale serait aussi amenée à préciser rapidement les droits applicables aux victimes, en définissant enfin le statut de réfugié climatique afin de leur garantir une protection, une indemnisation et une assistance.
Le droit doit aujourd’hui gérer l’homme au sein du système Terre pour limiter ses pulsions prédatrices et garantir la pérennité de l’espèce humaine.
Il est urgent de faire évoluer le droit pour garantir des conditions d’existence dignes pour les générations présentes et à venir. Le droit, jusqu’ici, avait pour objet de gérer les rapports entre les humains. Il doit aujourd’hui gérer l’homme au sein du système Terre pour limiter ses pulsions prédatrices et garantir la pérennité de l’espèce humaine. Il doit s’universaliser autour d’une nouvelle valeur pivot : l’écosystème Terre. La nature ne saurait être considérée comme une simple ressource, mais comme la matrice qui nous permet, en tant qu’espèce, de rester en vie.
1 L’Observatoire des situations de déplacement interne estime à 150, voire 250 millions, le nombre de personnes qui devront fuir leur lieu de vie d’ici à 2050, dont 60 millions dans la seule Afrique subsaharienne d’ici à 2020, faisant peser une grave menace sur la stabilité mondiale.
2 Considérant qu’il est du devoir des dirigeants d’activités industrielles dangereuses de se conformer à leur obligation de vigilance et de réparer les dommages occasionnés aux écosystèmes touchés et aux populations affectées.
3 Une mesure conservatoire vise à conserver une ressource ou des richesses existantes au moment de la conception d’un projet d’aménagement, dans le cadre des études d’impacts et des enquêtes publiques. De telles mesures sont aussi évoquées pour la compensation d’impacts socio-économiques ou sanitaires.
4 Aidés par l’association Our Children’s Trust, très active à travers le monde.