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Droit global : un défi pour la démocratie


L’invention d’un droit par les marchands, pour les besoins du commerce, ne date pas d’hier. Mais le choix du néolibéralisme a placé le droit global (indicateurs, standards et autres codes de conduite) au cœur de la mondialisation. Non pas tant contre l’État que pour se libérer de la démocratie.

La globalisation1 n’a rien d’un phénomène inéluctable ou déterminé. Aussi bien la volonté politique que les événements peuvent peser sur son périmètre, ses formes, sa pénétration ou son contenu. Il est bien entendu que l’action politique susceptible d’influer sur les mouvements globaux est difficile, mais ces difficultés ne suffisent pas à annuler son rôle. La globalisation défie les États en se fondant notamment sur des règles, des pratiques et des usages qui surplombent la souveraineté nationale, supposant un espace propre hors d’atteinte du souverain.

Un phénomène important est l’émergence d’un droit global qui ne relève ni du droit national, ni du droit international, deux systèmes juridiques que nous connaissons bien. Ses effets s’en font sentir jusque dans la sphère nationale, alors que le législateur national est rarement partie prenante de son élaboration. La légitimité démocratique de la règle de droit, fondée sur la volonté générale, est ainsi battue en brèche par une autre légitimité : celle de l’efficacité.

Droit global, une courte définition

Dans nos démocraties, les règles de droit sont adoptées par un parlement composé des représentants des citoyens. Ce corpus de règles forme le droit national de l’État et s’applique aux citoyens d’un territoire déterminé. Les règles de droit international sont adoptées par des États à la suite de négociations débouchant sur des traités ou des conventions. Les États s’engagent à respecter ces traités ou conventions et renoncent, de ce fait, à certains aspects de leur souveraineté (un traité de libre-échange peut entraîner la renonciation d’un l’État à subventionner son agriculture, par exemple). Dans un monde global, il devient difficile pour un État de régir des situations qui échappent à son territoire, même si celles-ci ont des effets sur ses citoyens. Ainsi, par exemple, un site web étranger propose – gratuitement ou contre rémunération – un accès à des produits culturels canadiens (films, musique, livres, etc.) alors qu’il n’en possède pas les droits de propriété intellectuelle. Comment le souverain canadien peut-il assurer le respect de ces droits sur un site situé à l’étranger ? Un traité de droit international pourrait en principe pallier les limites territoriales de la règle nationale. Mais ce droit est d’abord un droit pour les États, seuls sujets de droit international, un droit de coexistence des souverainetés, plutôt qu’un droit ayant vocation à régir les rapports entre acteurs privés. Au surplus, c’est un droit dont l’élaboration est complexe et très longue. Il répond mal aux exigences d’efficacité et de célérité des opérateurs privés. Aussi bien ces derniers se sont-ils dotés de règles propres à régir leurs activités transfrontalières.

Dès le Moyen-Âge, les marchands se donnaient des règles et établissaient des organes pour trancher les litiges qui pouvaient les opposer dans une Europe médiévale fragmentée en principautés, duchés et baronnies. La lex mercatoria, ou loi des marchands, avait ainsi pour objet de pallier l’absence ou les limites des règles adoptées par les princes. Aujourd’hui, bien évidemment, ce phénomène s’est accentué avec la formidable croissance des échanges commerciaux et l’importance des flux financiers.

Le droit global serait donc un droit qui ne serait ni national, ni international et comblerait les interstices laissés libres dans la régulation des phénomènes transnationaux (qui transcendent les frontières). Le droit global offre au capital une partie des normes de son fonctionnement transnational. Or il ne limite pas son action aux seules activités des opérateurs économiques. Il pénètre aussi les enceintes nationales en imposant des normes qui produisent des effets juridiques bien concrets sur les droits des individus.

Contexte d’émergence du droit global

Les règles sont souvent développées par des acteurs économiques, à partir de leurs usages et de leurs pratiques. Jusqu’à l’après-guerre, la marge de manœuvre des opérateurs était bordée par l’action étatique, mais la globalisation a accentué une autonomie normative.

Il serait hasardeux de vouloir dater les premiers signes de la globalisation actuelle, mais la chute du Mur de Berlin en 1989 aura sans doute accéléré ce mouvement. La récusation historique du modèle communiste, tel que celui-ci a été interprété et appliqué par l’Union soviétique et ses satellites – un communisme étatiste et bureaucratique – implique la consécration du modèle adverse incarné par l’Occident. Or, depuis la fin des années 1970, les pays occidentaux procèdent à une refonte, à un véritable aggiornamento des rôles et des fonctions de l’État, dans la perspective d’assurer une plus grande place au marché et à son ethos. Cet aggiornamento relève d’une idéologie libérale. David Harvey la définit ainsi : « Le néolibéralisme est d’abord une théorie des pratiques économiques, qui soutient que le meilleur moyen d’œuvrer au bien-être des hommes est de désentraver la liberté d’entreprendre et les talents individuels au sein d’un cadre institutionnel caractérisé par le libre-échange, le marché libre, et de solides droits de propriété privée.2 » Le rôle de l’État est de créer et de maintenir ces conditions, afin de libérer les habiletés individuelles qu’il a trop longtemps bridées et ce même dans les démocraties occidentales. Forts de ce viatique séduisant, les États rompent le pacte de l’après-guerre, résultant du New Deal, mais résultant surtout de la forte crainte représentée par le modèle communiste ; et ils entreprennent de rétablir les marges bénéficiaires du capital par la privatisation, la dérégulation, la concurrence, la baisse marquée des impôts, l’idée d’une responsabilité individuelle accrue…3

L’affaissement des démocraties populaires facilite la diffusion des théories libérales, reprises formellement par les institutions internationales, comme le Fonds monétaire international, l’Union européenne (UE) ou la Banque mondiale. Ces théories, se disant fondées sur la dignité humaine et la liberté, ne peuvent que captiver. Elles se définissent en bonne partie contre le totalitarisme, la dictature et le dirigisme étatique. Bref, contre toute forme d’intervention étatique qui brimerait la liberté. Derrière ces irrésistibles justifications, la pratique néolibérale immunise les marchés contre l’intervention politique démocratique et sanctuarise les droits économiques du capital. C’est dans ce contexte que se déploie aujourd’hui le droit global.

Les composantes du droit global

Il convient d’apprécier l’importance considérable prise par ce droit global. Il ne s’agit pas simplement de ces champs de l’activité humaine qui paraissent hors d’atteinte de la loi du souverain (comme les droits de propriété intellectuelle), mais aussi de champs d’activités dont le souverain national décide qu’ils seraient mieux encadrés ou régulés par des acteurs privés. Le juriste reconnaît la règle de droit aux critères formels qui la caractérisent : une règle adoptée selon la procédure parlementaire applicable et ainsi revêtue des atours de la loi. Pourtant, aujourd’hui, ce qui s’apparente au droit dépasse les simples lois. D’autres outils aux effets normatifs exercent désormais une influence majeure sur la configuration juridique des sociétés occidentales.

Les indicateurs

La Banque mondiale a développé une série d’indicateurs dont les conséquences sur la gouvernance des États sont considérables. Qu’on pense à l’indicateur « Doing Business », par lequel on évalue l’attractivité économique des États pour les investisseurs. Ses critères d’appréciation portent sur des questions aussi diverses que l’accès à l’électricité ou au crédit, le niveau d’imposition, les règles relatives à la propriété, la protection des investisseurs, le droit contractuel, la responsabilité des administrateurs, la qualité de l’accès à l’information, etc. Mais il est aussi des indicateurs privés, comme le classement de Shanghai des universités qui, malgré ses défauts et les nombreuses critiques, est une référence reconnue par les recteurs et présidents des universités du monde entier. Les agences de notation, comme Standard & Poor’s ou Moody’s, établissent également des indicateurs afin d’apprécier la solvabilité des entreprises et des États. On ne s’étendra pas sur l’influence démesurée de ces organismes privés sur la gouverne des États.

Les standards

Sous l’influence de l’International Standards Organization (Iso), plusieurs types de standards, qui n’ont plus rien de simplement technique, ont vu le jour. Ainsi le standard Iso 14000 sur le management environnemental ou Iso 260004 sur la responsabilité sociale des entreprises. L’Union européenne privilégie de même les normes techniques dans la gestion de l’eau ou des produits chimique (Règlement Reach5) par exemple.

Les codes de conduite

Les organisations non gouvernementales (ONG) ont été très actives dans l’élaboration et la critique de codes de conduite ou de labels de qualité pour les multinationales. Le tribunal de l’opinion publique joue ici un rôle très important. Une ONG observe des pratiques contraires aux normes du travail ou, plus largement, aux droits de la personne et les dénonce publiquement. Souvent, les multinationales prennent les devants et adoptent un code de conduite ou une charte visant à responsabiliser leurs activités. La notion de « responsabilité sociale des entreprises » s’inscrit dans ce mouvement de moralisation. En principe, ces codes ne sont pas contraignants au plan juridique. Toutefois, des juristes ont réussi à les faire considérer comme des engagements qui, s’ils ne sont pas respectés, contreviennent aux législations sur les pratiques du commerce : affirmer publiquement qu’on respecte les droits des travailleurs peut constituer une pratique commerciale mensongère s’il s’avère que ce n’est pas le cas. Poursuivie devant la justice californienne, l’entreprise Nike fut ainsi condamnée6.

Usages, pratiques et coutumes du commerce transnational

Lorsque les grandes entreprises concluent des contrats entre elles, le droit applicable n’est pas celui de l’État de New York, de la France ou du Québec, mais bien les principes généraux du droit, qui font référence aux usages et pratiques du secteur industriel, financier ou commercial concerné. Et, en cas de conflit, ce n’est pas le juge national qui est saisi, mais plutôt un arbitre privé (ou un panel de trois arbitres). La volonté affirmée des opérateurs transnationaux d’échapper à la tutelle des tribunaux nationaux dans le cadre des conflits État-investisseur s’inscrit dans cette tendance7. La question du recours à un arbitrage privé pour protéger les investisseurs, en particulier, est fort débattue actuellement au regard de l’accord de libre-échange conclu entre l’Union européenne et le Canada et celui en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis.

Plusieurs autres types de normes existent : les normes techniques (imposant des spécifications pour un produit ou un service), comportementales (imposant des bonnes pratiques de gestion sociale ou environnementale), de performance (imposant l’atteinte d’objectifs préétablis), etc. Ce formidable faisceau de normes exerce une forte influence sur les comportements et les actions des agents sociaux, personnes privées ou publiques. Les indicateurs « Doing Business » ou ceux des agences de notation incitent les États à modifier leurs politiques socio-économiques afin de répondre à un standard technocratique développé hors de tout contrôle démocratique. Un État se sentira obligé, par exemple, de diminuer le salaire minimum, de restreindre les prestations sociales, de diminuer les impôts sur les sociétés ou de libéraliser son marché du travail, avec pour résultat de précariser l’emploi. On peut toujours contester la nature strictement juridique de ces normes globales. Il n’en demeure pas moins qu’elles ont des effets très concrets qui battent en brèche le principe démocratique. On avance que ces normes sont efficaces et que cette efficacité suffit à en assurer la légitimité.

L’Union européenne, grand producteur de droit global, est un véritable laboratoire de la globalisation !

L’Union européenne s’avère un grand producteur de droit global. Elle est un véritable laboratoire de la globalisation ! Afin de répondre à des exigences de bonne gouvernance et d’efficacité administrative, elle s’est tournée vers des outils et des instruments d’évaluation (benchmarking, par exemple) qui avaient le mérite d’éviter l’écueil des mécanismes juridiques complexes des traités européens. Alors que les règlements et les directives, outils usuels d’intervention de l’Union, sont bien intégrés dans la trame juridique des États, les « nouveaux » outils normatifs le sont beaucoup moins, permettant d’éviter des procédures d’élaboration et d’adoption longues et complexes. Certains auteurs parlent de droit mou (soft law) ou de normativités alternatives. Dans tous les cas, la patine démocratique de la norme s’étiole au gré de pratiques axées sur la simple efficacité. Cette pratique relève de la gouvernance, ce coup d’État conceptuel8 qui congédie le parlement pour créer des instances de discussions où toutes les parties prenantes, et pas seulement les représentants du peuple, sont invitées à participer (syndicats, ONG, entreprises, associations patronales, etc.) et qui substitue aux principes de la philosophie politique ceux du management. Or il est illusoire de croire en l’égalité des parties dans une telle instance. La disproportion des moyens garantit au capital une voix suréminente.

La démocratie et le droit global

La grande récession de 2008 a pourtant démontré la pertinence des États dans la gouverne des affaires économiques. En dépit du discours des quarante dernières années selon lequel il faut en réduire la taille, privatiser plusieurs de ses fonctions, diminuer son rôle et son intervention dans l’économie, l’inciter à moins légiférer (dérégulation), etc., les marchés (c’est-à-dire les banques, les entreprises, les hedge funds…) comptent toujours sur lui pour agir comme assureur de dernier recours et protecteur de leurs intérêts. Les marchés, en un sens, n’entendent pas tant se libérer de l’État que de la démocratie qu’il peut incarner : « La tentative de libération définitive de l’économie capitaliste et de ses marchés, non pas de l’État, dont ils restent dépendants en bien des façons lorsqu’il s’agit pour eux de se protéger, mais de la démocratie en tant que démocratie de masse, (…) se situe (…) dans le prolongement direct de la trajectoire des presque quarante dernières années9 ». Les questions complexes devraient être laissées aux experts, aux technocrates et non à la multitude. Ne présente-t-on pas la crise des finances publiques comme le résultat des revendications démocratiques déraisonnables des populations votantes, bref, comme « un échec de la démocratie » ? Il faut donc éviter que les palinodies démocratiques empêchent le bon fonctionnement de l’économie. On retrouve la même volonté dans les accords de libre-échange qui soustraient à l’action politique plusieurs modes d’intervention publique et se trouvent, par leur statut juridique de droit international, en partie immunisés contre des changements de majorité politique.

Les marchés, en un sens, n’entendent pas tant se libérer de l’État que de la démocratie qu’il peut incarner.

Cette méfiance démocratique, au nom de l’efficacité, de l’expertise supposée d’une classe de sachants et de la nature irrésistiblement populiste de toute mesure bénéficiant au plus grand nombre, est sous-jacente dans le développement de plusieurs aspects du droit global. La loi, véhicule habituel et prééminent de la volonté démocratique dans nos sociétés occidentales, ne constitue plus une voie optimale de régulation10. On ne peut nier les demandes exorbitantes faites au droit classique dans la gestion de sociétés complexes. Il est vrai que des outils plus souples sont susceptibles de mieux encadrer les activités des agents privés et publics. Il est aussi vrai que la démocratie représentative actuelle se révèle insatisfaisante aux yeux d’une partie grandissante des populations. La méfiance, voire la défiance, à l’endroit des institutions publiques et parlementaires et des personnels politiques illustrent ce désenchantement des citoyens des démocraties contemporaines. À quoi bon voter si la voie est tracée et que la volonté politique ne peut l’infléchir ?11 Les travaux de Pierre Rosanvallon ou de Yves Sintomer12 et l’opuscule récent de David Van Reybrouck, Contre les élections, soulignent bien ce mécontentement généralisé envers une démocratie élective qui peine à renouveler son discours, ses modes de représentation et ses méthodes. Mais, au-delà de ces brûlantes questions qui commandent d’urgentes réponses, nous vivons encore dans des démocraties où les majorités parlementaires ont un mandat légitime. On doit être attentif à ce que les décisions et les choix les plus importants soient soumis à cette voie démocratique, au risque d’accentuer la crise actuelle de la représentation. La démocratie représentative, aussi imparfaite soit-elle, demeure l’étalon auquel il convient de confronter les pratiques du droit global. Ces dernières révèlent alors leur nature anti-démocratique.

La démocratie représentative, aussi imparfaite soit-elle, demeure l’étalon auquel il convient de confronter les pratiques du droit global.

Le bouillonnement des normes alternatives s’accompagne cependant de tentatives d’en assurer une qualité plus démocratique. Ainsi le concept de « démocratie monitoire » est-il apparu sous la plume de John Keane13. Il s’agit d’une forme démocratique post-parlementaire par laquelle des organismes exercent un pouvoir de surveillance sur les activités de divers acteurs publics ou privés dans un cadre national ou transnational. Ce sont essentiellement des ONG, qui entendent assurer une meilleure information et un contrôle des activités des acteurs publics et privés en ayant notamment recours au « tribunal » de l’opinion publique. Plusieurs questions relatives à la représentativité de ces organismes monitoires, à leur mode de fonctionnement et de financement, à leur réelle indépendance se posent et demandent une réflexion. Ceci dit, on ne saurait balayer d’un revers de main ces tentatives d’assurer un contrôle que les institutions parlementaires actuelles sont bien en peine d’exercer.

Sans verser dans le fétichisme du modèle actuel de légitimation de la règle, il reste primordial d’assurer un contrôle démocratique des activités de marché et des règles qui soutiennent son action. Ce mode de contrôle peut passer par une affirmation des droits de la personne : des droits qui relèvent aussi du droit global ! Ces droits ont échappé à leurs tuteurs nationaux et s’imposent aujourd’hui aux États. Non seulement les droits fondamentaux de première génération (droit à la vie, liberté d’expression, présomption d’innocence, etc.), mais aussi, et surtout, les droits économiques et sociaux, qui sont sans doute les meilleurs contrepoids aux intérêts économiques. Ces droits (à la santé, à l’éducation, à un environnement sain…) ne devraient pas être opposables simplement à l’État, mais aussi aux marchés. Les tribunaux occidentaux pourraient s’inspirer des cours suprêmes indienne et sud-africaine afin d’assurer une meilleure opposabilité des droits économiques et sociaux à l’État et leur sanction14. Certes, ce n’est là qu’une voie parmi d’autres. Il faut éviter, en ces matières, de vouloir reproduire les schémas institutionnels nationaux, mais on peut et on doit, bien entendu, s’appuyer sur ceux-ci dans le combat qui se dessine pour l’affirmation de l’idéal démocratique. La résistance au droit global peut aussi se matérialiser dans les actions, les gestes, les comportements, les abstentions, les discours des acteurs des sociétés civiles impliqués dans les « luttes » de la mondialisation, ces « micro-résistances » dont on doit souligner l’irréductibilité15. L’exemple récent des modifications apportées aux mécanismes d’arbitrage État-investisseur dans l’Accord économique et commercial global (AECG) négocié entre le Canada et l’UE est un exemple de contre-discours porté dans l’espace public, même si ces modifications ne satisfont pas tout le monde16.

Si la nécessité de l’efficacité l’emportait sur la légitimité démocratique, cela signifierait que l’idéal démocratique est soluble dans l’efficience économique et qu’aucun lien n’existe entre les marchés et la démocratie.

L’exigence démocratique constitue, à l’heure du désenchantement, le seul et véritable horizon qui réunit les hommes et les fait espérer.

De l’exigence démocratique

On entend souvent les tenants des marchés affirmer que la globalisation est inéluctable, comme les champignons après la pluie, et qu’y résister est synonyme de repli sur soi, d’étroitesse, de refus de l’autre. Cette pensée binaire relève d’un procédé rhétorique usé. Il n’y a aucune équivalence entre le libre échange des capitaux et des marchandises et la libre circulation des idées, des cultures ou des hommes. S’opposer à une mainmise des marchés sur les choix politiques et économiques relève simplement d’une fidélité à un idéal démocratique qui a déserté les technocraties occidentales. La prétention selon laquelle un modèle théorique – celui de marchés où la concurrence est pure et parfaite – constitue l’horizon indépassable de nos sociétés, est une des plus grandes impostures de notre époque17. L’exigence démocratique n’est pas un repli sur soi, elle est ce que nous sommes et constitue, à l’heure du désenchantement, le seul et véritable horizon (même s’il est perfectible) qui réunit les hommes et les fait espérer. Son éclipse constitue la plus grave menace à la sécurité de nos sociétés. La régulation effective des marchés apparaît comme une nécessité démocratique. Elle relève d’ailleurs du bon sens économique, comme la crise de 2008 l’a amplement souligné. Le droit peut contribuer à assurer un exercice démocratique répondant aux exigences d’un monde complexe et global. Et, ici, le mot « global » ne suppose pas une absence de règles démocratiques et l’émergence de normativités qui ne répondent qu’à elles-mêmes au nom d’une efficience économique autocratique.



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1 J’emploie le terme « globalisation », plutôt que mondialisation, car il fait référence à un espace complètement délocalisé qui engloberait tous les types de relation entre les acteurs étatiques, les marchés, les sociétés civiles, les organisations internationales, les individus, dépassant ainsi les rapports internationaux (entre nations) que sous-entend la simple mondialisation.

2 David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Les prairies ordinaires, 2014 [2005, trad. de l’anglais par Antony Burlaud, Alexandre Feron et al.], p. 16.

3 Wolfgang Streeck, dans son ouvrage remarquable, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (Gallimard, 2014, trad. de l’allemand par Frédéric Joly), évoque « un processus de dissolution des régimes du capitalisme démocratique de l’après-guerre ».

4 Cf. Michel Capron, « Iso 26000, un processus d’élaboration inédit », Revue Projet, n° 331, 2012 [NDLR].

5 Le règlement Reach illustre bien « l’hybridité présente dans de nombreuses politiques européennes à travers, d’une part, les formes classiques de réglementation et, d’autre part, les nouveaux instruments juridiques » (que constituent les standards, les lignes directrices, etc., élaborés par le secteur privé). Ainsi, « l’une des innovations majeures du règlement Reach porte sur le transfert de responsabilité de l’évaluation des risques des pouvoirs publics nationaux au secteur privé ». Le règlement Reach établit un cadre général (Règlement-cadre) et laisse aux acteurs privés, secondés en partie par l’Agence européenne des produits chimiques, le soin de fixer « les standards, les critères et les lignes directrices ». Cf. Arnaud Van Waeyenberge, Nouveaux instruments juridiques de l’Union européenne. Évolution de la méthode communautaire, Larcier, 2015, p. 138.

6 En France aussi, des groupes sont poursuivis pour pratiques commerciales trompeuses. Cf. l’entretien avec William Bourdon dans ce numéro [NDLR].

7 Voir l’article d’Arnaud Zacharie dans ce dossier.

8 Denis Saint-Martin, « La gouvernance comme conception de l’État de la ‘troisième voie’ dans les pays anglo-saxons », dans Guy Hermet, Ali Kazancigil et Jean-François Prud’homme, La gouvernance. Un concept et ses applications, Karthala, 2005, p. 89.

9 W. Streeck, op. cit., p. 76.

10 Sur le thème de la crise du droit moderne, lire mon ouvrage Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, Éditions Thémis, 2015 [2008].

11 Sur cette question, voir la Revue Projet n°327 : « Pourquoi vote-t-on encore ? », 2012 [NDLR].

12 Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006 ; La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2008 ; La société des égaux, Seuil, 2011 et Le bon gouvernement, Seuil, 2015 ; Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, Seuil, 2015 ; David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014 ; Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011 et le classique de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs Flammarion, 2012 [1995].

13 Cf. The life and death of democracy, W. W. Norton & Company, 2009.

14 David Robitaille, « La justiciabilité des droits sociaux en Inde et en Afrique du Sud : séparation des pouvoirs, manque de ressources et pauvreté massive comme facteurs d’interprétation des droits sociaux », La Revue des droits de l’homme, n°1, 2012, pp. 158-175.

15 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 121 et suivantes.

16 Les modifications proposées visent notamment à instaurer un tribunal permanent d’arbitrage avec des arbitres nommés pour une période de cinq ans, renouvelable une fois. Un mécanisme d’appel est également prévu afin d’assurer une plus grande cohérence jurisprudentielle. Ces modifications sont louables, mais bien insuffisantes, puisque les arbitres sont payés sur une base d’honoraires et qu’ils peuvent (et, en fait, doivent par la force des choses) conserver une activité professionnelle même s’ils sont soumis à un code déontologique leur prohibant d’agir dans des affaires pendantes. Quant au mécanisme d’appel, son ajout aux mécanismes et modalités de consultation, de médiation, d’attente obligatoire avant de soumettre une affaire au tribunal, ainsi que le temps nécessaire à la décision font que les principaux arguments mis en avant pour justifier le recours à l’arbitrage – la rapidité et le moindre coût – ne tiennent plus du tout.

17 Cette prétention s’est transformée en un véritable dogmatisme religieux et Pierre Legendre n’a pas manqué de noter l’équivalence des discours théologique et économique actuel. Ceci explique sans doute la ferveur inquiétante des tenants des marchés.


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