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Les crises économiques, écologiques ou sanitaires n’ont pas entraîné de bouleversements profonds dans notre manière de nous relier à la Terre et aux autres. Pourtant, il y a urgence. Pour Dominique Bourg, il nous reste dix ans pour agir.
Nous vivons une crise écologique qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas enrayé la bonne marche du système capitaliste. Pensez-vous que la crise sanitaire de la Covid-19, elle, marquera un tournant dans notre rapport au vivant et aux autres ?
Dominique Bourg – Parler de « crise » écologique, c’est risquer de manquer la profondeur et le caractère inouï de ce qui nous arrive. Le mot « crise » renvoie à un référentiel humain, politique et de court terme, comme à un changement brutal qui fait passer d’une normalité (en difficulté) à une nouvelle normalité. Or, ce n’est pas ce qui nous arrive. De plus en plus, nous allons subir les effets boomerang des destructions auxquelles on s’emploie depuis l’après-guerre. Nous quittons une forme d’équilibre, mais j’ignore quand nous en trouverons une nouvelle. Des décennies de perturbations, peut-être des siècles, nous attendent.
La Covid-19 n’est pas non plus une crise. Les gens espéraient en sortir au bout de quelques semaines, or ce n’est pas le cas. On a probablement affaire à une manifestation de l’état de la planète et du vivant. Les zoonoses (maladies qui se transmettent entre animaux et humains) augmentent. D’autres problèmes sanitaires vont probablement apparaître, liés par exemple à la fonte du pergélisol aux pôles, et il suffit aussi de regarder du côté de la progression des maladies chroniques. Nous entrons dans un monde nouveau et pour longtemps.
On peut garder le mot « crise » à condition d’accepter de mélanger des référentiels historiques et géologiques, ce qui est le cas avec l’Anthropocène. Il est vraiment important de savoir qu’on va se situer dans la durée.
En France, 55 % des gens sont aujourd’hui prêts à accepter de vivre de façon plus sobre dans un monde plus hostile, 31 % prônent une utopie sécuritaire et 14 % sont des technolibéraux.
La crise de la Covid-19 nous a sursensibilisés à la question de l’effondrement. D’après une étude de l’Ademe, en France, 55 % des gens sont aujourd’hui prêts à accepter de vivre de façon plus sobre dans un monde plus hostile, 31 % prônent une utopie sécuritaire et 14 % sont des technolibéraux. Or Jean Castex fait partie de ceux-là ! Au printemps, le gouvernement a généralisé le droit donné aux préfets de s’affranchir de certaines normes environnementales, il autorise à nouveau les néonicotinoïdes pour les betteraves sucrières – et donc, possiblement, pour toutes les autres plantes sur tout le territoire, etc. C’est une régression terrible !
Vous venez de publier, avec d’autres, Retour sur Terre où vous détaillez trente-cinq propositions à mettre en œuvre dans les dix années à venir. Quelle est la plus emblématique ?
Dominique Bourg – L’instauration de quotas d’énergie et de matière par individu. Ce qui détruit l’habitabilité de la planète, ce sont les flux de matière et d’énergie qui sous-tendent nos modes de vie, où les inégalités sont la règle. Un industriel avec un jet privé peut émettre 200 tonnes de gaz à effet de serre par an quand un pauvre du continent indien en émet 300 kg. Il s’agirait d’établir des quotas sur les biens de consommation, l’immobilier, les déplacements en avion, en voiture… L’idée est d’être informé et responsable. Le principe, c’est que chaque achat est traduit en unités de charge écologique, avec le même plafond pour tous. On compare alors différemment des tomates cultivées sous serre dans un pays lointain avec celles, plus chères, cultivées en pleine terre, près de chez soi.
Les quotas sont justes. Il y a un plafond à ne pas dépasser. Si vous êtes riche, l’effet limitant est immédiat. Quant aux plus pauvres, ils auront le temps d’adapter leur consommation avant d’atteindre le plafond. Mais c’est une mesure très exigeante, qui doit être acceptée par référendum, car elle touche à l’intime.
Pour changer de système, il faut cibler les domaines les plus importants : le transport, l’agriculture conventionnelle (une des causes majeures de destruction du vivant), l’habitat, etc. Mais il faut accompagner les gens, que ce soit les agriculteurs, les personnes dont l’habitat est une véritable passoire énergétique ou ceux qui roulent avec une vieille guimbarde, faute de moyens…
Nous sommes arrivés à un tel niveau de destruction écologique que ce n’est pas avec des « mesurettes » que l’on fera face. Il faut refondre les choses.
Autre mesure importante : la réforme des institutions. Nous avons repris ma proposition, conçue avec des constitutionnalistes, d’une « chambre du futur », qui permettrait que les connaissances pénètrent mieux la décision publique. Quand vous réunissez cent cinquante citoyens, que vous les informez, ils tiennent compte de l’état des connaissances. Les parlementaires, eux, n’en tiennent pas compte. Nous ne pouvons pas fonctionner avec cette Ve République qui donne un pouvoir fou à un seul individu, qui se prend pour Jupiter… Nos institutions actuelles surpondèrent les intérêts les plus minoritaires.
Nous sommes arrivés à un tel niveau de destruction écologique que ce n’est pas avec des « mesurettes » que l’on fera face. Il faut refondre les choses. Allons-nous y arriver dans les dix années à venir ? J’en doute. Mais je suis sûr que, dans dix ans, nos propositions seront largement acceptées. La rapidité avec laquelle le monde physique et biologique change autour de nous renforce paradoxalement les climatosceptiques : plus le climat sera violent, plus ils nieront le changement climatique. Ceux-là sont perdus ! En revanche, il y a 60 à 70 % de la population que l’on peut gagner. La difficulté, c’est qu’il ne nous reste que dix ans pour agir, sans quoi, des dommages majeurs seront irréversibles. En réalité, je crains que nous n’agissions qu’à l’issue de ces dix ans. C’est tragique, mais je n’ai pas de remède miracle. Ma seule arme, c’est la force de conviction. Mais, avec les règles électorales et le jeu politique actuels, une parole différente a beaucoup de mal à se faire entendre. Je suis très pessimiste, mais je garde une espérance. Mon ancrage est spirituel et pas du tout marxisant.
Il faut arrêter le fantasme d’un pur localisme. L’agriculture conventionnelle française produit le blé sans lequel le Maghreb mourrait de faim.
La plupart de vos propositions doivent être mises en place au niveau de l’État et à l’international. Ne s’agit-il pas aussi de vivifier la capacité d’agir des citoyens au niveau de la région, du département, du local ?
Dominique Bourg – L’État est l’intermédiaire entre les initiatives prises dans les territoires et les grands enjeux écologiques qui sont nécessairement globaux, donc internationaux. Ce n’est pas du tout l’État communiste. Cet État est impuissant si les acteurs n’inventent pas leurs modes de vie. Son rôle est simplement de contrôler des objectifs. Ce n’est pas lui qui doit faire, mais des collectifs de citoyens. La bonne échelle est certainement celle de la ville et des petits collectifs. Mais il faut arrêter le fantasme d’un pur localisme. L’agriculture conventionnelle française produit le blé sans lequel le Maghreb mourrait de faim. Le localisme doit se faire en articulation avec l’international.
Vos propositions impliquent un changement radical de modèle…
Dominique Bourg – Nos propositions sont un étalon et un idéal. Aucun parti politique ne va s’en saisir. Moi-même, si j’étais à la tête d’un parti politique, je ne les prendrais pas car, avec ça, on me renverrait chez moi. C’est un instrument pédagogique pour dire ce qu’il faudrait faire, mais cela ne va pas être accepté du jour au lendemain.
Vous dites, en quelque sorte : « Si tout était possible, voilà ce qu’on ferait dans les dix années à venir ! » Cela renvoie à la nécessité de changer nos modes de pensée, de faire appel à la fiction pour débloquer nos imaginaires.
Dominique Bourg – On peut très bien imaginer que chacun va devoir donner une petite partie de son temps à l’agriculture. Je ne suis pas un « Khmer vert » pour autant ! L’Agence internationale de l’énergie (AIE) nous dit que, dès 2025, on devrait connaître un resserrement de l’offre énergétique. On arrive à la fin d’un plateau. C’est bien pour le climat mais, si cela se fait brutalement, cela va conduire à des guerres. À moyen terme, on va se retrouver dans un monde avec beaucoup moins d’énergie.
L’agriculture conventionnelle nécessite au moins dix calories fossiles par calorie alimentaire produite. Il y a donc urgence à se convertir à l’agroécologie.
L’agriculture conventionnelle nécessite au moins dix calories fossiles par calorie alimentaire produite. Il y a donc urgence à se convertir à l’agroécologie. Mais elle nécessite plus de main-d’œuvre. Si les transports deviennent plus chers et que l’on a besoin partout de main-d’œuvre, on ne fera pas revenir des norias de gens de loin pour travailler dans les champs français. Par ailleurs, le métier de maraîcher est éprouvant : au bout de dix ans, on a le dos cassé. Sans solidarité, on n’y arrivera pas. C’est une vision très pratique, très empirique. Ce n’est pas de l’idéologie ! Le monde va être très différent ; comment faire pour vivre le moins mal possible dans ce monde-là ? C’est aussi cela, libérer l’imaginaire.
Quelles expérimentations vous donnent des raisons d’espérer ?
Dominique Bourg – Ce sont des initiatives locales, collectives ou individuelles. En ce moment, je suis dans les Cévennes, dans un élevage de brebis permacole où il y aura bientôt des séminaires de philosophie. Le berger a un doctorat de philosophie économique. Ses brebis ne paissent jamais au même endroit (sauf autour de la ferme), ce qui est un moyen de réduire l’impact écologique et de lutter contre les parasites. Comme le troupeau n’est pas très grand, son impact sur la biodiversité est faible. Dans les Cévennes, la terre n’est pas très riche. Sa compagne et lui amendent les sols avec un mélange de bois raméal fragmenté, de paille et de déchets organiques des brebis. Tout cela donne un sol génial ! Il y a un vrai désir de nature, d’agriculture.
Ce ne sont pas des gens qui nagent à contre-courant, c’est une première vague d’un mouvement très profond.
C’est très minoritaire…
Dominique Bourg – Mais ce sont des minorités en cheville avec un mouvement très profond de la société, qui nous fait passer d’un paradigme mécaniste à un paradigme lié au vivant. Ce ne sont pas des gens qui nagent à contre-courant, c’est une première vague.
Dans le domaine politique, quelles figures vous inspirent ?
Dominique Bourg – Il y a des gens très honnêtes : par exemple, Delphine Batho qui a des convictions très ancrées et informées, Damien Carême qui a fait des choses extraordinaires à Grande-Synthe. François Ruffin est une figure spirituelle, le témoin de ceux qui sont dans la pauvreté. Dans son dernier film, J’veux du soleil, réalisé avec Gilles Perret, il permet aux gens d’exprimer fortement, sans gangue idéologique, leur vécu et leurs difficultés. Ces figures me donnent du baume au cœur. Et, bien sûr, il y a le pape François, qui n’est pas un politique. Laudato sí est un livre majeur.
Qu’est-ce qui vous semble important pour tenir individuellement et collectivement ?
Dominique Bourg – On doit agir moralement avant d’agir politiquement. Il faut d’abord obéir à cet impératif moral : sauver ce qui peut être sauvé. À différents endroits de la société, des gens hors normes nous montrent des voies à suivre. Je pense par exemple à Romain Ferrari, qui gère une entreprise familiale de fabrication de toiles et consacre son argent à la Fondation 2019, dont la mission est de comprendre pourquoi les règles actuelles de l’économie vont à l’encontre de la transition et de proposer des alternatives. Ou à Emmanuel Druon, le patron de Pocheco dans le Nord1. Ce sont des gens qui donnent de l’espérance. Il suffit de regarder autour de soi, on va en trouver, dans des contextes divers.
Propos recueillis par Aurore Chaillou.
1 Pour savoir plus sur les entreprises Serge Ferrari et Pocheco, lire l'article "Les cercles vertueux des PME innovantes", Revue Projet n°360 - oct. 2017