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Parler de « relance » après une crise suppose de compter sur la résilience d’une société, sur sa capacité à trouver les voies d’une reconstruction. Mais à quelles conditions ? Un détour par la Centrafrique, pour éclairer la gestion d’autres crises, d’autres guerres.
La Centrafrique est en guerre depuis huit ans. Elle l’était déjà auparavant, mais sur des parties limitées de son territoire. Cette guerre a débuté à la fin de 2012, avec l’émergence d’une coalition de groupes rebelles, la Séléka. Et, en dépit des interventions militaires de la France et des Nations unies, malgré plusieurs rounds de pourparlers, la paix n’est toujours pas rétablie. Des groupes armés sévissent sur une grande partie du territoire, de très nombreux Centrafricains vivent encore dans des camps de déplacés ou en dehors des frontières de leur pays.
Le choc subi est donc intense, prolongé, généralisé. Fait-il sens dans ce cas de parler de résilience, généralement définie comme une capacité de relèvement à la suite d’un choc ? Les travaux menés au sein d’un « Observatoire des crises et des résiliences », créé dans les territoires ruraux centrafricains, permettent d’avancer quelques pistes de réflexion qui éclairent pour le gouvernement l’usage possible de la notion de résilience dans d’autres crises, comme la « guerre » menée contre la Covid-19, pour reprendre l’expression martiale du président Emmanuel Macron, le 16 mars 2020.
L’approche « résiliente » nous oblige à comprendre l’articulation des différents risques et chocs, ainsi que leurs répercussions cumulatives.
L’approche « résiliente » nous oblige, et c’est là son principal intérêt, à penser la complexité. Il s’agit d’abord de comprendre l’articulation des différents risques et des chocs, leurs répercussions cumulatives. Des chocs, les paysans centrafricains en affrontent beaucoup. En premier lieu, les violences de la guerre : celle de la razzia, ponctuelle mais très intense, causant la destruction d’un village, d’un camp de déplacés, la perte du peu de biens possédés, la mort des proches ; celle de l’occupation prédatrice par un groupe armé, administrant (c’est-à-dire rançonnant) les populations des zones sous sa tutelle ; celle enfin de l’affrontement entre plusieurs de ces groupes – on pense ici aux milices dites antibalaka, qui sont apparues en réaction aux exactions des groupes séléka. Ce sont toutes ces violences qui ont fait entrer les populations rurales centrafricaines dans le radar de la communauté humanitaire. Il faut ajouter à cela beaucoup de « souffrances » préexistantes à la guerre : la pauvreté, la marginalité, l’absence d’État…
Ce constat nous apprend une première chose : la résilience ne peut pas être considérée comme un simple retour au statu quo ante, d’une part, car la société a changé (la guerre, ici, l’a irrémédiablement transformée) et, d’autre part, parce que ce statu quo ante, c’était la misère. On est loin de l’imagerie souriante de la résilience, véhiculée par tant de publications récentes issues du monde de l’aide… Ajoutons que la Covid-19 constitue un nouveau choc de grande ampleur, qui risque de mettre à mal les efforts de relèvement.
Par ailleurs, l’approche résiliente nous incite à étudier finement les conséquences directes des chocs (dans le cas de la Covid-19, la hausse des prix du vivrier et donc la montée de l’insécurité alimentaire), mais aussi les pratiques adoptées pour faire face aux chocs : prise de nourriture à crédit et donc endettement, réorganisation de la main-d’œuvre familiale pour développer de nouvelles activités, migration temporaire vers les chantiers miniers, etc.
Enfin, si la résilience de la femme, du ménage, du groupe d’entraide, du village… peut, pour chaque niveau, faire sens, elle demande d’envisager les interactions et les éventuelles contradictions entre ces échelles de l’analyse. Après une crise, à l’échelle d’un village, il y a toujours des gagnants et des perdants. Tantôt le choc renforce les inégalités préexistantes, les familles dominantes étant plus à même de capter l’aide extérieure, les familles les plus aisées disposant de plus de ressources pour relancer leurs activités, les femmes étant contraintes d’abandonner les petites activités qui les rendaient autonomes pour se consacrer en priorité au champ de leur mari… Les exemples sont nombreux. Mais, parfois, le choc bouscule les anciennes hiérarchies, quand un chef s’est montré faible durant la fuite en brousse ou face aux milices antibalaka, parce que l’humanitaire recherche de nouveaux interlocuteurs (jeunes, femmes), quand ce qui fondait la richesse des éleveurs – le bétail – a été pillé et demeure menacé, etc.
Contrairement à la représentation habituelle, toute résilience n’est pas bonne ! Celle des uns, les pillards par exemple, peut se bâtir au détriment de celle des autres, les pillés. Et ce qui permet de se relever à l’échelle du ménage peut ne pas être soutenable à une échelle plus large. Ainsi, l’activité de charbonnage, si elle est (un peu) rémunératrice pour un ménage, risque de conduire à une disparition de la ressource ligneuse, lorsqu’elle se généralise. De même, les activités de maraîchage, très prisées par les humanitaires, sont limitées par l’espace disponible à proximité des cours d’eau, condition essentielle pour leur viabilité.
Une analyse de la résilience ne saurait se passer de critères de soutenabilité, d’interroger ce qui est socialement souhaitable, ce qui est écologiquement possible.
On le voit, une analyse de la résilience ne saurait se passer de critères de soutenabilité, d’interroger ce qui est socialement souhaitable, ce qui est écologiquement possible. Dit autrement, la résilience ne peut se passer d’éthique. L’approche résiliente n’est donc pas sans atouts pour aider à comprendre la guerre centrafricaine. Elle n’est pas non plus sans risques, le principal étant sans doute de trop attendre des victimes. Là encore, l’imagerie de la résilience nous présente des individus disposant des capacités à se relever, toujours. Pour nuancer cette vision, considérons une autre réalité très répandue du conflit centrafricain, celle d’un camp de déplacés internes, le « site catholique » d’Alindao (situé sur la concession de l’évêché et de la paroisse).
Les personnes rencontrées dans ce camp ne sont pas résilientes, elles survivent, tentant de faire face, au quotidien, à quelques besoins essentiels. Pour parler de résilience, il faut rencontrer des personnes qui disposent d’une véritable autonomie de décision et d’action, d’une capacité à se projeter dans l’avenir. Tel n’est pas, assurément, le cas de ces déplacés, survivant dans le camp depuis mai 2017, toujours à la merci d’une attaque par un groupe armé. Comme cela fut le cas le 15 novembre 2018, lorsque les miliciens de l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC), l’un des groupes de la Séléka, lancèrent une razzia sur le camp et le détruisirent. Les quelque 20 000 déplacés se réfugièrent en brousse mais, faute d’alternative, ils ne purent que reconstruire le camp. On doit se garder, dans un tel contexte, de surestimer les capacités d’action collective. S’il est entendu que l’on est rarement résilient seul, l’action collective ne va jamais de soi, en particulier dans des contextes aussi dégradés où risque de primer le chacun pour soi : car le corps social se délite, quand très peu de personnes ont alors les moyens de l’entraide. La « communauté résiliente », soudée et égalitaire, prompte à l’action collective, est un poncif dangereux des tenants de la résilience !
Surestimer les capacités d’action, individuelles et collectives, des victimes peut constituer un puissant alibi pour le désengagement : « Puisqu’ils s’en sortent seuls… »
Surestimer les capacités d’action, individuelles et collectives, des victimes peut constituer, en effet, un puissant alibi pour le désengagement : « Puisqu’ils s’en sortent seuls… » Or non, après trois ans en camp, huit ans de guerre et des décennies de marginalisation, les déplacés d’Alindao ont tout sauf besoin qu’on les laisse se débrouiller seuls. La résilience devient alors éminemment politique. Qu’est-ce qu’une politique ou un projet pro-résilience ? Qu’est-ce qui peut réellement contribuer à redonner de l’autonomie à ces populations rurales ? Le regain d’intérêt contemporain pour les programmes de protection sociale avec, par exemple, des stratégies de transferts monétaires, s’inscrit dans une telle réflexion.
Mais, plus encore, la résilience conduit à interroger les politiques qui fragilisent les populations, voire qui produisent les chocs que ces dernières doivent affronter : délaissement des infrastructures, abandon du développement agricole, complaisance vis-à-vis des élites prédatrices, sinon vis-à-vis des groupes armés, et, plus récemment, réponses d’urgence standardisées à l’excès. Elle nous permet d’insister sur le poids des ingérences extérieures dans le « malheur » qui frappe ces populations, sur la responsabilité des gouvernants centrafricains, sur celle des bailleurs internationaux et de leurs supplétifs non gouvernementaux. À cette condition seulement, elle peut fournir un cadre pour penser l’après-guerre, afin de sortir de la spirale liant pauvreté et violence que connaissent les Centrafricains depuis tant d’années.
Finalement, utile ou nuisible, la notion de résilience ? Nuisible, si l’on se contente d’une vision illusoire de personnes et de communautés naturellement capables de se relever, si l’on refuse d’interroger les racines profondes des crises et de la vulnérabilité de ces personnes et communautés. Utile, si on la met en politique, si elle conduit donc à ne pas penser « le monde d’après » comme un simple retour au « monde d’avant », au même système, aux mêmes politiques, aux mêmes inégalités. Cette conclusion fait largement écho aux débats que nous avons en France, depuis mars et le début de notre « guerre », sur l’après-Covid.