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Dossier : Impuissants face aux crises ?

Trois pistes pour se préparer à l'inattendu

Crédits : Orla/iStock
Crédits : Orla/iStock

Alors que le contexte économique, sanitaire et écologique requiert de tous et de chacun un effort supplémentaire de solidarité, notre addiction à notre confort individuel nous fait prendre un tout autre chemin. Bernard Perret, socioéconomiste, dégage trois pistes pour orienter nos choix et nos actions dans un souci de préservation de l’humanité.


Notre situation historique a quelque chose d’inédit, pour laquelle le mot « crise » ne suffit plus. Être confrontés aux limites et à la fragilité de notre niche écologique oblige l’humanité à renoncer à une certaine idée du progrès, qui faisait voir l’avenir comme une marche continue vers un monde toujours plus prospère, des existences plus libres, mobiles, émancipées et excitantes.

Inutile d’en rajouter sur l’ampleur des menaces environnementales. Mais un autre aspect de notre situation mérite d’être davantage souligné : l’écart croissant entre le nécessaire esprit de solidarité, de responsabilité et de coopération dont il faudrait faire preuve et les tendances spontanées de l’évolution du monde : populismes, replis nationalistes, fondamentalismes religieux, irrédentismes régionaux, aggravation des tensions géopolitiques, course aux armements, construction de murs, délégitimation de la démocratie représentative, nouvelles formes de violence sociale, etc. Tout semble aller dans le mauvais sens.

Face à cela, pour l’instant, les utopies ne font pas le poids. La décroissance n’est qu’un mot d’ordre et ceux-là mêmes qui disent l’appeler de leurs vœux auraient souvent du mal à en assumer toutes les conséquences. Nous sommes tous trop attachés à notre mode de vie et solidaires du système par nos attentes et nos comportements pour être immédiatement prêts à consentir aux efforts nécessaires. Les multiples oppositions et objections suscitées par les projets de fiscalité carbone, certes parfois motivées par un sentiment justifié d’injustice sociale, illustrent avant tout notre addiction collective à un mode de vie fondé sur l’énergie à bon marché. Nous ne manquons pourtant pas de modèles d’action.

1 Cultivons résilience locale et culture démocratique

Sous différentes formes, l’idée s’impose que la résilience de nos sociétés reposera sur la relocalisation des échanges et le renforcement des solidarités de voisinage. Les théoriciens de l’effondrement vont jusqu’à prédire le délitement des grandes institutions et le repli sur une économie d’entraide et d’autosuffisance locale. Mais, comme l’observe Hans Widmer dans ce dossier, la survie des pôles de résilience locale n’est pensable que dans un système emboîté de gestion des communs à cinq niveaux (voisinage, quartier ou petite ville, grande ville ou région, territoire, planète). On le voit avec la pandémie, la résilience des structures sociales à toutes les échelles est un enjeu essentiel. L’entraide locale est certes vitale en période de grandes difficultés, mais la continuité et le bon fonctionnement des institutions et des services collectifs sont tout aussi nécessaires.

Notre culture démocratique est-elle capable de faire émerger les formes d’organisation collective dont nous aurons besoin pour faire face à l’affaissement de la civilisation matérielle ?

La vraie question est de savoir si notre culture démocratique est capable de faire émerger les formes d’organisation et d’action collective dont nous aurons besoin pour faire face à l’affaissement de la civilisation matérielle. Jean-François Bouthors souligne ici que la démocratie est bien armée pour affronter l’incertitude, mais ce point appelle quelques nuances. Les sociétés démocratiques sont certes parvenues à conférer au pouvoir politique une légitimité déconnectée de « la connaissance des fins dernières de la société », mais cette indétermination n’est viable qu’à la condition d’être sublimée dans une promesse de sécurité et de prospérité partagées. Comme le reconnaît Claude Lefort lui-même, dès que « le pouvoir paraît déchoir au plan du réel », quand l’économie est en crise et que l’insécurité s’accroît, l’individu démocratique se met très vite en quête d’un « pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division1 », comme on le voit aujourd’hui.

Dans un livre récent, Pierre Charbonnier enfonce encore plus clairement le clou. Pour lui, l’idéal démocratique d’autonomie de l’individu est inséparable d’une certaine conception de l’abondance matérielle et il n’est pas si facile qu’on veut bien le dire de dissocier les fondamentaux de la modernité politique du productivisme et de l’instrumentalisation de la nature : « L’aménagement d’une nature productive, connue et stable, a fonctionné comme un cadre général dans lequel se sont enchâssés des idéaux que l’on considère ordinairement comme politiques2. » Il y a quelques années, avec des arguments convergents, Dominique Bourg et Kerry Whiteside avaient déjà pointé le biais court-termiste de la démocratie représentative3. Il ne s’agit certes pas ici de délégitimer la démocratie, mais seulement de souligner que notre culture démocratique n’est pas capable par elle-même de produire spontanément les comportements collectifs qui vont se révéler nécessaires dans les prochaines années.

2 Développons notre intelligence collective

Il n’y aura pas de « démocratie des communs » sans une mobilisation plus intensive de ressources morales et cognitives. On peut certes trouver dans nos traditions spirituelles et chez les grands auteurs du passé de quoi nourrir une éthique de l’engagement qui incite à ne pas fuir le tragique de l’Histoire tout en refusant la violence, à cultiver « l’enracinement » (Simone Weil) dans la vie des collectivités dont nous sommes membres. Mais nous aurons aussi besoin d’une plus grande intelligence des processus systémiques et de nouvelles compétences collectives. Le commun appelle l’intériorisation des enjeux collectifs, mais aussi la capacité à coopérer en vue de l’intérêt bien compris de tous. On peut prendre l’exemple banal d’une réunion de copropriétaires. Lorsque chacun est disposé à faire des concessions pour résoudre les problèmes pratiques que pose la vie de l’immeuble, les chances augmentent que celui-ci soit géré au bénéfice de tous. En changeant d’échelle mais pas fondamentalement de logique, toute l’action collective devrait être repensée dans cette perspective.

Ce que nous venons de vivre rend moins inimaginables les changements drastiques auxquels nous devrons consentir pour préserver nos conditions d’existence.

Les formes de coopération, de solidarité, de partage et d’autodiscipline, mais aussi de convivialité et de créativité, qu’il va falloir mettre en œuvre, vont bien au-delà de ce dont les humains se sont montrés capables jusqu’à ce jour, et ce que l’actualité nous donne à voir n’incite guère à l’optimisme. Mais la réalité finit toujours par reprendre ses droits, fût-ce au prix de catastrophes, et nous ne savons pas de quoi nous serons capables quand il le faudra. La crise sanitaire, de ce point de vue, est riche d’enseignements et d’initiatives prometteuses, à l’exemple des pratiques collaboratives décrites ici par Thomas Landrain. Ce que nous venons de vivre rend moins inimaginables les changements drastiques d’organisation sociale, de mode de vie et de comportement auxquels nous devrons consentir pour préserver nos conditions d’existence. Nous savons mieux désormais qu’un changement complet de mode de vie ne relève pas forcément de la politique-fiction.

3 Préparons-nous à de grands changements

On aimerait croire que l’humanité est capable de se transformer sans drames, mais rien ne le laisse espérer. Nous en savons assez pour avoir peur, mais nous n’avons pas assez peur ou sommes trop démunis de perspectives d’action concrètes et crédibles pour changer de cap. Est-ce un constat désespérant ? Pas forcément. À condition de rester ouvert à l’idée que l’humanité est engagée dans une aventure qui pourrait avoir un sens qu’elle-même ne connaît pas. Ce qui est grand naît dans l’effort, parfois dans la souffrance, tous les créateurs le savent. C’est cette idée de révélation dans l’épreuve qu’évoque le mot « apocalypse », et ce n’est pas pour rien qu’il s’invite dans nos débats. Naguère employé avec une connotation négative pour critiquer d’un air entendu le « discours apocalyptique » des écologistes, il est en passe de s’installer dans l’imaginaire commun. Même si l’idée d’apocalypse évoque spontanément celle de fin des temps, on peut défendre l’idée qu’une pensée apocalyptique, entendue comme une pensée de l’ouverture du temps et de l’événement créateur de sens, est la seule qui puisse nous permettre de recouvrer une espérance qui ne soit pas fondée sur des anticipations illusoires. Cette pensée n’incite pas à l’inaction, elle invite au contraire à se préparer activement à de grands changements, tout en sachant que ceux-ci nous surprendront, comme le virus qui vient de bouleverser nos vies, et qu’elles susciteront des actions dont nous ne nous croyions pas capables.

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1 Cl. Lefort, « Permanence du théologico-politique », Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Seuil, 1986, p. 30.

2 P. Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020, p. 23.

3 D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010.


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