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Dossier : Impuissants face aux crises ?

La dérégulation, un défi pour les territoires ? Entretien avec Mathilde Dupré et Pierre Veltz

Port de Hong-Kong © Suhsiman/iStock
Port de Hong-Kong © Suhsiman/iStock

Alors que les multinationales dictent de plus en plus les règles du jeu à l’échelle internationale, les États semblent avoir renoncé à soutenir leurs citoyens les plus fragiles et le développement de leurs territoires. Des leviers existent pourtant, pour les collectivités comme pour les individus. Entretien avec les économistes Mathilde Dupré et Pierre Veltz.


Deux termes reviennent souvent depuis le confinement : territoires et résilience. Comment les définiriez-vous ? Que peut-on entendre par un « territoire résilient » ?

Mathilde Dupré – Il s’agit aujourd’hui de transformer nos sociétés pour les rendre mieux à même d’atténuer et de résister aux événements extrêmes – que ce soit sur les plans sanitaire, écologique ou économique – qui, de l’avis des scientifiques, ne manqueront pas de se multiplier à l’avenir. Nous devons réorganiser nos économies autour de cet objectif et de plusieurs autres. Dans une note que nous venons de publier sur les enjeux de relocalisation après la crise sanitaire que nous traversons, nous avançons l’idée que l’objectif de résilience, pour être pertinent, doit être complété par les principes clés de durabilité, de sobriété, de subsidiarité et de solidarité.

Pierre Veltz – Tout à fait, il ne faut pas isoler la résilience. Le but n’est pas juste de persister tel que nous sommes. Il s’agit de développer des modèles plus durables, plus sobres, plus solidaires. Quant aux territoires, je n’en connais pas de définition exacte. Tout est une question d’échelle ! Quand on relie les territoires à la notion de résilience, on pense souvent à l’échelle locale. Dans mon dernier livre – La France des territoires, défis et promesses (L’aube, 2019) –, je parle d’un tournant local. Je suis frappé de voir que tout ce qui est local peut paraître bon par principe ! C’est plus ambivalent que ça. Certes, il y a une volonté de reprendre du pouvoir sur nos vies, partir du vécu, du concret, et il se construit à partir de ça des choses intéressantes : circuits courts, mobilité douce, autonomies énergétiques… Mais attention à l’illusion lyrique ! Il ne faudrait pas oublier que ça se joue aussi à des niveaux plus structurels, par exemple la régulation financière ou une taxe carbone aux frontières.

À travers l’édification de ces règles internationales, les États ont consenti à renoncer à certaines marges de manœuvre, et donc érodé leur capacité d’intervenir.

De quelle manière le libre-échange est-il un obstacle au développement de territoires résilients ?

Mathilde Dupré – Le libre-échange est le principe directeur d’organisation de la mondialisation actuelle avec des règles du jeu qui visent essentiellement à promouvoir et à maximiser les échanges internationaux, sans se soucier des coûts sociétaux qu’ils peuvent engendrer. À travers l’édification de ces règles internationales, les États ont consenti à renoncer à certaines marges de manœuvre, et donc érodé leur capacité d’intervenir en faveur de politiques de développement et de l’emploi local ou de la protection de l’environnement.
L’économiste Dani Rodrik utilise une image assez juste pour décrire la situation : le « trilemme » de l’économie mondiale. Aujourd’hui, il paraît impossible de concilier à la fois une hypermondialisation, un fonctionnement démocratique de nos institutions et le respect d’un espace national (ce à quoi j’ajouterais européen) de décisions politiques et de délibérations sur la définition de nos préférences collectives. D’où l’importance, si on pense en termes de résilience et de durabilité, de changer de boussole et de repenser une forme de hiérarchie dans les règles internationales pour mettre le commerce au service de la protection des droits humains et de l’environnement.

Pierre Veltz – La mondialisation, ce n’est pas seulement la libéralisation des échanges, c’est aussi la mise en place, depuis une trentaine d’années, d’un modèle de production « made in monde », avec de grandes chaînes de sous-traitance dispersées sur le globe. Environ 70 % du commerce international est organisé de la sorte. Les États ont considéré que leur rôle principal était d’aplanir le terrain de jeu autant que possible pour que l’entreprise ait un environnement mondial homogène. Libre à elle de choisir à la fois ses fournisseurs, ses lieux de production et sa façon de s’organiser. Résultat : les États et l’Union européenne ont abdiqué presque tout autre rôle. Or, ce que révèle la crise sanitaire, c’est que ces chaînes ne sont pas résilientes. Prises dans une cascade de sous-traitance, beaucoup de grandes entreprises n’ont même pas une vision complète de leur chaîne de production.

On a vu, pendant la crise, une très forte demande de protection de l’État de la part des entreprises et des citoyens.

Les États auraient-ils donc abandonné l’idée de protéger leurs citoyens les plus fragiles face au commerce mondial ?

Mathilde Dupré – Les États ne sont pas impuissants face aux enjeux. On a vu, pendant la crise, une très forte demande de protection de la part des entreprises et des citoyens, et des efforts sans précédents ont été déployés pour amortir le choc. Mais cela les rend aussi vulnérables vis-à-vis des créanciers auprès desquels ils s’endettent, voire des investisseurs étrangers. La question des litiges entre investisseurs et États, permis par les traités de commerce et de protection des investissements, en est une parfaite illustration. Dans toutes les crises récentes, des investisseurs ont cherché à attaquer les États déjà affaiblis et réclamer des compensations exorbitantes en raison des mesures exceptionnelles qui avaient été déployées par ces derniers pour essayer, justement, de répondre à ces crises. Que ce soit en Argentine, en Grèce, en Espagne, dans les pays des Printemps arabes… Ils en ont tous fait l’expérience. Et cette année, avec la crise sanitaire, la Cnuced [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement] a alerté les États sur le risque bien réel d’être attaqués par des entreprises. Cette situation est intenable ! On ne peut pas à la fois se tourner vers les États pour qu’ils protègent les acteurs économiques et, en même temps, leur reprocher de le faire. Cela révèle à quel point nous sommes allés trop loin dans la protection des investissements. Or, aujourd’hui, ce type d’accords est encore en train d’être étendu… Au contraire, il appartiendrait aux États de revisiter les règles internationales pour se redonner des marges de manœuvre.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Mathilde Dupré – Aujourd’hui, il y a beaucoup de contraintes dans la façon dont les collectivités locales peuvent utiliser la commande publique pour promouvoir des activités économiques mieux-disantes en matière sociale, écologique et fiscale. Le plus difficile est encore de favoriser le critère de la proximité géographique car ce point a été banni des règles européennes et du commerce international. En réalité, l’État encourage les collectivités à le faire de façon détournée. Par exemple, pour la restauration collective, un guide du ministère de l’Agriculture explique comment privilégier l’approvisionnement local en favorisant des critères de fraîcheur pour avoir recours à des producteurs locaux. S’autoriser à revisiter ces règles serait un levier puissant pour soutenir une offre locale et la transformation de ces entreprises vers des pratiques plus durables.

Pierre Veltz – L’État nation continue de jouer un rôle d’organisateur de la solidarité, en particulier entre territoires. L’économiste du territoire Laurent Davezies montre dans ses travaux qu’il y a une forme de déconnexion entre la création locale de richesses – le produit intérieur brut (PIB), mauvais indicateur mais qui donne une idée – et les revenus. En France comme dans d’autres pays européens, il y a ainsi une forte redistribution territoriale, par le biais des transferts publics, ou des mobilités privées. Les retraites et les revenus sociaux, en particulier, pèsent lourd dans certains territoires et cela amortit les inégalités, qui ne sont d’ailleurs pas toutes imputables à la mondialisation. Mais ce mécanisme, qui existe au niveau d’un État nation, n’existe pas du tout au niveau de l’Europe. Le pouvoir redistributif de l’Europe est extrêmement faible.

L’UE a un rôle indispensable à jouer pour faire primer les conventions sociales de l’Organisation internationale du travail ou l’accord de Paris sur les règles du commerce.

Mathilde Dupré – Le débat public évolue très vite et très fort sur ces enjeux de mondialisation, notamment du fait de la prise de conscience de l’urgence climatique. Le green deal européen fixe un cap relativement ambitieux en matière environnementale. Mais le vrai défi est de mettre toutes les politiques européennes au diapason, et la politique commerciale reste une des plus éloignées de ces objectifs. Un accord en négociation depuis les années 1990, comme celui entre l’UE et le Mercosur [Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay] qui vise essentiellement à doper les échanges de bœuf contre des voitures et des produits chimiques, restait à l’agenda de la présidence allemande de l’UE qui vient de s’achever. Ça ne correspond plus du tout au type d’organisation de la mondialisation dont on a besoin ! Afin de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement générées tout au long des chaînes de valeur qui approvisionnent son immense marché, l’UE a un rôle indispensable à jouer pour renverser la hiérarchie actuelle des règles et pour faire primer les conventions sociales de l’OIT [Organisation internationale du travail] ou l’accord de Paris sur les règles du commerce.

Auriez-vous un exemple ?

Pierre Veltz – Je pense que les échanges vont être de plus en plus « régionalisés » (à l’échelle de l’Europe). Les firmes multinationales feront moins circuler les composants physiques, car c’est coûteux et fragile. L’industrie de l’avenir va être très différente de celle du passé. On va avoir besoin d’une plus grande proximité physique entre les centres de conception, de production, les consommateurs. Cela réduirait les émissions de gaz à effet de serre dues aux transports (même si la partie du trajet la plus émettrice se trouve dans les derniers kilomètres parcourus, entre le port d’arrivée et le consommateur) et, surtout, cela réduirait notre part de carbone « importé », et aussi de pollution « importée », car les industries implantées sur nos territoires sont soumises à des règles environnementales plus strictes.

Mathilde Dupré – Mais cela ne se fera pas tout seul ! Entre un et deux tiers des échanges internationaux sont en réalité des échanges intrafirmes, dictés principalement par la recherche d’avantages fiscaux, de réduction du coût du travail, de la zone la moins-disante d’un point de vue environnemental pour la localisation des activités. Des règles plus strictes de respect d’un certain nombre de critères fiscaux, sociaux et environnementaux minimums en contrepartie, par exemple, de l’accès au marché européen, constitueraient une incitation très forte pour réorganiser les chaînes de valeur internationales à l’échelle du continent, voire à un niveau plus local.

Face à ces enjeux, le pouvoir des citoyens paraît faible. Qu’en est-il réellement ?

Pierre Veltz – Je pense que le pouvoir des citoyens est en réalité très puissant. Les consommateurs, en refusant d’acheter certains produits, peuvent largement faire évoluer l’économie. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans la transformation de l’agriculture.

Mathilde Dupré – À chaque fois, ce sont des mobilisations citoyennes qui ont permis de faire avancer les règles. Par exemple, si la loi sur le devoir de vigilance a été adoptée en France, c’est bien parce que des militants sont allés voir leurs députés pour leur dire que c’étaient des sujets importants pour eux en tant que consommateurs et travailleurs. À la suite de quoi, les décideurs se sont emparés du sujet. Bien sûr, cela a été accéléré par la catastrophe du Rana Plaza, au Bangladesh, et l’émotion suscitée dans le débat public. Mais il y a là des ressorts efficaces.

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