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Dossier : Impuissants face aux crises ?

Albert Camus. Une boussole dans la tempête

© wildpixel/iStock
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Face aux enjeux de la crise généralisée que nous traversons, un détour par la pensée d’Albert Camus permet d’envisager une action juste, qui ne cède pas à la violence.


Plongé dans une crise à la fois ancienne et nouvelle qui semble porter atteinte jusqu’à nos liens fraternels, notre monde est désormais livré à la peur et au doute. Il ne s’agit plus seulement de faire face au nihilisme et au complotisme ; tous les repères aujourd’hui se brouillent, toutes les vérités s’annulent ou se contredisent.

Où trouver une éthique par temps de crise généralisée, alors que nous avons pour seul horizon des murs et des « barrières » qui nous séparent ? Quelles valeurs supérieures pourraient être audibles, sans être usées ? Quelle boussole intérieure permettrait de s’arrimer dans la tempête ? Pouvons-nous encore partager une morale commune qui nous donnerait des raisons de vivre et de mourir ? Peut-être faut-il commencer par reconnaître que la morale est d’abord une affaire personnelle, de responsabilité et de lutte intérieure, à hauteur du tragique de l’Histoire.

Sur cette voie difficile, nous pouvons nous tourner vers un homme lucide, courageux et déterminé, qui fut journaliste, artiste et philosophe, et qui a su « se forger un art de vivre par temps de catastrophe ». Cet homme, Albert Camus, a toujours refusé de légitimer le meurtre. Il fut le premier, et l’un des rares, à dénoncer la sauvagerie de la destruction d’Hiroshima. Sans relâche, il a réclamé l’abolition de la peine de mort. Il a appelé à la « trêve civile » au début de la guerre d’Algérie. Il a condamné toutes les idéologies et s’est borné à proposer un « style de vie » modeste, fondé sur la vérité, le dialogue et l’amitié. Camus, enfin, n’a cessé de rappeler que « l’avenir du monde ne peut se passer de nos forces d’indignation et d’amour ».

« La crise moderne tient tout entière dans le fait qu’aucun Occidental n’est assuré de son avenir immédiat. » A. Camus

Toute crise réclame un juste diagnostic. Celui posé par Camus en 1946 reste d’une brûlante actualité. Comment, en effet, ne pas reconnaître qu’il s’agit, d’abord, d’une crise de l’homme occidental ? « La crise moderne tient tout entière dans le fait qu’aucun Occidental n’est assuré de son avenir immédiat et que tous vivent avec l’angoisse plus ou moins précise d’être broyés d’une façon ou l’autre par l’Histoire. Si l’on veut que cet homme misérable, ce Job des Temps modernes, ne périsse pas de ses plaies, au milieu de son fumier, il faut d’abord lever cette hypothèque de la peur et de l’angoisse afin qu’il retrouve la liberté de l’esprit sans laquelle il ne résoudra aucun des problèmes qui se posent à la conscience moderne1. »

La dignité comme seule valeur

Dans le journal Combat, la même année, Camus prolonge son analyse : cette crise n’est pas seulement celle de l’Occident, elle est planétaire et, si elle réclame un ordre international qui puisse instaurer la paix et la justice pour tous, elle suppose d’abord un effort de chacun. « Une crise qui déchire le monde entier doit se régler à l’échelle universelle. L’ordre pour tous, afin que soit diminué pour chacun le poids de la misère et de la peur, c’est aujourd’hui notre objectif logique. Mais cela demande une action et des sacrifices, c’est-à-dire des hommes. Et s’il y a beaucoup d’hommes aujourd’hui qui, dans le secret de leur cœur, maudissent la violence et la tuerie, il n’y en a pas beaucoup qui veuillent reconnaître que cela les force à reconsidérer leur pensée ou leur action. Pour ceux qui voudront faire cet effort cependant, ils y trouveront une espérance raisonnable et la règle d’une action. »

Ce qui donne à la proposition de Camus toute sa force et sa crédibilité, c’est le fait qu’il refuse de s’ériger en prêcheur de vertu ; il dit même détester la « vertu contente d’elle-même […] parce qu’elle aboutit […] à désespérer les hommes et à les empêcher de prendre en charge leur propre vie, avec son poids de faute et de grandeur ». La seule valeur morale qu’il pose est la dignité de tout homme ; le seul devoir, celui d’aimer. En parcourant son œuvre, il est toutefois possible d’aller plus loin et de déployer sa proposition éthique en trois temps : l’empêchement, le tragique et l’engagement.

De son père, ouvrier agricole, mort à la guerre en 1914, qu’il n’a pas connu, Camus reçoit sa plus haute leçon morale. C’est un témoin qui lui rapporte le cri d’indignation de son père découvrant une sentinelle atrocement suppliciée, au Maroc, en 1905 : « Un homme ne fait pas ça […]. Non, un homme, ça s’empêche2 ! »

S’empêcher, se dominer, vaincre cette tentation de la haine, dans le cœur comme dans l’intelligence, tels sont les mots d’ordre récurrents de Camus.

S’empêcher, se dominer, vaincre cette tentation de la haine, dans le cœur comme dans l’intelligence, tels sont les mots d’ordre récurrents de Camus : « La plus difficile victoire que nous ayons à remporter sur l’ennemi, c’est en nous-mêmes qu’elle doit se livrer, avec cet effort supérieur qui transformera notre appétit de haine en désir de justice. Ne pas céder à la haine, ne rien concéder à la violence […]. Il s’agit au contraire et pour nous de ne jamais laisser la critique rejoindre l’insulte, il s’agit d’admettre que notre contradicteur puisse avoir raison et qu’en tout cas ses raisons, même mauvaises, puissent être désintéressées3. »

Car la folie meurtrière ne se joue pas à l’extérieur de nous ; elle se propage par nos mensonges et nos soupçons : « Nous tuons des millions d’hommes chaque fois que nous consentons à penser certaines pensées. On ne pense pas mal parce qu’on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu’on pense mal4. »
Camus, pourtant, ne prêche pas la non-violence : « Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d’une raison d’État absolue ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. » Tel est le tragique de l’Histoire.

Déchirement lucide

Nous vivons une période tragique, au sens où l’entendait Camus dans sa conférence d’Athènes. Alors que le drame oppose les forces du bien à celles du mal, l’homme tragique vit un « déchirement intérieur », celui de l’« homme contradictoire, désormais conscient de l’ambiguïté de l’homme et de son histoire ». C’est ce déchirement lucide qui fait dire à Camus : « Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort. »

Il nous faut donc reconnaître que nos indignations, nos révoltes, ne sont pas sans limites, qu’elles appellent la mesure et la nuance, pour préserver le dialogue. Car « nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison […]. Et, pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l’amitié des hommes, ce silence est la fin du monde ». Ce silence, né de la peur et de la défiance, appelle un engagement modeste, mais résolu.

Camus n’a cessé de s’engager contre l’injustice, la misère et la douleur aux côtés des humiliés et des vaincus de l’Histoire. En Algérie, en Espagne, en France occupée, en Hongrie ou ailleurs, il a manifesté son esprit de résistance et sa solidarité, fort d’une certitude : seule « la dure fraternité des hommes en lutte contre leur destin » peut nous « sauver de ce monde désespérant ». Et il nous invite à le suivre : pour « diminuer la douleur des hommes […], il faut être modeste dans ses pensées et son action, tenir sa place et bien faire son métier. Cela signifie que nous avons tous à créer en dehors des partis et des gouvernements des communautés de réflexion qui entameront le dialogue à travers les nations et qui affirmeront par leurs vies et leurs discours que ce monde doit cesser d’être celui de policiers, de soldats et de l’argent pour devenir celui de l’homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi. »

Mais rien de tout cela n’est possible si nous ne parvenons pas à aimer et admirer. Telle est la source et tel est l’avenir, selon Camus. Car nous ne sommes pas « tous maîtres et esclaves, voués à nous entre-tuer […] le mot maître a un autre sens qui l’oppose seulement au disciple dans une relation de respect et de gratitude. Il ne s’agit plus alors d’une lutte des consciences, mais d’un dialogue, qui ne s’éteint plus dès qu’il a commencé ». Même par temps de crise, nous pouvons apprendre à aimer et admirer ces maîtres de sagesse et de dialogue qui nous inspirent et nous font grandir. Là commence l’éthique.

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1 Albert Camus, « La Crise de l’Homme », dans Conférences et discours (1936-1958), Gallimard, « Folio », 2017, p. 40.

2 Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994, p. 66.

3 « Actuelles I », Essais, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade », 1965, pp. 314-315.

4 « La Crise de l’Homme », op. cit., p. 50.


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