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Alors que l’immigration polarise l’attention des médias et des politiques, la pensée sulfureuse du philosophe Carl Schmitt éclaire la radicalité des positions souverainistes.
La tentation souverainiste est bien là. Elle ne séduit pas seulement quelques extrémistes de tous bords, mais également un nombre croissant de catholiques. Il nous faut donc prendre au sérieux les questions qu’elle nous pose : la fraternité – qu’elle soit chrétienne ou républicaine – serait-elle devenue sélective ? Faut-il la réserver aux frères de sang ou à ceux qui partagent notre religion ? Faut-il en exclure les étrangers en général et les demandeurs d’asile en particulier ?
Pour éclairer les liens entre souverainisme et catholicisme, il est utile de se référer à la pensée de Carl Schmitt (1888-1985), dont l’influence auprès d’intellectuels de droite comme de gauche ne cesse de croître. Schmitt n’est-il pas considéré par le philosophe Étienne Balibar comme « le souverainiste idéal » et « le plus brillant et le plus dangereux des penseurs d’extrême droite » (revue Contretemps, n° 7, 2003) ?
Carl Schmitt est un juriste allemand, catholique et nazi, défenseur de la souveraineté absolue de l’État, de sa capacité à décider dans l’urgence et de l’état d’exception. Dans le sillage de Thomas Hobbes, il est surtout célèbre pour le primat donné au politique fondé exclusivement sur la distinction ami/ennemi. Rien de bien scandaleux jusqu’ici.
Proche des philosophes catholiques contre-révolutionnaires, Carl Schmitt récuse le concept « d’humanité ».
Le problème commence avec ses références nombreuses à la théologie politique, au catholicisme romain, à l’institution visible de l’Église et à l’infaillibilité pontificale qui sert de modèle à son « décisionnisme »1. En réalité, Schmitt calque sa notion de politique sur un modèle idéal, celui de l’Église visible et transcendante, souveraine absolue en vertu de sa médiation et de sa « représentation » du Christ. Proche des philosophes catholiques contre-révolutionnaires (Joseph de Maistre, Louis de Bonald et Juan Donoso Cortès), il récuse le concept « d’humanité » et donne une interprétation dangereuse des évangiles.
La thèse de Schmitt est simple : le politique ne peut se passer d’ennemi. De même que la morale repose sur la distinction entre le bien et le mal et que l’économique distingue le rentable du non rentable, le politique est fondé sur un critère unique : « la discrimination de l’ami et de l’ennemi ».
La désignation officielle de l’ennemi politique n’est ni abstraite ni fictive. Elle repose sur un fait réel et concret : « la nécessité vitale de maintenir sa propre existence face à une négation tout aussi vitale » (La notion de politique, 1932). Pour qualifier l’ennemi, il suffit ainsi qu’il soit « l’autre, l’étranger ».
Cette conception est implacable : tout peuple doit se reconnaître un ennemi réel pour assurer sa survie et son unité politique. Refuser de le faire est un signe de faiblesse ou d’aveuglement. Par conséquent, le débat parlementaire, le pluralisme démocratique, le libéralisme politique et économique sont autant d’idées ou d’ennemis à combattre en raison de l’indécision qu’ils organisent.
Pour Schmitt, l’ennemi n’est pas seulement extérieur à la nation, il se trouve également au-dedans, sous les traits de « l’étranger à la race ».
Mais Schmitt va plus loin encore : l’ennemi n’est pas seulement extérieur à la nation, il se trouve également au-dedans, sous les traits de « l’étranger à la race ». C’est la raison pour laquelle il n’a cessé d’être antisémite, sans jamais manifester le moindre remords. Et c’est la raison pour laquelle il nie le concept d’humanité, qu’il qualifie d’« instrument idéologique » ou de « véhicule de l’impérialisme économique » américain. Il considère même que l’amour de l’humanité n’a pas d’autre effet que d’accroître l’inhumanité.
Ainsi la pensée de Schmitt permet-elle aujourd’hui à des penseurs catholiques de légitimer des régimes plus ou moins autoritaires (comme la Hongrie ou la Pologne) et de reléguer au second plan l’égale dignité des personnes, en s’attachant à l’ordre ou à l’unité d’une communauté prétendument homogène.
Schmitt pose une autre distinction plus troublante encore pour les catholiques : l’ennemi public n’est pas l’ennemi privé ; et pour justifier sa position, il s’appuie sur les évangiles ! « Le passage bien connu : “Aimez vos ennemis (Mt 5, 44 ; Lc 6, 27) signifie aimez vos ennemis privés, et non : aimez vos ennemis publics ; il n’y est pas fait allusion à l’ennemi politique. Et dans la lutte millénaire entre le christianisme et l’Islam, il ne serait venu à l’idée d’aucun chrétien qu’il fallait, par amour pour les Sarrasins ou pour les Turcs, livrer l’Europe à l’Islam au lieu de la défendre. L’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle, et c’est dans la sphère de la vie privée seulement que cela a un sens d’aimer son ennemi. La citation biblique […] ne signifie surtout pas que l’on aimera les ennemis de son peuple et qu’on les soutiendra contre son propre peuple. » (La notion de politique, 1932).
Nous avons tous de réels ennemis politiques, mais nous ne pouvons en déduire qu’ils constituent une masse indifférenciée d’individus.
Schmitt est ici catégorique, estimant toutes les interprétations contraires comme des « malentendus et des falsifications ». Or il se trompe. Les exégètes s’accordent aujourd’hui à juger son interprétation irrecevable2. En réalité, il est impossible de cantonner l’amour des ennemis dans la seule sphère privée. La vie même de Jésus l’atteste.
Bien sûr, il n’est pas question de demander aux États de mettre en œuvre l’amour du prochain ou l’amour des ennemis, ni d’admettre qu’il fallait livrer l’Europe à l’Islam conquérant. Pour autant, faut-il aujourd’hui encore désigner un ennemi ? Sommes-nous condamnés à adhérer à une division dualiste du monde ? Il est impossible de nier, sauf à nous voiler la face, que nous avons de réels ennemis politiques. Mais nous ne pouvons en déduire qu’ils constituent une masse indifférenciée d’individus – à l’extérieur ou à l’intérieur de la nation – que nous devons incriminer comme telle, en raison de leur couleur de peau ou de leur religion.
Schmitt ne se contente pas de faire une lecture erronée des évangiles. Il instrumentalise la seconde lettre aux Thessaloniciens (2 Th, 2, 6-8) à des fins historiques et politiques. Dans cette épître, Paul utilise de façon énigmatique le terme grec katechon pour désigner une personne ou un événement mystérieux qui « retient » le mal absolu et « retarde » le retour du Christ, à la fin des temps. Mais aucune indication ne permet d’identifier cet événement historique ou cette personne.
Alors que la plupart des Pères de l’Église3 identifient le katechon à l’Empire romain, Schmitt s’empare du terme pour désigner toute puissance historique (Empire chrétien, Église visible, « État total ») qui maintient l’ordre face au chaos et sert de rempart à l’Antéchrist. Il appelle même à nommer le katechon pour chaque période historique. Mais quelle crédibilité peut-on accorder à un philosophe qui n’a pas su désigner le nazisme comme ennemi du catholicisme, et a reconnu le Reich comme katechon face au libéralisme ?
Le mystère de la « retenue » du mal réside peut-être dans le langage crypté utilisé par Paul pour protéger la communauté chrétienne. Son ambivalence nous invite en tout cas à une extrême vigilance, et ce d’autant que la Russie de Vladimir Poutine se présente désormais comme l’unique défenseur de la chrétienté orthodoxe dans le monde, et comme le nouveau katechon face à l’Antéchrist qu’est l’Occident sécularisé et matérialiste4.
Il est temps à présent de dénoncer la complicité de certains catholiques avec la pensée de Schmitt, en prenant en compte les implications de sa théologie politique. Même si elle est brillante et complexe, cette pensée entretient des liens néfastes avec le catholicisme ; elle pervertit les valeurs morales et nourrit une violence politique jugée indépassable, en niant les fondamentaux chrétiens et républicains.
« Universelle par nature, l’Église se sait au service de tous et ne s’identifie jamais à une communauté nationale particulière. » (Jean-Paul II)
Sommes-nous réellement prêts à renoncer à l’État de droit, au pluralisme culturel et religieux, pour préserver les fantômes d’un passé révolu ? Car la nation ne se résume pas à un État total capable de guerre ; le politique ne se réduit pas au conflit et à la distinction ami/ennemi ; le libéralisme n’est pas l’Antéchrist ; l’Église n’est pas fondée sur la visibilité de l’institution, sur « la beauté esthétique de la forme » (Catholicisme romain et forme politique, 1923) et sur l’infaillibilité du pape.
La mise en garde de Jean-Paul II est pourtant claire : « L’histoire a démontré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme et que, lorsque les États ne sont plus égaux, les personnes finissent, elles aussi, par ne plus l’être. Ainsi la solidarité naturelle entre peuples est-elle anéantie, le sens des proportions perverti, le principe de l’unité du genre humain méprisé. L’Église catholique ne saurait accepter une telle vision des choses. Universelle par nature, elle se sait au service de tous et ne s’identifie jamais à une communauté nationale particulière. Elle accueille en son sein toutes les nations, toutes les races, toutes les cultures.5 »
Aujourd’hui comme hier, le cri d’effroi lancé en 1942 par l’évêque de Toulouse, Mgr Saliège, continue de résonner : « Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau […], il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Pourquoi le droit d’asile dans nos Églises n’existe-t-il plus ? […]. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux […]. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. »
1 On peut résumer le décisionnisme de Schmitt par la formule célèbre tirée de son ouvrage Théologie politique (1922) : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. »
2 Cf. F. Bovon, L’Évangile selon saint Luc 1-9, Commentaire du Nouveau Testament IIIa, Labor et Fides, 1991 ; et Ulrich Luz, Matthew 1-7. A Commentary, vol. 1, Fortress Press, 2007
3 Saint Augustin avoue pour sa part qu’ « il ignore totalement ce [que saint Paul] a pu dire » (Cité de Dieu, XX, 19)
4 Sur ce point, voir les sous-chapitres « Le katechon » et « L’universel abstrait et l’Antéchrist » du livre de Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel (Cerf, 2020) dont l’ambiguïté est plus que troublante
5 Discours de Jean-Paul II aux membres du corps diplomatique, 15 janvier 1994.