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Dossier : François, la fraternité sans frontières ?

Fratelli Tutti L’humanité sans concession

Le Vatican, 2013. Tupungato/iStock
Le Vatican, 2013. Tupungato/iStock

Que ce soit sur la critique du nationalisme intégral ou sur la notion de guerre juste, l’encyclique Fratelli tutti marque à la fois une continuité et une évolution décisive dans la pensée de l’Église. Retour sur les prises de position du Saint-Siège.


Des traités de Westphalie (1648) à la fin des États pontificaux (1870) et au concile Vatican II (1962-1965), les papes – et l’Église avec eux – ont parfois accompagné (et le plus souvent subi) la disparition d’une chrétienté politique. Un état de fait qui les a conduits à renforcer peu à peu leur indépendance et leur autorité spirituelle à l’égard des pouvoirs, quels qu’ils soient. La récente encyclique du pape François s’inscrit dans cette évolution sur trois points en particulier : la souveraineté des États, la nation et la guerre.

À l’issue de la Réforme protestante et des guerres de religion, l’Église romaine a semblé s’accommoder tant bien que mal de la montée en puissance des États-nations modernes. Certes, le rêve de Grégoire VII, pape de 1073 à 1085, d’une société politique dans laquelle « tous les princes baisent les pieds du seul pape », auquel « il est permis de déposer les empereurs », ce rêve avait pris fin avec l’éclatement de l’Europe chrétienne à Westphalie. Mais dans les monarchies absolues de droit divin, l’Église restait malgré tout la source de la légitimité du pouvoir. L’essentiel était sauf, mais pas pour l’éternité.

L’ordre temporel n’a eu de cesse d’accentuer l’émancipation de l’État vis-à-vis des autorités et des contraintes religieuses. Ce processus de sécularisation trouve son accomplissement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Par là même, « se posait nécessairement, du point de vue des principes, le problème d’une nouvelle forme d’intégration : pour que l’État ne se désagrège pas de l’intérieur, il importait que les individus émancipés forment une nouvelle communauté et trouvent une nouvelle homogénéité. Dans un premier temps, ce problème est resté dans l’ombre, dès lors qu’au XIXe siècle, une nouvelle force unificatrice a pris la place de l’ancienne : l’idée de nation. L’unité de la nation, succédant à celle fondée sur la religion, a créé une nouvelle homogénéité, de nature politique et tournée vers l’extérieur.1»

« Nationalisme intégral »

Cette nation-là, sorte de nouvelle religion, fut perçue par l’Église avec une méfiance croissante, surtout au moment de l’unification italienne (1870), dont l’achèvement supposait la disparition de l’autorité temporelle du pape. Les mises en garde de la papauté contre la nation sécularisée et son corollaire, le nationalisme, source principale de la grande catastrophe de 1914-1918, n’ont fait que se multiplier à partir de Benoît XV (1914-1922), non sans susciter une résistance forte, voire une franche hostilité, de la part de certains épiscopats nationaux, français en particulier.

L’Action française niait la notion chrétienne de bien commun.

En 1926, Pie XI (1922-1939) finit par condamner le « nationalisme intégral » de Charles Maurras et de son mouvement, l’Action française, qui plaçait la patrie au-dessus de tout, niait la notion chrétienne de bien commun et ne pouvait admettre que, dans l’ordre international, il pût y avoir, aux yeux d’un chrétien, des intérêts supérieurs à ceux de la patrie même. La même condamnation frappa les totalitarismes fasciste (1931) et nazi (1937), qui avaient fait de la nation une nouvelle idole.

En parallèle, la diplomatie du Saint-Siège appuyait diverses initiatives pacifistes et multilatéralistes, en particulier la Société des nations (SDN). La faillite de cette dernière n’empêchera d’ailleurs pas Pie XII (1939-1958) de tracer avec une grande lucidité les lignes d’un nouvel ordre mondial et de la future Organisation des Nations unies dans son allocution radiodiffusée de Noël 1944, où il reconnaissait la compatibilité de la doctrine chrétienne et de la démocratie.

L’Église a fait preuve d’un soutien actif à l’égard de la construction européenne.

Et l’Église a ensuite fait preuve, à l’égard de la construction européenne, d’un soutien actif, qui allait bien au-delà de l’anticommunisme de Guerre froide. Le pape François réaffirme d’ailleurs cet appui tout en déplorant les « signes de recul » nationalistes et souverainistes qui se manifestent aujourd’hui (Fratelli tutti, 9, 10).Quand François souligne qu’« une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale » (154), il ne fait preuve ni d’irréalisme, ni d’utopie, au contraire de ce qui lui a parfois été reproché. Il reprend, en 2021, les attentes d’un dépassement du cadre national comme seul lieu de la souveraineté ; des attentes inscrites depuis longtemps dans le discours de l’Église. Et il en va de même pour ce funeste produit du désordre international qu’ont été les guerres du XXe siècle.

Pacifisme radical

En 2019, à Hiroshima, le pape François déclarait que « l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est aujourd’hui plus que jamais un crime, non seulement contre l’Homme et sa dignité, mais aussi contre toute possibilité d’avenir dans notre maison commune. L’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires est immorale. Comme est immorale la possession d’armes atomiques. »

À première vue, François semblait rompre, par ce propos radical, avec plusieurs décennies d’hésitations de l’Église catholique sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’arme nucléaire. Auparavant, en effet, s’ils déploraient les capacités dévastatrices de cette arme et appelaient à un désarmement concerté, les papes avaient admis la dissuasion, et donc la possession d’armement nucléaire, comme un pis-aller, à condition qu’elle soit une étape sur la voie du désarmement.

En octobre 1965, le pape Paul VI affirmait devant l’Assemblée générale des Nations unies, après s’être exclamé « Plus jamais la guerre ! » : « Si l’équilibre de la terreur a pu et peut encore servir pour quelque temps à éviter le pire, penser que la course aux armements puisse se poursuivre ainsi indéfiniment sans provoquer une catastrophe serait une tragique illusion. » Une idée reprise par Jean-Paul II devant la même assemblée en 1979 : « Dans les conditions actuelles, une dissuasion basée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi mais comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable. »

La position de François est sans ambiguïté : la possession d’armes atomiques est immorale.

La position de François est sans ambiguïté : la possession d’armes atomiques est immorale. En fait, François renoue avec une conception catholique du problème de la violence, tel qu’il est posé aux paragraphes 2 307-2 309 du Catéchisme de l’Église catholique, sous le titre « Éviter la guerre ». Il s’agit de la « guerre juste », revisitée face aux théories de la dissuasion nucléaire. Quel que soit le type d’usage envisagé de l’arme atomique (représailles massives ou riposte graduée), celui-ci ne saurait répondre aux trois critères de définition d’une « guerre juste » : la légitime défense, la proportionnalité de la riposte, la restauration de l’ordre ancien. Pas de légitime défense (puisque la dissuasion est fondée sur l’idée d’une attaque préventive), pas de proportionnalité de la riposte (puisqu’il s’agit d’infliger à l’ennemi un dommage sans commune mesure avec la menace éprouvée), pas de restauration de l’ordre ancien à la fin des hostilités (puisque l’ennemi est anéanti préventivement).

Et là aussi, au contraire de ce qui a pu lui être reproché, François n’ignore pas cette très ancienne notion de guerre juste. « Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! » (Fratelli tutti, 258).

François discerne à la lumière de la tradition chrétienne et des réalités du présent des cadres de pensée nouveaux.

Ces propos s’inscrivent dans la lignée de ce qu’avait affirmé lors de l’Angélus du 18 février 2007 son prédécesseur, Benoît XVI, dans un commentaire trop peu remarqué du « Aimez vos ennemis » (Lc VI,27) : « Cette page de l’Évangile est considérée, à juste titre, comme la magna charta de la non-violence chrétienne, qui ne consiste pas à se résigner au mal – selon une fausse interprétation du “tendre l’autre joue” (cf. Lc 6, 29) –, mais à répondre au mal par le bien (cf. Rm 12, 17-21), en brisant ainsi la chaîne de l’injustice. […] L’amour pour l’ennemi constitue le noyau de la “révolution chrétienne”, une révolution qui n’est pas fondée sur des stratégies de pouvoir économique, politique ou médiatique. »

Lire l’encyclique Fratelli tutti comme un manifeste plus ou moins « gauchiste », frappé d’un déni du réel, c’est ignorer la réflexion de tous ceux, catholiques, qui ont réfléchi aux moyens d’éviter que se reproduisent un jour, à la même échelle, les catastrophes politiques du XXe siècle.

Dépasser les modes d’organisation politique, y compris démocratiques, qui n’ont pas été en mesure d’empêcher ces catastrophes suppose des cadres de pensée nouveaux que François discerne à la lumière de la tradition chrétienne et des réalités du présent. L’association des conservatismes réunis y voit bien sûr une divagation utopique ou un idéalisme hors du temps, puisqu’il s’agit de faire advenir le neuf, après que le vieux a succombé à la crise. « En langue politique, moralité s’appelle idéalisme. » écrivait le prêtre italien antifasciste Luigi Sturzo avant-guerre, en contemplant les décombres de la realpolitik2. Les mêmes critiques visent aujourd’hui encore quiconque cherche à mettre davantage la politique au service de l’homme que l’homme au service la politique.

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1 Ernst-Wolfgang Böckenförde, « La naissance de l’État, processus de sécularisation », dans Le droit, l’État et la constitution démocratique, Bruylant-LGDJ, 2000.

2 Luigi Sturzo, Politique et morale, Librairie Bloud & Gay, 1938.


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