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Sur les cent six paroisses que compte la capitale, un tiers s’engage pour l’accueil des migrants. Récit du cheminement de la paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy, quartier privilégié du XVIe arrondissement de Paris.
« Que chaque paroisse, chaque communauté religieuse, chaque monastère, chaque sanctuaire d’Europe accueille une famille. » Pouvait-on rester sourd à cet appel du pape François, en septembre 2015 ? À Notre-Dame de Grâce, un petit groupe de paroissiens a voulu y répondre. Dès le mois suivant, une association était créée et une première famille accueillie en partenariat avec l’Œuvre d’Orient. Un appartement, financé par des paroissiens, a été trouvé pour loger un couple de réfugiés chrétiens de Damas et ses deux filles. En 2018, deux mamans en charge d’enfants sont accueillies dans de grands studios appartenant à la paroisse. L’association aide à l’intégration de ces familles, remplit les dossiers administratifs, organise des cours de français, seconde les études scolaires et universitaires, recherche stages de formation et emplois, et rend surtout de nombreux services au quotidien.
En mars 2021, lors du troisième confinement, la paroisse s’inscrit pour l’accueil de migrants sans domicile fixe, à l’initiative de l’association Utopia 56 et en partenariat avec le diocèse. Pendant cinq mois, dans un appartement en attente de rénovation, des couples ou des femmes seules – souvent avec des bébés – peuvent passer une dizaine de jours, dans l’attente d’une solution du côté du 115. Le mobilier, certes, y est sommaire mais le chauffage et deux salles d’eau « vintage » assurent un minimum de confort.
L’autonomie se construit à la faveur des liens d’amitié entre accompagnés et accompagnants.
Sous la houlette d’un diacre de la paroisse, soixante-dix paroissiens s’y sont relayés, jour après jour, pour préparer un dîner et un petit-déjeuner. Le service demandé est ponctuel et n’est pas trop lourd à mettre en œuvre : il suffit de s’inscrire sur le site de la paroisse. De nationalités très diverses (Côte d’Ivoire, Afghanistan, Colombie, Mali, Rwanda…), les accueillis sont en situation extrême de dénuement. Souvent très fatigués, ils n’ont guère envie de parler ; le barrage de la langue est d’ailleurs parfois rédhibitoire. Étant donné le caractère d’urgence et la précarité des situations, rien ne peut être totalement prévisible. Mais les bénévoles s’adaptent avec bonne humeur aux horaires et au nombre aléatoire de convives !
De ces deux expériences d’hospitalité, nous tirons une première leçon : le fait d’être une « grosse paroisse » est bien un atout d’efficacité et de souplesse. Quelles que soient les demandes, le riche réseau de relations tissé au long des années permet de trouver des solutions aux multiples problèmes qui surviennent : les unités scoutes prêtent main-forte pour le ménage entre chaque changement de familles ; un lieu de vacances est proposé par un paroissien. La générosité financière de beaucoup, qui s’enracine dans une habitude paroissiale ancienne et continue, permet de faire face aux situations de pauvreté du moment.
Tout un réseau épaule celles et ceux qui s’engagent au service de l’étranger.
Pour l’intégration des réfugiés, un engagement personnel sur le moyen terme est nécessaire car l’autonomie se construit à la faveur des liens d’amitié entre accompagnés et accompagnants. Les bénévoles, ici, ont des statuts très divers : deux retraités, une mère au foyer, deux jeunes professionnels, un étudiant et quelques actifs… très actifs ! Quant à l’accueil solidaire d’urgence, les profils varient plus encore. Pour s’occuper des dîners avec les accueillis, des étudiants sans le sou s’engagent en étant plus intéressés par les conversations que par le menu à préparer. D’autres, plus âgés, remercient la paroisse de leur donner une occasion d’être utiles.
De nombreuses mamans trouvent le temps, entre leur travail et leur vie de famille, de venir s’occuper des tout-petits. L’éventail des accueillants est finalement beaucoup plus diversifié que la grande majorité des habitués du dimanche. Mais cela indique peut-être que les pratiquants de la messe dominicale ne se sentent pas eux-mêmes concernés par ce type d’engagement.
Construire une fraternité avec l’étranger reste en effet difficile. Aujourd’hui, le migrant, sans le vouloir, cristallise tout ce qui nous dérange dans le rapport à autrui : il est « un autre » à tous égards, aux plans social, culturel et religieux. La perspective de l’accueillir sans conditions préalables clive les catholiques pratiquants. À partir de l’observatoire que constitue la charge de curé, voici quelques interrogations. À l’intérieur même du groupe d’accueil des réfugiés, la discussion a été très vive sur l’éventualité de prendre en charge des personnes de confession musulmane : elle s’est close finalement sur un report sine die !
L’accueil sans conditions préalables clive les catholiques pratiquants.
Autre signe : lors de l’étude des chapitres de l’encyclique du pape François Fratelli tutti avec des dirigeants chrétiens, les participants ont préféré « glisser » prudemment sur la question de l’accueil des migrants plutôt que d’envenimer un débat déjà compliqué. Dans une perspective plus large, pendant le carême, nous avons voulu faire réfléchir à des « initiatives de fraternité » – pas seulement au profit de migrants ! Les paroissiens étaient invités à écouter des témoignages de dix minutes à l’issue de la grand-messe du dimanche. À peine un paroissien sur cinq est resté ! Cela a tout de même permis de glaner quelques bonnes volontés supplémentaires…
Quels enseignements tirer de ces expériences bien modestes ? Un petit détour par l’Évangile selon saint Jean peut être éclairant. Jésus n’appelle ses disciples « frères » qu’après son apparition comme Ressuscité, par cet ordre de mission donné à Marie de Magdala : « Fais route auprès de mes frères » (Jn 20, 17). Pour qu’ils reçoivent cette qualification, Jésus a donc fait preuve d’une longue patience – trois années de route en leur compagnie – et désormais, il leur propose une expérience d’une nouveauté inouïe, celle de la résurrection. Aujourd’hui, nouer une fraternité avec des étrangers résulte d’un long apprentissage d’attention à l’autre, qui commence en sortant de son cercle habituel.
Nouer une fraternité avec des étrangers résulte d’un long apprentissage d’attention à l’autre.
Dans une ville comme Paris, qui concentre les extrêmes de la richesse et de la pauvreté, avec un affaissement des milieux intermédiaires, cette expérience est difficile. Dans ce contexte, la persévérance (sans idéologie) des promoteurs de l’accueil de tous est un facteur décisif. Pour entrer dans la compassion envers les plus pauvres, il faut souvent que s’y ajoute le choc heureux d’une rencontre. Qu’elle soit inopinée ou la suite d’une expérience « humanitaire », la confrontation singulière entraîne une nouvelle manière d’être, celle qui anime « le bon Samaritain » : je deviens le prochain d’un abandonné en lui donnant une espérance concrète.
C’est sans doute ce que le pape François veut faire comprendre au peuple chrétien avec son idée phare d’amitié sociale. Il y a eu en effet une rupture de tradition dans l’accueil du pauvre. Sa place laissée à table dans la France rurale a été désapprise en raison de nos nouvelles conditions de vie. Pour qu’il en retrouve une, il est nécessaire d’éduquer chacun patiemment à frais nouveaux.