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La position du pape François sur l’immigration heurte. Nombreux sont ceux qui l’estiment déplacée, car politique. Pourtant, vouloir la reléguer au champ de la morale relève d’une hypocrisie et d’une volonté de censure.
Alors que le pape a exprimé ces derniers temps des avis sur la politique migratoire des États, appelant à l’hospitalité la plus large en se fondant sur une lecture de la parabole du bon Samaritain, un certain nombre de contradicteurs catholiques affirmaient qu’il n’avait pas à prendre de position politique. Selon la philosophe Chantal Delsol par exemple, le discours romain « doit demeurer de la morale, c’est-à-dire des conseils éclairés qui désignent un chemin de vie estimé meilleur que les autres1 ». La morale, ajoute-t-elle, aurait « ses droits » qu’elle ne devrait pas outrepasser sous peine de se heurter au « politique ».
Ainsi le pape n’aurait pas à se risquer dans les complexités tragiques du monde, celui où sévit la politique avec laquelle la morale coïncide difficilement. Aux réalistes la politique, aux utopistes la morale ! Pour plusieurs raisons, on peut mettre en doute cette distribution des tâches et, plus fondamentalement, la distinction formelle de la morale et de la politique.
On relèvera d’abord l’opportunisme de ce type d’argumentation. L’adhésion de la droite intellectuelle catholique à l’engagement de Jean-Paul II contre le communisme, l’enthousiasme suscité par sa contribution directe au renversement du régime soviétique polonais, montrent que la question n’est pas tant celle, complexe, de la nature morale ou politique dudit romain que le degré de coïncidence entre celui-ci et les opinions personnelles des fidèles.
Ces mêmes opposants aux prises de parole papales se réjouissaient hier que Rome conteste le mariage homosexuel.
Selon les engagements romains dans les affaires du monde, les uns applaudissent et les autres conspuent. C’est l’histoire de l’Église, faite de conflits d’autorité avec les empires, puis avec les États. La parole du pape, chef d’un État, est toujours politique. L’Histoire juge la clairvoyance politique du pape, non la qualité de ses conseils moraux. Le dossier difficile du rôle de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale en témoigne. Dans une autre mesure et plus récemment, les mêmes opposants aux dernières prises de parole papales se réjouissaient que Rome conteste les législations autorisant le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels.
Les intellectuels catholiques qui s’expriment aujourd’hui contre le pape le font précisément parce que, depuis toujours, le successeur de Pierre a une fonction politique et que sa parole n’est pas uniquement morale. Ils savent bien que la foi chrétienne n’est pas un manuel de développement personnel, c’est bien pourquoi ils prennent la plume pour tenter de nous persuader du contraire.
Qu’ils soient opportunistes, c’est finalement le jeu du débat. Mais la singularité des interventions récentes contre les propos du pape François consiste dans le fait que, justement, elles ferment le débat. Affirmer que morale et politique sont distinctes est le moyen d’exercer une censure. C’est la deuxième remarque que l’on peut faire.
Le migrant incarne, pour les détracteurs de François, l’image de ce qui n’est pas culturellement chrétien.
Dans une position de surplomb, les contempteurs du pape jugent de ce qu’il devrait dire ou de la manière juste d’interpréter les textes bibliques. Comme toute censure, celle-ci manifeste une peur, ici celle du pape étranger, non occidental, d’une Église elle-même « non occidentale », d’un christianisme qui ne serait plus adossé à la chrétienté et d’une exégèse qui en menacerait la conservation. Le migrant incarne, pour les détracteurs de la position de François, l’image de ce qui n’est pas culturellement chrétien. L’actualité migratoire est envisagée comme un problème culturel et non politique.
Le recours à la censure est toujours le symptôme d’une faiblesse intellectuelle, que certains conservateurs partagent paradoxalement avec ceux qu’ils rejettent : les partisans dits « woke »2 d’une culture sans différence ni histoire, au nom de laquelle il faudrait limiter l’expression libre de ses opinions et de ses interrogations.
Distinguer la morale de la politique est une manière habituelle d’exercer une censure dans les régimes autoritaires. Ainsi les artistes doivent-ils s’en tenir à un propos strictement conforme à l’idéologie ou, au contraire, à des messages moraux décryptés par des commissions de surveillance chargées de neutraliser toute intention politique. La censure distribuant le droit de s’exprimer et d’interpréter, traçant des frontières et posant des sentinelles, réduit l’intelligence des phénomènes.
La partition entre morale et politique entrave toute finesse dans le raisonnement philosophique.
Le fait d’assumer un désaccord dans le respect mutuel est toujours plus profitable que la censure. Du point de vue exégétique, en rejetant certaines lectures au profit d’autres, elle occulte la richesse du texte biblique et évangélique. La partition entre morale et politique tient à une passion des frontières qui entrave toute finesse dans le raisonnement philosophique et dans l’exégèse. C’est la dernière raison pour laquelle elle est inopérante lorsqu’il s’agit d’interpréter un texte ou de comprendre la formation de l’opinion politique.
Ce que manque une telle approche douanière de la morale et de l’exégèse, c’est la spécificité de la parole du pape aujourd’hui, alors qu’il n’a plus d’armée ni de territoire à défendre. Il est certes un chef d’État, mais n’a plus le souci de ses propres frontières du fait que sa puissance territoriale n’est plus en rivalité avec d’autres. Sa parole n’est plus arrimée au souci du territoire. Il est donc plus que jamais à la tête d’une communauté de croyants et d’une Église qui se veut universelle.
Cette reconfiguration est une chance pour les fidèles catholiques et non une déchéance. La parole du pape demeure politique, tout en déployant une diversité de registres. Affranchie des luttes de pouvoir au sein de l’Europe, territorialement impuissante, la parole romaine gagne paradoxalement en universalité et en efficacité. Elle est à la fois morale, politique, messianique, exégétique, eschatologique, philosophique et spirituelle. Elle n’en est que plus efficace car chaque fidèle est invité non pas à s’y soumettre aveuglément, mais à la réfléchir, à l’interpréter, à en faire l’occasion de relancer un questionnement, d’affronter un doute, de revoir une évidence.
L’Église invite à considérer la morale comme une contribution à la formation de l’opinion politique.
Être en désaccord argumenté avec le pape est encore une manière pour un catholique de faire l’unité de l’Église. Celle-ci est plus universelle parce qu’elle n’est plus tendue par des intérêts strictement européens. Elle invite à considérer la morale non pas comme un catéchisme réservé à la vie privée, mais comme un exercice de sortie de soi qui contribue à la formation de l’opinion politique. En cela, elle est au plus près du message évangélique. La vie de Jésus est une suite d’invitations à interroger et éventuellement transgresser les frontières sociales et intellectuelles, à se rendre attentif à l’esprit de la loi plus qu’à la lettre. La Bonne Nouvelle n’est pas celle de la frontière.
La distinction de la vie privée et de la vie publique (qui a permis au XVIIIe siècle la constitution de l’individualisme et de la démocratie, mais aussi la séparation des intérêts de l’Église et de l’État au tournant du XXe siècle) a contribué à l’illusion selon laquelle la morale et la politique étaient deux règnes distincts. Or la politique est sous-tendue par l’expression, sinon l’application, de ce que les sociétés estiment être moralement juste. Un État de droit est fondé sur des textes fondamentaux – Constitution, déclaration des droits de l’homme, Bill of Rights – qui éclairent le législateur et la jurisprudence.
Ces textes fondateurs sont la traduction politique des choix moraux d’une société autant qu’ils servent de fondements au débat sur leur interprétation au regard de l’évolution des mœurs et des pratiques sociales. Si l’on ne demande pas aux individus eux-mêmes d’être moraux lorsqu’ils gouvernent, du moins sont-ils tenus de respecter ces textes.
La morale n’est pas de la bienfaisance. C’est le sens de la position du pape sur la politique migratoire.
La formation de l’opinion politique est conditionnée par ces valeurs que la loi traduit. L’orientation politique consiste en une cristallisation d’habitus social, d’intérêts économiques, d’histoire nationale, d’héritage familial et de conviction morale ou religieuse. L’opinion comme l’action ne sont jamais purement politiques, elles sont portées par des enthousiasmes ou des répugnances d’ordre moral.
De même la conscience morale se constitue dans une certaine organisation politique et en porte la marque. Le regard que chacun porte sur le migrant ou l’étranger n’est pas inné, il est informé par l’idéal politique qui a contribué à le faire éclore. C’est cet idéal qui est immédiatement convoqué et interrogé dans l’aide la plus individuelle apportée à celui qui en a besoin. À l’horizon de tout geste d’assistance, il y a le souci de la politique qui rend ce geste possible, qui lui donnera plus d’efficacité et le rendra profitable à d’autres.
La morale n’est pas de la bienfaisance : c’est le sens des avis du pape sur la politique migratoire. L’Église s’investit dans l’accueil et le soutien des migrants non par bonté d’âme mais parce qu’elle croit qu’on le doit à des hommes et des femmes qui sont des frères, par une conviction sociale forte. Elle agit au nom d’une certaine représentation politique et contribue à l’action de l’État. L’institution hiérarchique et anachronique qu’est, dans le monde occidental, l’autorité romaine participe ainsi au débat démocratique et à la vie politique. En cloisonnant une morale individuelle et sentimentale d’une politique rusée et tragique, on passe finalement à côté du sens de l’action de l’Église dans le monde.
1 Chantal Delsol, « Un pape contre les frontières et contre l’Occident », Front populaire, n° 4, mars 2021.
2 Ce terme (« éveillé » en français) désigne le fait d’être conscient des oppressions qui pèsent sur les minorités. Il a pris une connotation péjorative en soulignant une forme de dogmatisme et de fermeture au débat démocratique.