Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
À l’approche de l’élection présidentielle, alors que l’instrumentalisation du message évangélique à des fins politiques menace directement l’État de droit, l’instauration d’une véritable politique de la fraternité constitue pour l’avenir un défi majeur.
Ce dossier invite à prendre au sérieux la parabole du bon Samaritain qui, reconnaissons-le, se prête à une pluralité d’interprétations1. Mais le message de l’Évangile peut-il être entendu au gré de chacun, comme cela nous arrange, voire de façon contradictoire ? L’herméneutique – la compréhension de la Bible – présente de justes limites : le magistère romain récuse d’ailleurs une lecture sélective ou littérale. Au cœur de l’Ancien Testament comme du Nouveau résonnent le souci du pauvre et l’accueil de l’étranger. Cette attention portée aux personnes les plus vulnérables ne se réduit pas à une option ponctuelle ni à une simple obligation morale : elle est la matrice de l’ensemble du champ théologique. C’est bien souvent à travers les relations établies avec ces personnes que le Dieu de la Bible se révèle.
Or nous sommes à une époque où la solidarité vis-à-vis des migrants revêt un caractère urgent, alors que le repli identitaire et les idéologies nationalistes représentent un danger redoutable pour notre commune humanité. Aussi l’accueil des migrants occupe-t-il une place centrale aux yeux du pape François.
Avant lui, le pape Jean-Paul II avait également eu des paroles fortes sur les dérives de la nation : « Nous nous trouvons face à un nouveau paganisme : la divinisation de la nation. L’histoire a démontré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme et que, lorsque les États ne sont plus égaux, les personnes finissent, elles aussi, par ne plus l’être. Ainsi la solidarité naturelle entre peuples est-elle anéantie, le sens des proportions, perverti, le principe de l’unité du genre humain, méprisé » (discours aux membres du corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, janvier 1994).
La question de la fraternité envers les migrants ébranle à nouveau la relation entre religion et politique. L’équilibre fragile semblait pourtant avoir été préservé grâce à la décision historique du Conseil constitutionnel reconnaissant, le 6 juillet 2018, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité2. Mais les tentations de repli identitaire et, plus grave encore, l’instrumentalisation religieuse à des fins politiques menacent désormais directement notre État de droit.
Faut-il rappeler que le mot « catholique » vient du grec katholikos, qui signifie universel ?
La question posée ne concerne pas seulement l’islam. Certains catholiques aussi se raidissent pour défendre une certaine idée de la nation – indissociable, selon eux, d’un retour à la « chrétienté ». Nous le savons pourtant d’expérience, et Hannah Arendt nous le rappelle : « L’histoire moderne a montré, à maintes reprises, que les alliances entre “le trône et l’autel” ne peuvent que discréditer les deux. » Il reste cependant possible d’« harmoniser la terre avec le ciel » en unissant intimement, comme le recommandait Tocqueville, « l’esprit de religion et l’esprit de liberté ».
Une offensive se déchaîne contre les valeurs universelles, à l’extérieur comme à l’intérieur du monde occidental. Elle ne peut que nous inquiéter, surtout lorsqu’elle surgit des rangs catholiques. Faut-il rappeler que le mot « catholique » vient du grec katholikos, qui signifie universel ?
La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 sera-t-elle désormais moins reconnue que la Déclaration islamique de 1990 ou la Déclaration de l’Église orthodoxe russe de 2006 ? En France même, les droits de l’homme sont caricaturés en « droits de l’hommisme » et certains philosophes catholiques requalifient l’humanisme chrétien d’« humanitarisme » ou de « morale éthérée ».
Tout en reconnaissant les dangers et les excès d’un universalisme instrumentalisé à des fins idéologiques, économiques ou technicistes, il est urgent de ne pas renoncer à la défense d’un universel concret, vivant et fraternel. Cet universel, qui s’enrichit des particularités, est toujours à reprendre et à réinventer. Loin d’être abstrait et figé, il s’incarne dans la rencontre respectueuse – sans être naïve – et refuse de transiger sur les principes fondamentaux, qu’ils soient républicains ou chrétiens. L’universel vivant est un horizon partagé qui s’authentifie dans le dialogue, sans céder à un cosmopolitisme hors sol ni à un universalisme béat.
Conjuguer l’universel et les particularismes nationaux reste un défi majeur – et c’est bien à cela précisément que s’attache François. Mais peut-on encore nier la dimension plurielle des peuples, des religions et des cultures ? Peut-on faire autrement que de communiquer, dialoguer, s’ouvrir, si l’on veut éviter la guerre civile ou entre les nations ? Le préambule de la Déclaration de 1948 reste plus que jamais d’actualité : « La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. »
Vous défendez les droits des migrants et vous pensez que l’homme n’est pas un loup pour l’homme ? Alors on a certainement ironisé sur votre angélisme supposé, qui ignorerait tout de la vraie vie, de ses contraintes et des intérêts en jeu. « On ne vit pas dans le monde des Bisounours » : cette réplique facile entend briser votre élan altruiste. Indirectement, elle invite aussi à laisser les personnes avisées s’occuper des choses sérieuses !
La fraternité dans la tradition chrétienne se conçoit comme un constant mouvement d’ouverture, appelé à ne jamais s’arrêter.
La fraternité ne relève pas d’une option binaire, « tout ou rien » : elle renvoie à un idéal qui passe par de multiples gestes. À la différence de la philanthropie, elle ne divise pas le monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Elle repose sur l’égale dignité des êtres humains et témoigne de la solidité, ou non, d’une communauté. Au-delà de nos intérêts divergents, la fraternité peut constituer ce ciment permettant un apprentissage de la citoyenneté et l’instauration d’un rapport de force constructif.
La pratique de la fraternité dans la tradition chrétienne n’est pas vue comme une sorte d’évidence qui s’imposerait d’emblée à tous, mais comme un constant mouvement d’ouverture, de proche en proche, qui est appelé à ne jamais s’arrêter. Je ne deviens pas immédiatement « frère de tous », mais, à partir d’expériences vécues où je découvre d’abord des proches comme frères (souvent non sans mal), je deviens capable d’élargir mon regard et de faire entrer dans ma vision de nouveaux venus, qui, eux aussi, pourront devenir des acteurs à part entière. Ce processus suppose des temps de relecture, mais aussi de formation – dont les acteurs de terrain qui s’expriment dans ce dossier pourraient souligner l’importance pour établir des liens qui libèrent.
Le courage appelle à s’engager activement face au danger du retour des vieux démons.
À l’approche de l’élection présidentielle, dans une société fragmentée, saurons-nous instaurer une véritable politique de la fraternité ? Le courage, ici aussi, appelle à se risquer et à s’engager activement face au danger du retour des vieux démons. Si certains catholiques espèrent et proclament que « le vieux monde est de retour »3, il convient de préciser de quel « monde » il s’agit. Car cette affirmation ambiguë n’est pas seulement l’expression d’un rejet virulent de la modernité libérale et multiculturelle, elle exprime aussi la nostalgie d’une alliance étroite entre politique et religion4. En clair, un désir de chrétienté.
Cette tentation d’un retour à l’ordre ancien n’est pas sans rappeler la France des années 1930, celle de Charles Maurras, défenseur de « l’Église de l’Ordre » et du « nationalisme intégral ». Hannah Arendt éclaire cette période en distinguant les « catholiques sans la foi » – qu’elle qualifie de « dilettantes du fascisme qui n’avaient que mépris pour la foi chrétienne, précisément à cause des éléments démocratiques qui en font partie » – et les « catholiques convertis ou néo-catholiques », tels que Péguy, Bernanos ou Maritain. Arendt évoque également le « catholicisme cérébral » d’une extrême droite française et en particulier son positionnement dans l’affaire Dreyfus.
Maurras résume à lui seul ce paradoxe catholique : antidreyfusard et antisémite5, il était agnostique. Il aurait même déclaré : « Je suis athée, mais catholique. » Le journaliste Jean-Claude Guillebaud commente ainsi cette formule : « Maurras voulait dire par là que le message évangélique ne l’intéressait pas, mais qu’il voyait dans l’Église une institution garante de l’ordre social. » (La Vie, 16 août 2016). Sommes-nous condamnés à revivre cette contradiction mortifère entre la foi chrétienne et « l’Église de l’Ordre » ?
1 Véronique Albanel & Benoît Guillou, « Le migrant est aussi notre prochain ! », réponse à Édouard Trétreau, Figaro Vox, 16 octobre 2018.
2 Cette décision reconnaît « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire », même lorsqu’il s’agit d’un migrant en situation irrégulière. L’aide à l’entrée irrégulière sur le territoire français reste toutefois sanctionnée.
3 Eugénie Bastié, journaliste au Figaro et polémiste sur CNews, s’adressait ainsi à Jacques Attali sur France Télévisions, en 2015.
4 Éric Zemmour affirmait ainsi que « pour devenir français, il faut s’imprégner du catholicisme » (Le salon beige, 17 septembre 2021).
5 Charles Maurras défendait un « antisémitisme d’État », et non biologique, légitimant la distinction entre juifs français et juifs étrangers, reprise aujourd’hui par Éric Zemmour afin de réhabiliter Philippe Pétain.