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Au-delà des préceptes bibliques, les protestants font de l’accueil de l’étranger une priorité absolue. Les temps où eux-mêmes étaient en exil ne sont pas si lointains, et l’avenir exigera de savoir vraiment « agrandir la tente ».
« Qu’as-tu fait de ton frère ? » C’est la question brûlante posée par Dieu à Caïn (Genèse 4, 9-10) alors qu’il vient de tuer son frère Abel. Ne nous est-elle pas adressée à nous, chrétiens d’aujourd’hui, quand des murs de béton et de barbelés s’élèvent aux frontières de l’Europe et que des milliers de morts endeuillent les rivages de la Méditerranée ? Certains objecteront : « Ne mélangeons pas tout, Abel était frère de sang de Caïn, cela n’a rien à voir ! » Et pourtant…
Pour nous, protestants, l’accueil de l’étranger est ancré dans une fraternité qui transcende les frontières, à laquelle nous sommes appelés tout au long de la Bible, et qui fait aussi écho à notre propre histoire et aux principes éthiques que nous défendons. Depuis la Réforme, la théologie protestante est arrimée au seul texte biblique.
Or celui-ci est ponctué d’appels à porter une attention particulière aux étrangers – trente-six fois dans l’Ancien Testament ! « Quand un étranger viendra s’installer dans votre pays, ne l’exploitez pas, traitez-le comme s’il était l’un de vos compatriotes : vous devez l’aimer comme vous-mêmes, rappelez-vous que vous avez été aussi des étrangers en Égypte » (Lév. 19.33-34).
Une injonction reprise dans le Deutéronome, qui va plus loin, puisque Dieu évoque son propre amour de l’étranger, un amour qui doit impliquer aussi les Israélites : « Il prend la défense des orphelins et des veuves, et il manifeste son amour pour les étrangers installés chez vous, en leur donnant de la nourriture et des vêtements. Vous donc aussi, aimez les étrangers qui sont parmi vous ; rappelez-vous que vous étiez des étrangers en Égypte » (Deut 10, 17-19).
L’expérience de la migration est au cœur de l’histoire des protestants.
Le Nouveau Testament, à son tour, nous enseigne que la rencontre avec l’étranger est un chemin pour s’approcher de Dieu lui-même : « Continuez à vous aimer les uns les autres comme des frères. N’oubliez pas de pratiquer l’hospitalité. En effet, en la pratiquant, certains ont accueilli des anges sans le savoir » (Heb 13, 1-2). Jésus l’énonce clairement : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli chez vous […] Toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 35-40).
Si les protestants se sentent particulièrement appelés à l’hospitalité envers les étrangers, c’est aussi parce que l’expérience de la migration est au cœur de leur histoire. Suite à la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, en 1685, au moins 200 000 d’entre eux se sont exilés sur les 800 000 que comptait alors la France.
Leurs descendants partagent encore la mémoire collective de ce qui fut nommé « le refuge huguenot ». « Faire mémoire d’avoir été étranger », comme le dit Paul Ricœur1, offrir un asile, « agrandir la tente » (Es 54,2), procède depuis lors de l’inconscient collectif protestant. C’est ainsi que les mouvements de jeunesse protestants ont conduit en 1939 à la création de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), d’abord pour accueillir les exilés d’Alsace-Lorraine, puis pour cacher les juifs et opposants au régime nazi.
Aujourd’hui encore, ce mouvement défend la dignité et l’accès aux droits des personnes étrangères. Il a été rejoint par de très nombreuses associations et fondations, regroupées au sein de la Fédération d’entraide protestante (FEP), qui soutient les personnes à toutes les étapes de leur parcours migratoire : suivi de la demande d’asile, hébergement, aide alimentaire, apprentissage de la langue française, accompagnement administratif et juridique, accueil de mineurs isolés, soutien scolaire, accès à l’emploi…
La question migratoire nous renvoie à l’essence de notre existence : ne sommes-nous pas, nous-mêmes, des « étrangers et voyageurs sur Terre » ?
Depuis 2018, la FEP est le pivot d’une convention avec l’État instaurant les « couloirs humanitaires », protocole permettant l’accueil en France par des collectifs citoyens de personnes réfugiées en provenance des camps du Liban et identifiées comme particulièrement vulnérables.
Sur le plan éthique, enfin, rappelons trois valeurs socles de la démocratie qui inspirent notre vision de l’accueil de l’étranger : la fraternité, constitutive de la devise républicaine et désormais inscrite dans la Constitution ; la justice, qui devrait s’imposer à tous, alors que les conventions internationales et les lois françaises sur le droit d’asile sont régulièrement bafouées ; et la vérité, qui conduit à remettre en perspective les chiffres relatifs à la question migratoire avancés par certains médias ou politiques.
Une question migratoire qui nous renvoie à l’essence de notre existence : ne sommes-nous pas, nous-mêmes, des « étrangers et voyageurs sur la Terre », comme le souligne l’épître aux Hébreux ? (Heb, 11, 13). Et, comme l’a développé Paul Ricœur, n’est-ce pas lorsque nous recevons l’autre comme « un semblable en humanité » et que nous nous ouvrons à l’hospitalité que la conscience de « l’inquiétante étrangeté » qui nous traverse est apaisée ?
1 Paul Ricœur, « Étranger moi-même », conférence pour les Semaines sociales de France, 1997.