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Dossier : François, la fraternité sans frontières ?

L’Église et les nations

Ouverture des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Bonn (Allemagne), en 2005. CC/Yoshi
Ouverture des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Bonn (Allemagne), en 2005. CC/Yoshi

Il n’est pas rare que l’Église soit instrumentalisée et érigée en gardienne des traditions nationales. Elle est pourtant universelle, dès ses origines. Si elle défend l’attachement des peuples à leurs racines, c’est pour mieux s’ouvrir et accueillir l’étranger.


C’est l’une des grandes spécificités de la Bible, la tradition religieuse du peuple d’Israël, de commencer par la création du monde et non par celle d’Israël. Elle insiste – et de plus en plus sur le temps long de sa constitution – sur le fait que Dieu est le Seigneur de toute l’humanité. Certes, celui-ci a noué avec Abraham, et sa descendance après lui, une alliance particulière, mais elle est au service de son lien avec toutes les nations, appelées ici « familles ». Rappelons le verset bien connu au moment où Abraham est choisi : « En toi seront bénies toutes les familles de la Terre » (Gn 12,3b). Particularisme de l’élection et universalisme du salut s’appellent l’un l’autre. Et le second ne met pas fin au premier.

Le christianisme tire son nom de christos, qui signifie « oint », et donc de l’attente de la figure d’un rédempteur ayant reçu une onction à l’image de celle des rois messies d’Israël. Il est fondé sur la foi que Jésus de Nazareth est le Messie attendu, et rejoint les prophéties, notamment d’Isaïe, annonçant un sauveur dans le futur. Le christianisme est de ce fait un « isaianisme ».

Le temps du salut est arrivé. Mais il est arrivé pour tous. Il déborde les frontières d’Israël comme certains prophètes bibliques l’annonçaient. Le combat de Paul de Tarse durant sa vie d’apôtre va être d’incarner le messager de bonnes nouvelles jusqu’aux extrémités du monde : il a, pour sa part, choisi l’Ouest et l’Espagne comme but ultime. Ce combat est en même temps de convaincre les communautés plus anciennes que tous les baptisés participent des mêmes biens eschatologiques – dont le plus décisif est l’Esprit Saint – et que chacun peut désormais devenir participant de l’alliance sans avoir à devenir juif pour autant. C’est cette révolution qui est le trait distinctif du messianisme chrétien.

Il n’y a plus de langue sacrée et le christianisme consacre la légitimité de la traduction : celle-ci n’enlève rien au texte qu’elle traduit. D’ailleurs, l’Évangile n’est-il pas écrit en grec, alors que Jésus parlait araméen ? Pour les chrétiens, le jour tant attendu est arrivé quand, selon le moment fixé par Dieu (cf. Ga 4,4), celui-ci réalise l’ouverture de son projet salvifique à tous les peuples. Soulignons que cela ne rend pas obsolète l’élection d’Israël : la communauté d’Israël est destinée à durer jusqu’à la fin des temps où « tout Israël sera sauvé » (Rm 11,26a).

La tradition, tant juive que chrétienne, voit dans les différentes organisations politiques des peuples une réalité d’abord bonne.

Le terme vise ici la communauté tout entière dans sa double dimension indissoluble de peuple (au sens généalogique) et de communauté confessante (sur le plan religieux). Notons au passage que, dans le couple biblique Israël/nations, le terme « nation » est un anachronisme, tant il est aujourd’hui lié à l’histoire politique européenne. Il vise la forme particulière que peut prendre l’existence d’une (ou de plusieurs) communautés humaines, unies le plus souvent par une langue et des traditions communes (les Égyptiens, les Perses, les Chypriotes, etc.).

Cette universalité du salut gagée sur un Dieu unique est liée à une théologie de la création. Dieu a créé tous les peuples. Et, comme pour toute sa création, le premier trait à mentionner est la bonté. La tradition, tant juive que chrétienne, voit dans les différentes organisations politiques des peuples une réalité d’abord bonne. Vaut de leur culture ce qui vaut de leur autorité : elle a ultimement sa source en Dieu. C’est ainsi que Paul écrit aux Romains : « Il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu » (Rm 13,1). Ce que la première lettre de Pierre reprendra, avec un sens certain de la formule : « Honorez tout le monde, aimez la communauté des frères, craignez Dieu, honorez l’empereur » (1 P 2,17).

Le tournant Vatican II

Pour autant, cette approche ne doit pas faire oublier la nécessité d’un regard prophétique critique, si puissamment exprimé en particulier dans l’Apocalypse. Ici, on ne discerne pas d’abord la bonté mais le démon du profit et de l’impérialisme à l’œuvre dans le monde. On dénonce un empire romain basé sur l’esclavage et la conquête : « Car ses péchés se sont amoncelés jusqu’au ciel, et, de ses injustices, Dieu s’est souvenu. […] Les marchands de la terre pleurent et prennent le deuil à cause d’elle, puisque personne n’achète plus leur cargaison […] chevaux et chariots, esclaves et marchandise humaine » (Ap 18,5.11.13).

Les chrétiens vécurent pendant plus de trois siècles cette posture inconfortable de devoir tenir la légitimité créationnelle de l’empire, païen, tout en maintenant leur critique prophétique des injustices du monde. « Vivez donc dans la crainte de Dieu, pendant le temps où vous résidez ici-bas en étrangers » (1 P 1,17b). Le souci était de combiner loyauté civique et affirmation d’une communauté basée sur d’autres valeurs que celles du monde.

Depuis Vatican II, les catholiques ont renoncé à détenir des positions d’autorité dans les sociétés.

Mais aujourd’hui, ayant renoncé, lors de Vatican II, à détenir des positions d’autorité dans les sociétés autrefois majoritairement chrétiennes, les catholiques ne retrouvent-ils pas cette posture, difficile certes, mais évangélique ? Une attitude qui se retrouve dans cette citation de l’apôtre Pierre si souvent mise en valeur depuis le dernier concile : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous, mais faites-le avec douceur [envers les hommes] et crainte [de Dieu] » (1 P 3,15-16a).

Il est indéniable qu’à partir de la fin de l’époque impériale, au haut Moyen Âge, l’Église s’est de plus en plus adossée aux royaumes émergents, qui prenaient le relais des empires plurinationaux : les royaumes d’Espagne, d’Angleterre, de France, d’Italie, etc. Elle leur a fourni une armature religieuse tout en s’insérant profondément dans la texture culturelle de peuples divers. Cette symbiose a été la source d’un immense patrimoine culturel et spirituel. Et il est bon de reconnaître cela au moment où ce patrimoine s’estompe et où l’attachement religieux de la population de ces vieux peuples européens devient le propre d’une petite minorité.

L’une des difficultés majeures de l’Europe est que les flux migratoires se produisent dans un continent qui connaît un effondrement démographique (en gros, de l’ordre d’une division par deux de la population en trois générations1 et en doute existentiel profond. Difficile d’accueillir l’autre quand on doute de soi.

François insiste autant sur l’importance de l’enracinement que sur l’accueil des étrangers.

À la manière d’un Jean-Paul II, le pape François insiste d’ailleurs tout autant sur l’importance de l’enracinement dans une tradition propre que sur l’accueil des étrangers. François, qui plaide avec vigueur pour l’accueil des étrangers lorsqu’ils viennent pacifiquement, le sait mieux que quiconque, lui qui est si enraciné dans son peuple argentin, un peuple qui est une nouvelle réalité, fière et originale, née d’une multitude de migrants (cf. Fratelli tutti, 135).

Sa posture fait écho à la tradition biblique : « L’immigré qui réside avec vous sera parmi vous comme un Israélite de souche, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été immigrés au pays d’Égypte » (Lv 19,34). Il souligne : « Je ne rencontre pas l’autre si je ne possède pas un substrat dans lequel je suis ancré et enraciné, car c’est de là que je peux accueillir le don de l’autre et lui offrir quelque chose d’authentique. Il n’est possible d’accueillir celui qui est différent et de recevoir son apport original que dans la mesure où je suis ancré dans mon peuple, avec sa culture. Chacun aime et prend soin de sa terre avec une attention particulière et se soucie de son pays » (Fratelli tutti, 143). Au fond, il invite l’Europe à retrouver le sens de son histoire2. En parlant à l’Europe, il parle à une « famille de peuples » dont la plupart ont un support national.

Discours détournés

Une double évolution se fait jour. Sortie massivement d’Europe, l’Église catholique vit désormais au rythme de jeunes nations le plus souvent situées en Afrique et en Asie. Et, en Europe même, les nouveaux fidèles sont eux-mêmes des migrants ou descendants de migrants, apportant une partie de leurs racines culturelles avec eux et créant une réalité plus métissée et variée.

Éric Zemmour et Michel Onfray veulent s’appuyer sur l’Église pour dénoncer le métissage croissant de l’Europe.

Certes, il est dur de voir s’estomper peu à peu d’antiques traditions culturelles qui avaient, pendant des siècles, marqué ces vieilles nations européennes. Le concile Vatican II a voulu rompre avec cette identification des nations à l’Église, ce catholicisme nationaliste encore en vigueur à l’époque en Espagne et au Portugal. Il a voulu que l’Église cesse de revendiquer un statut d’exception et de privilège dans les États modernes. Il est frappant de voir que certains intellectuels non catholiques, Éric Zemmour et Michel Onfray en tête, confrontés à la question de la crise de l’identité nationale française (mais cela peut se trouver dans d’autres pays européens) veulent s’appuyer sur l’Église et sa tradition pour dénoncer le métissage croissant des sociétés européennes.

Mais l’Église catholique ne sacralise aucune identité nationale. Elle sait combien devenir une Église gardienne des traditions nationales la condamne à un rôle de butte-témoin fort éloigné de la foi messianique qui est sa source.
Ainsi l’Église revient à sa posture des trois premiers siècles, affrontant sereinement les écarts, sinon les persécutions éventuelles, d’une société largement non chrétienne voire antichrétienne, tout en continuant à proposer l’Évangile du Royaume à tout homme venu en ce monde, quelles que soient ses origines ethniques et culturelles.

Elle défend le fait pour des peuples d’être attachés à leur langue, à leur culture, à leur foi et à leurs racines, du moment que cette résistance se fait pacifiquement et elle s’oppose à un cosmopolitisme creux et superficiel favorisant in fine une mondialisation individualiste, consumériste et fade : « Il y a une fausse ouverture à l’universel procédant de la superficialité vide de celui qui n’est pas capable de pénétrer à fond les réalités de sa patrie, ou bien de celui qui nourrit un ressentiment qu’il n’a pas surmonté envers son peuple » (Fratelli tutti, 145).

L’Église approuve la volonté des peuples de maintenir langues, coutumes et traditions, mais continue d’affirmer que tous les humains créés par le même Créateur ont droit à une égale dignité et à un même respect. En effet, « chaque personne qui naît dans un contexte déterminé sait qu’elle appartient à une famille plus grande sans laquelle il est impossible de se comprendre pleinement » (Fratelli tutti, 149). L’Église, comme communion, non comme institution, a les promesses de la vie éternelle. Aucune autre réalité sociale ou politique, nations comprises, quelle que soit son ancienneté, ne bénéficie des mêmes promesses. Et n’en bénéficiera jamais.

Bref, aucun peuple, aucune nation, ne peut obtenir la primauté devant le dessein de Dieu qui vise toujours, ultimement, toute l’humanité.

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1 En l’absence d’immigration avec un indice synthétique de fécondité (ISF) entre 1,1 et 1,4, et tenant compte du fait que la plupart des pays européens comptent déjà entre un cinquième et un tiers des naissances venant de couples où l’un des deux parents au moins est étranger.

2 Voir à ce sujet les discours du pape François sur l’Europe en 2014, 2016 et 2017, sur www.comece.eu.


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