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Une connexion vous manque et tout est dépeuplé. L’injonction sociale et administrative à maîtriser l’outil numérique est forte ; ceux qui n’y parviennent pas peuvent rapidement se replier sur eux-mêmes. La fracture numérique serait-elle un facteur de démobilisation citoyenne pour les plus vulnérables ?
Aujourd’hui, le numérique est devenu indispensable pour accéder à ses droits et à l’emploi (100 % des démarches administratives dématérialisées en 20221), mais aussi pour travailler (automatisation des outils de production) ou au quotidien (loisirs, lien social, mobilité, suivi scolaire, etc.). Les cinq millions de Français cumulant précarité sociale et précarité numérique sont mis au ban de ce nouveau continent… Les freins à l’inclusion numérique sont multiples : illettrisme, absence de compte courant ou de logement, coûts des télécommunications et du matériel, complexité de l’offre, morcellement des opportunités d’accompagnement au numérique… Aussi les personnes âgées ou handicapées, les allocataires de minima sociaux, les habitants de zones rurales ou encore les jeunes n’ayant qu’un usage récréatif d’Internet restent sur le bord du chemin. Alors même que les services publics qui s’adressent à eux communiquent de plus en plus via Internet ! C’est ce qu’on appelle la « double peine » des publics fragilisés face au tout-numérique.
Les freins à l’inclusion numérique sont multiples : illettrisme, absence de compte courant ou de logement, coûts, complexité de l’offre...
Selon une étude menée pour Emmaüs Connect2, le numérique permet d’actionner trois leviers d’insertion socio-professionnelle des personnes en difficulté : l’estime de soi, la préservation des liens sociaux et familiaux et l’apaisement psychologique. Ainsi, pour la majorité des personnes interrogées, l’accès à une connexion permet d’être « comme tout le monde » : « Si tu n’as pas de téléphone, pas de numéro à donner, tu n’existes pas » entend-on régulièrement à Emmaüs Connect. Avoir accès à des outils numériques et savoir s’en servir renforce ainsi l’estime de soi. Ce sont aussi les liens sociaux et familiaux qui peuvent être préservés. 52 % des répondants utilisant Internet déclarent fréquenter des chats ou Skype et 38 % affirment utiliser les réseaux sociaux. Apaisement psychologique enfin, quand une personne interrogée déclare : « Je suis seule en France. Parfois, je suis stressée et j’ai peur. Avoir un téléphone me donne un sentiment de sécurité. » Estime de soi, lien social, sentiment de sécurité sont bien les premières briques essentielles pour construire les bases solides d’un pont entre chaque individu et la société. Le fait d’être connecté (avoir une connexion et savoir s’en servir) est donc autant une nouvelle injonction qu’une condition pour être inséré.
Mais Internet suscite également de l’inquiétude et ce sentiment est une forte source de démobilisation. Si celle-ci est notamment due à des problématiques de sécurisation des données (voir graphique ci-dessous3), elle est liée aussi à un sentiment d’incompétence et de non-maîtrise de l’outil (face aux démarches administratives dématérialisées par exemple). Quatre personnes sur dix se disent « très » ou « assez » inquiètes face à la perspective de devoir accomplir l’essentiel des démarches administratives en ligne. Les plus âgées et les moins diplômées témoignent d’un niveau d’inquiétude plus fort encore. Même parmi les plus jeunes de nos concitoyens et les plus diplômés, un peu plus d’une personne sur cinq fait état d’un certain malaise vis-à-vis de la généralisation des démarches en ligne4.
Les personnes accompagnées chez Emmaüs Connect témoignent d’au moins trois formes de démobilisation. La première est un découragement face à la possibilité d’accéder à leurs droits. Quand un droit se matérialise d’abord par des formulaires à remplir sur un site comme franceconnect.gouv.fr ou par un mot de passe impossible à retenir, la tentation de repli sur soi est forte. La seconde forme de démobilisation résulte d’un sentiment de disqualification, de perte de confiance en soi. Comment prendre sa vie en main quand l’outil pour commander un billet de train ou prendre un rendez-vous chez le médecin vous échappe ? Enfin, la dématérialisation peut entraîner pour les moins connectés une démobilisation citoyenne dans nos engagements quotidiens. On pense à Jacqueline, administratrice dans un centre social. Parce qu’elle n’a pas de boîte mail, elle peine de plus en plus à se tenir informée de tout ce qui s’y passe. Elle n’ose pas prendre davantage de responsabilités par peur d’être « déconnectée avec le réel ». Autre exemple : Jean est responsable d’un groupe scout. Parce qu’il ne maîtrise pas WhatsApp et Facebook, il trouve difficile de communiquer avec les jeunes animateurs… et hésite à prolonger cette responsabilité.
Parce qu’elle n’a pas de boîte mail, Jacqueline n’ose pas prendre davantage de responsabilités par peur d’être « déconnectée avec le réel ».
Internet est désormais un des piliers de nos vies en société. Favoriser l’autonomie des personnes face au numérique est donc pour chacun une clef nécessaire d’intégration et d’émancipation. Et sans émancipation, pas de mobilisation citoyenne… Dans cette jungle numérique, la première des conditions est peut-être de permettre aux personnes qui connaissent les situations les plus fragiles d’y tracer leurs propres sentiers.
1 Dans le cadre du programme « Action publique 2022 », qui vise à interroger en profondeur les modes d’action publique « au regard de la révolution numérique ».
2 Christelle Van Ham et Felipe Machado Pinheiro, « Numérique : facteur d’exclusion ou levier d’insertion ? De la double peine à la chance numérique », Les cahiers connexions solidaires, n° 1, 2014, pp. 5-7. Cette étude a été menée sur un échantillon de 1862 personnes ayant bénéficié du programme Connexions solidaires, mis en place par Emmaüs connect et visant à faire du numérique une chance pour tous.
3 Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGE), Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) et Agence du numérique, Baromètre du numérique 2018, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), 2018, pp. 195-198.
4 Élodie Alberola, Patricia Croutte, Sandra Hoiban, « E-administration : la double peine des personnes en difficulté », Consommation et modes de vie, Crédoc, n° 288, avril 2017.