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Dossier : L’éducation a-t-elle un genre ?

Qu’est-ce que le genre ? Petit précis d’une notion large

© istockphoto.com/grinvalds
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D’où vient le terme « genre » ? Que recouvre-t-il comme revendications politiques, comme luttes et comme projet de société ? Un retour historique sur l’émergence de ce terme permet de mieux appréhender les grands questionnements qui lui sont attachés.


Parlons du genre !
« Pour débattre sereinement du genre, il importe d’accepter que se confrontent des visions différentes de ce que faire société veut dire. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce numéro. » Aurore Chaillou, rédactrice en chef adjointe de la « Revue Projet »
Retrouvez l’édito « Parlons du genre ! » présentant la démarche de notre question en débat « L’éducation a-t-elle un genre ? ».

Depuis sa première utilisation en 1955, la notion de genre (gender) a connu d’importantes transformations et des utilisations variées et controversées. Si le magistère catholique a longtemps été perçu comme une force d’opposition à l’usage du terme, il en a accepté, en 2016, la définition positive de « rôle socioculturel du sexe », tout en mettant en garde, du point de vue éthique, contre les dissociations entre le sexe et le genre : « Il ne faut pas ignorer que “le sexe biologique (sex) et le rôle socioculturel du sexe (gender), peuvent être distingués, mais non séparés” 1 ».

Le concept de genre est finalement entré dans le droit français en 2016 par l’expression spécifique d’« identité de genre », alors qu’il avait été jugé quelques années auparavant inadéquat et inutile par plusieurs instances juridiques. Ces trois constats, historique, éthique et juridique, nous invitent à clarifier la notion et ses usages : à travers une brève histoire, puis par la formulation de distinctions conceptuelles, et enfin par l’évocation de quelques enjeux actuels.

Des luttes anciennes avant l’emploi du terme

Avant même de décrire les évolutions dans la distribution des rôles et des pouvoirs entre les hommes et les femmes dans la famille et la société, « c’est l’observation de la différence sexuée qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique 2 ». L’observation la plus élémentaire des différences corporelles et des rôles asymétriques des sexes dans la procréation se traduit ainsi, dans les systèmes de représentations des différentes cultures, par la première forme d’opposition conceptuelle entre le « même » et le « différent », contribuant à élaborer des systèmes de représentation du monde et de la société. Ceux-ci, au cours de l’histoire, vont à la fois expliquer et justifier des répartitions des rôles et des pouvoirs entre les hommes et les femmes. Par exemple, en s’appuyant sur la doctrine d’Hippocrate, en combinant les quatre éléments fondamentaux (feu, air, terre, eau), les quatre qualités (chaud ou froid, sec ou humide) et les quatre humeurs (sang, phlegme, bile jaune, bile noire), il sera possible de soutenir, sous l’influence durable du médecin Galien et jusqu’au XVIIe siècle en Europe que « les filles, en raison du froid et de l’humidité propres à toutes les femmes, ne peuvent prétendre à un esprit profond 3 ». Aussi la déconstruction de cet ordre établi sera-t-elle associée à une dénaturalisation des rôles et des pouvoirs face à ceux qui le justifient par le recours à une « nature féminine » spécifique et immuable.

Avant même l’apparition du terme « genre », la contestation de cet ordre établi des rôles et des pouvoirs sera surtout menée par des figures du féminisme. Ce néologisme d’abord péjoratif est créé par le médecin Jean Lorain, en 1871, pour désigner les complexions fragiles d’hommes tuberculeux présentant « une sorte de caractère féminin 4 ». Mais il désignera ensuite un mouvement de revendication qui entend identifier et analyser des inégalités, puis formuler des projets politiques de changement. Quelques noms français célèbres peuvent être cités : Marie de Gournay, François Poullain de la Barre, Gabrielle Suchon (au XVIIe), Olympe de Gouges (XVIIIe), Hubertine Auclert (XIXe), ou encore Madeleine Pelletier, Simone de Beauvoir et Monique Wittig (XXe siècle). Les arguments féministes seront successivement inspirés par différents philosophes (Descartes, les philosophes des Lumières, Marx et Engels, John Stuart Mill, Charles Fourier, Sartre, Derrida), voire par quelques théologiens, et participeront aux transformations du travail (industrialisation, salariat des femmes), des mœurs (divorce, contraception, autorité parentale) et de la politique (égalité en droit, droit de vote des femmes).

Un concept issu de la clinique de réassignation de sexe

La notion de gender va inclure ces revendications anciennes et développer de façon nouvelle les questions d’identité sexuée et d’orientation sexuelle. Créé en 1955 aux États-Unis par le psychologue John Money, ce terme est développé par le psychiatre Robert Stoller dans le cadre de la clinique de réassignation hormonale et chirurgicale de sexe. Quels critères physiologiques et psychiques faut-il choisir, en particulier dans les cas d’intersexuation 5 ? Money défend la thèse controversée d’une grande plasticité de la construction de l’identité sexuée (conscience du rapport au corps sexué) et de l’identité sexuelle (conscience de l’orientation sexuelle) jusqu’à l’âge de trois ans. Il s’oppose au psychologue Milton Diamond, qui postule l’existence d’un noyau d’identité dès l’embryogénèse, en raison notamment de l’influence des hormones.

Puisque le sexe désigne la bipartition parfois problématique entre mâle et femelle, Money propose de lui substituer le terme genre (gender) qui désigne l’expérience subjective privée ou publique de la masculinité ou de la féminité. Il crée les expressions « rôle de genre 6 » (gender role) et « identité de genre » (gender identity), là où le français aurait pu parler de « rôles sociaux assignés à un sexe » et d’« identité sexuée ». Les deux expressions se renvoient l’une à l’autre sans nécessaire référence au sexe : « L’identité de genre » est l’expérience privée du « rôle de genre » et le « rôle de genre » est l’expérience publique de « l’identité de genre ». Selon Robert Stoller, le concept a « des connotations plutôt psychologiques et culturelles que biologiques ». Il avance que la norme de sexe est même déterminée par la norme de genre : « Le mâle normal a une prépondérance de masculinité et la femelle normale une prépondérance de féminité. 7 »

Un concept sociologique et politique

Dans les années 1970, le terme devient un concept sociologique et politique 8. Il permet de décrire des inégalités de rôles sociaux et de rapports de pouvoir, d’analyser les justifications souvent fondées sur une « nature féminine » spécifique et de prescrire des programmes politiques de lutte et de changement. Certains d’entre eux s’inspirent des analyses marxistes montrant l’interdépendance entre les différentes formes de pouvoir et donc un lien intrinsèque entre lutte des sexes, lutte des classes et lutte des races 9. Nommée intersectionnalité (intersectionality) par Kimberlé Williams Crenshaw 10 en 1991, cette interdépendance sera étendue ultérieurement à toutes les formes de discrimination, de domination et de violence portant sur le sexe, la race, la classe, le genre, la sexualité, l’identité. Puisque ces formes de discrimination et de domination font système, la mission éducative devra prendre en compte leur interdépendance et ne pas se focaliser uniquement sur les formes relatives au sexe ou à l’orientation sexuelle.

Les revendications des minorités sexuelles

L’extension politique du concept de genre est inséparable de la politisation de l’homosexualité face aux violences subies, dont l’émergence est classiquement attribuée à la structuration politique qui a suivi la violente répression policière à l’encontre de personnes homosexuelles et transgenres dans un bar de New York, en 1969. Cette mobilisation va conduire à la dépathologisation des orientations et des comportements sexuels : suppression de l’homosexualité du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux en 1973, suppression par l’Organisation mondiale de la santé de l’homosexualité comme maladie mentale en 1990. Cette politisation va aussi s’accompagner d’une dénonciation de la norme de l’hétérosexualité (hétéronormativité) considérée comme la principale source d’oppression sociale et politique. Enfin, elle va s’appuyer sur certaines utopies biomédicales (telles que l’utérus artificiel) pour envisager des transformations radicales. Dès 1970, Shulamith Firestone propose « d’éliminer la différence sexuelle elle-même » et de développer la « reproduction artificielle » afin que les enfants puissent naître « pour les deux sexes de manière égale, ou indépendamment des deux, selon la manière dont on considère la chose » et ainsi de parvenir à ce que « la tyrannie de la famille biologique 11 » soit brisée. Dans ces mêmes années 1970, Gayle Rubin soutient également que le féminisme : « doit rêver à l’élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec qui l’on est, ce que l’on fait, ni avec qui on fait l’amour 12 ». Les controverses sur ce qui fait la famille se poursuivent aujourd’hui.

Au début des années 1990, le mouvement queer (de l’anglais « bizarre ») revendique, à partir de l’expérience subversive des transgenres et des travestis, non seulement une meilleure intégration des minorités sexuelles dans la société, mais aussi une déconstruction des identités et des normes majoritaires. Ce mouvement s’inspire notamment de la pensée de Judith Butler 13, elle-même inspirée par les philosophies de la déconstruction de Foucault, Deleuze et Derrida 14. Le gender queer veut libérer les catégories de genre de leur lien aux deux catégories de sexe en étendant leurs variations (transgender, bigender, thirdgender, agender, genderfluid, etc) et en y mettant le « trouble » pour écarter les toujours possibles oppressions de l’enfermement normatif dans des catégories.

Pour Butler, la structuration de l’identité personnelle ne peut plus être analysée à partir d’un noyau intérieur fondamental, source de l’expression d’un sujet. Cette thèse relève, pour elle, d’une « métaphysique de la substance » qui doit être abandonnée au profit d’une identité conçue comme un effet des rôles joués dans la société et de la performativité du langage : « Il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là mêmes qui sont censées résulter de cette identité ». Pour Butler, cette philosophie de la subjectivité est indissociable d’une philosophie politique capable d’analyser les rapports de pouvoir qui configurent les rôles et les identités.

Traduction politique du concept au niveau international et européen

Le concept de « genre » est employé au niveau international lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes à Pékin, en 1995, pour soutenir des programmes d’action visant à combattre les discriminations envers les femmes et à promouvoir une égalité économique et politique entre les hommes et les femmes. Il devient également un concept régulateur des politiques européennes, puisque le gender mainstreaming (intégration de la dimension de genre) est l’une des missions de l’Union européenne consacrée par le traité d’Amsterdam en 1997. Il s’agit d’introduire « une perspective d’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les politiques, stratégies et interventions en matière de développement, à tous les niveaux et à tous les stades ». Le genre est ainsi défini par le Conseil de l’Europe : « Le terme “genre” désigne les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes. 15 » Le concept qui, dans ces textes, n’intègre pas les questions de l’identité sexuée et de l’identité sexuelle, est donc ainsi devenu un opérateur international de transformation des rapports de pouvoir et des répartitions de rôles entre les hommes et les femmes.

L’« identité de genre » dans le droit français

Le concept juridique d’« identité de genre » est entré dans le droit français en 2016, par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle (18 novembre 2016), et en 2017 par la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté 16 (27 janvier 2017). L’introduction de ce terme répond à deux objectifs : faciliter les modalités de changement de prénom et de la mention du sexe à l’état civil pour les personnes transgenres et transsexuelles (Code civil) et lutter contre les discriminations envers ces personnes dans la société (Code pénal) et dans l’entreprise (Code du travail). Pour signifier les mêmes obligations juridiques sans recourir au terme « identité de genre », il aurait fallu que le droit puisse distinguer, comme mentionné précédemment, l’identité sexuée et l’identité sexuelle.

Clarifications conceptuelles

Quelques clarifications conceptuelles sont nécessaires après les débats français sur l’« idéologie du genre » et sur l’existence ou non d’une « théorie du genre ». À l’occasion des polémiques relatives aux manuels scolaires de sciences de la vie et de la terre (2010-2013) et au vote de la loi autorisant le mariage entre personnes de même sexe (2012-2013).

Études de genre

Présentes en France dès les années 1980 dans un cadre universitaire, les études de genre (gender studies) ont analysé, dans un premier temps, les distributions des rôles sociaux (rôles sociaux de sexe) et des rapports de pouvoir (rapports sociaux de sexe) entre les hommes et les femmes dans des milieux donnés (État, entreprises, écoles, églises, partis politiques, mouvements, familles, etc.). Elles décrivent aussi, plus largement, comment sont vécus, pensés et structurés les identités et rôles de genre, ainsi que les manières de vivre et de reconnaître différentes formes de sexualité dans l’espace social et politique.

Projets sociopolitiques du genre

Comme le terme « idéologies du genre » est plutôt péjoratif en français, il nous semble préférable d’employer celui de « projets sociopolitiques du genre ». Ces projets ont un but prospectif (inventorier et évaluer des évolutions possibles de rôles, d’identités, d’orientations du désir, de comportements, d’institutions, etc.) et prescriptif (orienter certaines évolutions culturelles, éducatives, économiques — dont les salaires —, socio-politiques, et formuler d’autres normes).

Théories du genre

L’expression controversée « théorie du genre » (gender theory) ne relève pas du mythe. Elle désigne une élaboration philosophique qui cherche à conceptualiser la manière dont le genre (au sens d’identités sexuée et sexuelle conditionnées par un système de rôles et de pouvoirs) est constitué ou produit. Judith Butler a élaboré une théorie qui est à la fois une philosophie de la subjectivité et une philosophie politique fondées sur la notion de performativité, c’est-à-dire le pouvoir d’action et de transformation de la parole et des actes répétés sur le sujet politique : « Une thèse de ma première théorie du genre (my earlier gender theory) que je maintiens […] est que le genre est produit de manière complexe par des pratiques d’identifications et des pratiques performatives. 17 » Le pluriel est donc ici nécessaire : les théories du genre dépendent des différentes élaborations philosophiques articulant subjectivité et politique. De plus, l’expression française est d’emblée problématique car le terme anglais theory employé par Butler ne désigne pas seulement une construction abstraite, mais il désigne en même temps une pratique de transformation.

Des questionnements fondamentaux à poursuivre

Questionner les lectures éthiques de l’opposition nature/culture

Ce bref parcours historique et conceptuel ouvre à quelques questionnements fondamentaux. Dans certains débats, l’opposition nature/culture est transposée au niveau éthique par l’affrontement radical entre les défenseurs d’un pur naturalisme moral (les références éthiques sont lues directement dans la nature biologique) et ceux d’un pur constructivisme moral (les références éthiques sont posées sans recours nécessaire à un donné). Mais cet affrontement est une impasse conceptuelle et éthique. L’être humain est indissociablement nature et culture. Il est impossible d’isoler une « nature pure » ou une « culture pure ». De plus, l’argumentation catholique par la « loi naturelle 18 » ne justifie aucunement le naturalisme moral : cette loi morale est une loi de raison qui ne fait pas référence directement à la nature biologique, mais à la nature de la personne considérée comme être de raison dans l’unité de ses dimensions physique, psychique, sociale et spirituelle. Une manière d’éviter les difficultés du concept équivoque de « nature » serait de réintroduire le concept de « signification » et celui de « condition humaine » capable à la fois d’ouvrir des possibles et de poser des limites. À l’heure d’une nouvelle conscience écologique, peut-on penser que la condition corporelle est sans limite et que les significations corporelles, et donc sexuées, sont indifférentes ou doivent tendre à l’être, comme le rêvait Gayle Rubin ?

Questionner les projets bioéthiques

Si le genre est un concept opératoire pour analyser et combattre les discriminations et les inégalités entre les hommes et les femmes, certains projets sociopolitiques radicaux prônent aujourd’hui, comme le faisait déjà Shulamit Firestone, un égalitarisme radical entre les hommes et les femmes, en dépassant par les techniques biomédicales leur irréductible asymétrie dans la procréation. Les techniques de l’utérus artificiel et des gamètes artificiels seront bientôt opérationnelles et leur utilisation pourrait être justifiée par la remédiation à certaines souffrances. Des projets politiques de « fertilité pour tous » et de « démocratisation de la reproduction 19 » sont déjà formulés. Ces nouvelles formes d’instrumentalisation biotechniques, justifiées par la compassion et le progrès, ne risquent-elles pas d’introduire une autre tyrannie technique, bien plus dangereuse que la « tyrannie de la famille biologique » ? Pourrons-nous garder notre humanité en faisant de notre condition corporelle une donnée manipulable à volonté, et de la procréation une simple technique de reproduction ?

Questionner les projets éducatifs et collaborer avec les parents

Depuis la Révolution française, l’Éducation nationale est considérée comme le lieu de la « fabrique des citoyens » et comme un « quatrième pouvoir ». En ce lieu forcément critique convergent toutes les questions abordées précédemment. Que doit proposer l’Éducation nationale ? À qui et à quel âge ? Avec quelle collaboration des parents ? Pour y répondre, il faudrait au moins être capable de différencier les projets éducatifs en fonction de leurs objectifs et de mieux associer les parents. Il semble possible de dégager un consensus sur la nécessaire contribution éducative à la transformation des rôles sociaux de sexe et des rapports sociaux de sexe (pouvoirs domestiques, sociaux et politiques).

Il semble possible également de s’accorder sur la nécessité d’une culture éducative du respect des personnes vivant des orientations sexuelles différentes et des personnes transgenres ou transsexuelles. La clarté des textes officiels sur l’éducation sexuelle – souvent méconnus – ne suffit pourtant pas à cadrer les pratiques éducatives et à rassurer certains parents 20, surtout après les polémiques des « ABCD de l’égalité ». Seule une collaboration accrue entre l’Éducation nationale et les parents peut lever les soupçons récurrents sur les intentions et les pratiques éducatives.

Il semble encore possible de prendre appui sur la spécificité française de l’enseignement de la philosophie pour apprendre aux élèves à convoquer les différentes disciplines (sciences de la vie, biotechnologies, économie, psychologie, éthique) et à construire des positions argumentées. La citoyenneté ne se construit pas par la manipulation des slogans, des émotions et des désirs.

Quelle éducation pour quelle société ?

L’éducation est possible parce que l’être humain est partiellement modelable et qu’il accède à la socialité et à l’humanité par l’apprentissage de connaissances et de manières de vivre et d’agir variables selon les cultures. Sur ce point, le concept de genre n’apporte pas d’innovation. Le concept de genre est novateur par son ambition de questionner et éventuellement de changer, plus ou moins radicalement, les ordres établis : ordre des rôles et des pouvoirs dévolus spécifiquement aux hommes et aux femmes, ordre sexuel, ordre familial, ordre médical, ordre procréatif, ordre de constitution et de reconnaissance des identités. Les projets de transformation les plus radicaux ne peuvent devenir réalité que par la conjonction entre, d’une part, le pouvoir des techniques biomédicales de reconfigurer le corps (et donc le rapport à soi-même) et les potentialités du corps (nouvelles possibilités d’engendrer, utopies cyborg) et, d’autre part, les pouvoirs éthique et juridique de valider ou non leur utilisation, notamment par l’extension du principe d’égalité par-delà les limites de la condition corporelle sexuée.

L’ampleur des projets sociopolitiques du genre et la technicité philosophique des théories du genre rendent délicate la mobilisation du concept dans l’Éducation nationale tant que ne sont pas clairement explicités, pour chaque domaine éducatif concerné, les valeurs et l’objectif pédagogique visés. Les inévitables divergences pourraient être l’occasion de faire de l’éducation un lieu privilégié d’interrogation commune sur la société la plus désirable : que voulons-nous pour demain ? Quelles valeurs et normes communes voulons-nous transmettre ?

 

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1 Pape François, Amoris laetitia. Exhortation apostolique post-synodale sur l’amour dans la famille, 19 mars 2016, paragraphe 56.

2 Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, Odile Jacob, 2009, p. 89.

3 Juan Huarte de San Juan, Examen des esprits pour les sciences, Atlantica, 2000 [1575, trad. J.-B. Etcharren], p. 355. Dès le début du XVe siècle, Christine de Pisan inverse pourtant l’argument de la faible complexion physique des femmes en affirmant : « les femmes ayant le corps plus délicat que les hommes, plus faible et moins apte à certaines tâches, elles ont l’intelligence plus vive et plus pénétrante là où elles s’appliquent » (Christine de Pizan, Le livre de la Cité des Dames, Stock, 1986, [1405, trad. T. Moreau et E. Hicks], p. 91).

4 Jean Lorain, « Lettre d’introduction à la thèse de médecine », dans Ferdinand Valère Faneau de la Cour, Du féminisme et de l’infantilisme chez les tuberculeux, thèse de médecine de Paris n° 1, A. Parent, 1871, p. 7.

5 L’intersexuation est l’état des personnes intersexes, « nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins », cf. Campagne « Libres et égaux », Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 2017.

6 John Money, « Hermaphroditism, gender and precocity in hyperadrenocorticism : psychologic findings », Bulletin of the Johns Hopkins Hospital, n° 96, 1955, pp. 253-264.

7 Robert Stoller, Sex and gender : on the development of masculinity and feminity, Science House, 1968, pp. 9-10.

8 Notamment sous l’influence de Ann Oakley, Sex, gender and society, Temple Smith, 1972.

9 La féministe Hubertine Auclert (1848-1914) dénonçait déjà, dans un congrès ouvrier socialiste en 1879, ceux qui voulaient abolir les « privilèges de classes » sans abolir les « privilèges de sexe ». Ce lien sera aussi l’axe d’argumentation du black feminism.

10 Cf. Kimberlé Williams Crenshaw et Oristelle Bonis, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, 2005, n° 39, vol. 2, pp. 51-82.

11 Shulamith Firestone, The dialectic of sex. The case for feminist revolution, Bantam Books, 1970, p. 11.

12 Gayle Rubin, « The traffic in women : Notes on the “political economy” of sex » in Rayna R. Reiter (dir.), Toward an anthropology of women, Monthly Review Press, 1975, pp. 157-210, traduit de l’anglais par Nicole-Claude Mathieu avec la collaboration de Gail Pheterson : G. Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Les cahiers du CEDREF, n° 7, 1998, § 108.

13 Judith Butler, Trouble dans le genre (Gender trouble). Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2006 [1990, trad. Cynthia Kraus].

14 Ces philosophies sont, aux États-Unis, rassemblées sous le nom de « French theory ».

15 Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, Istanbul, 11 mai 2011, art. 3.

16 Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, Journal officiel, n° 0269 ; loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, Journal officiel, n° 0024.

17 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 242.

18 Cf. Jean-Paul II, Veritatis splendor. Lettre encyclique sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, 6 août 1993, paragraphe 50. Voir aussi : Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, La documentation catholique, n° 2430, 2009.

19 Nuffield Council on Bioethics, Artificial gametes, décembre 2015, p. 9 : « Fertilité pour tous : Testa et Harris parlent des gamètes artificiels comme d’une démocratisation de la reproduction tandis que d’autres suggèrent que les gamètes artificiels vont “mettre fin à l’infertilité”. Cela parce que les gamètes artificiels rendent capable quiconque de produire des gamètes indépendamment du fait qu’il ait des gamètes “naturels” et sans tenir compte de son âge, sexe, situation relationnelle, ou sexualité. Le projet de créer du sperme avec des cellules de femme et des ovocytes à partir des cellules d’homme pourrait démocratiser la reproduction en permettant à des couples homosexuels d’avoir des enfants qui seraient les descendants des deux partenaires, une chose qui n’avait jamais été possible auparavant ».

20 Cf. l’article de Muriel Salle dans ce dossier [NDLR].


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