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Pour la philosophe Clarisse Picard, notre société valorise un monde commun mixte et neutre du point de vue du genre, afin de lutter contre les inégalités et déconstruire les hiérarchies anciennes. Mais si la lutte contre les stéréotypes est nécessaire, elle ne suffit pas à résoudre les inégalités. C’est pourquoi l’auteure prône une attention particulière, dans l’éducation, pour accompagner chaque jeune, garçon ou fille, à devenir un sujet singulier.
Parlons du genre !
« Pour débattre sereinement du genre, il importe d’accepter que se confrontent des visions différentes de ce que faire société veut dire. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce numéro. » Aurore Chaillou, rédactrice en chef adjointe de la « Revue Projet »
Retrouvez l’édito « Parlons du genre ! » présentant la démarche de notre question en débat « L’éducation a-t-elle un genre ? ».
Nous sommes aujourd’hui davantage sensibilisés au fait que, consciemment ou non, nous projetons sur les jeunes dont nous avons charge d’éducation (en tant que parents, éducateurs ou enseignants) ce que signifie, pour nous-mêmes, être un garçon ou être une fille. Or, s’il est vrai que ces projections de normes de genre participent, pour partie, à la construction de leur identité sexuée, nous savons aussi qu’elles tendent à reproduire des rapports d’inégalité entre garçons et filles, puis entre hommes et femmes. Pour répondre aux problèmes des identités et des inégalités entre hommes et femmes, notre société contemporaine valorise un processus d’indifférenciation des sexes1 et de neutralisation des genres dans tous les secteurs de la vie sociale comme, par exemple, avec la promulgation de lois de parité2 pour une égalité réelle entre les femmes et les hommes.
Les projections de normes de genre tendent à reproduire des rapports d’inégalité entre garçons et filles, puis entre hommes et femmes.
Pour ce qui concerne l’éducation des jeunes, nous essayons de neutraliser les représentations stéréotypées de genre. C’est ainsi que nous contribuons collectivement à créer un monde commun mixte et neutre du point de vue du genre, afin de promouvoir l’égalité des chances pour tous – égalité de droit – et l’interchangeabilité des rôles et des places de chacun dans toutes les sphères de la vie humaine.
Cependant, si ce processus de neutralisation des différences de sexe et de genre par le droit est un combat nécessaire, il montre aussi ses limites. Non seulement il ne permet pas de penser ce que signifie aujourd’hui le devenir différencié des garçons et des filles, mais il ne suffit pas à résoudre les inégalités qui, dans les faits, perdurent dans notre société. Mais de quelles ressources symboliques disposons-nous pour penser et accompagner ce devenir différencié sans reproduire les hiérarchies anciennes ? Si la tâche n’est pas simple, je propose, à cette fin, de reconsidérer le processus de constitution de l’identité d’un sujet : l’identité d’un jeune et, a fortiori, d’un adulte, est la conjugaison singulière de son individuation biologique et psychique, de son individualité juridique et sociale et de sa subjectivité culturelle3. Penser ainsi l’émergence d’un sujet en ce qui fait son unicité, son unité et sa complexité, c’est l’appréhender du point de vue de son individuation, soit le processus par lequel il advient à sa propre subjectivité, se perçoit lui-même en tant que sujet singulier, relié aux autres et différencié dans un monde culturel donné. Dans ce processus, la question du genre traverse toutes les dimensions biopsychique, juridique, sociale et culturelle de son être au monde.
Cette redéfinition de l’identité indique, me semble-t-il, une voie possible pour dépasser les limites de l’indifférenciation des sexes et de la neutralisation des genres. Elle invite à une attention renouvelée au processus de différenciation et d’individuation du sujet, afin de mieux considérer sa réalité singulière, à la fois unifiée et complexe.
À quel projet éducatif cette attention à l’individuation correspond-elle ? Elle veut dépasser les limites du seul projet d’identité de genre « neutre » (conception « universaliste » du genre) sans reproduire les hiérarchies anciennes greffées sur la différence des sexes (conception « différentialiste » ou « essentialiste »), en prêtant attention aux conditions du « devenir soi » de garçons et de filles dans leur singularité.
Devenir soi, pour un jeune, c’est originairement s’éveiller à sa propre subjectivité dans l’horizon d’abord ouvert par les parents et la famille, puis par l’école, la société, etc. Dans ce champ, le jeune s’approprie son corps, entre filiation et sexuation. Il fait l’expérience du monde, entre rapport à soi-même et socialisation. Il s’inscrit dans une temporalité personnelle, au sein d’un monde sociohistorique et culturel donné. S’individuer, c’est aussi éprouver en soi-même les tensions entre les polarités masculine et féminine de sa personnalité, qui ne sont plus à neutraliser mais à faire siennes par une reprise dialectique et vivante par rapport à son être sexué : acte de reprise au sens où « tout ce que nous sommes, nous le sommes sur la base d’une situation de fait que nous faisons nôtre et que nous transformons sans cesse par une sorte d’échappement qui n’est jamais une liberté inconditionnée4 ». Processus par lequel le corps exprime l’existence, au même titre que la parole exprime la pensée, et donne accès à la vie symbolique, à la capacité pour un jeune à symboliser par-devers soi, puis avec d’autres garçons et filles, un monde qui lui ressemble et qu’il désire projeter, un monde commun mixte, complexe et moins inégalitaire du point de vue du genre.
Pour les parents, éducateurs et enseignants, comment accompagner ce « devenir soi » ? Sans doute, d’abord, en étant attentifs et présents à nous-mêmes afin de redécouvrir le processus d’individuation qui est à l’œuvre et où nos engagements envers autrui, spécialement auprès des jeunes, nous font aussi naître à nous-mêmes (naître à soi-même, c’est toujours co-naître). En reconnaissant aussi, relativement à la question du genre, que la dualité du masculin et du féminin constitue, pour nous-mêmes également, une polarité régulatrice de notre personnalité, au fondement de relations différenciées, équilibrées et plus ou moins pacifiées avec les hommes et les femmes avec lesquelles nous vivons et œuvrons. Enfin, en ne perdant pas de vue que l’individuation ne va pas de soi et relève d’une attention, d’un soin, d’un travail qui dure la vie entière et engage, au-delà de nous-mêmes, les générations.
L’individuation relève d’un travail qui dure la vie entière.
En cela, les parents sont les premiers responsables de cette nécessaire présence attentionnelle, émotionnelle et affective envers chacun de leurs enfants. Ce qui demande aussi d’être vigilant face aux situations où le déploiement de l’énergie singulière propre à chaque enfant est empêché parce qu’il y aurait, par exemple, trop d’emprise ou, au contraire, trop d’indifférence : « Protéger l’enfance, protéger l’émergence de l’individuation, son désir et son accomplissement futur, c’est là aussi la tâche parentale.5 » Suivant ce projet parental, « le devenir parent est plus vaste que le fait d’être mère ou père biologique. Devenir parent c’est offrir à un enfant la possibilité de s’autonomiser et de devenir lui-même un agent créateur. […] Il ne s’agit pas seulement d’engendrer un individu mais de participer grandement à l’émergence de sa propre capacité de création ».
Les éducateurs et les enseignants relaient cet accueil de l’éveil d’une singularité créatrice : « Qu’est-ce que le temps de l’enseignement si ce n’est ce temps qui s’étire, qui devient espace, qui devient immense alors que quantitativement il n’équivaut qu’à quelques heures ? C’est là le travail de l’enseignant : ouvrir le temps, transformer cette simple heure en rencontre sensorielle, existentielle, informationnelle. Faire qu’en une heure, soudain, il s’est joué quelque chose d’autre, un début d’avènement mature, une envie de destin, un désir de soi, pas nécessairement en termes de vocation, mais en termes de rencontre. C’est cela, enseigner : étirer le temps pour que surgissent les prémices de l’individuation. »
Ce projet éducatif se donne ainsi pour tâche de préserver les conditions d’émergence du sujet, dont la reprise à chaque fois personnelle de son être sexué exprime sa singularité dans un champ culturel donné. Ce projet se fonde sur un principe d’égalité d’accès à la vie symbolique pour les filles autant que pour les garçons. Cette vie symbolique incarnée et reliée aux autres est la condition de leur capacité de création et de co-création d’un monde commun, mixte, complexe et moins inégalitaire du point de vue du genre. Et cela, sachant que l’un des enjeux majeurs de cette génération est, à ce titre, de penser et de vivre ensemble ce que signifie pour eux-mêmes « faire famille » : donner naissance et co-naître en ce qui nous fait devenir pleinement humain.
Si l’enjeu de l’éducation est la capacité individuelle et collective à innover, à commencer autre chose, il en va alors d’une certaine idée de la démocratie. Pour le comprendre, il est important de préciser que l’individuation n’est pas l’individualisme : « L’individualisme contemporain est une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux, ou plutôt qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit. » Tandis que le « souci d’individuation », au contraire, refait lien avec « l’interdépendance des individus » : « Nous sommes, en effet, à un point inédit de l’Histoire où la société des individus refait lien avec la notion collective, où elle comprend comment une qualité d’individuation nécessite un apport collectif, et où, pour la première fois également, le collectif, voire l’État de droit, comprend la valeur de l’individuation et son rôle protecteur envers sa propre durabilité. »
Ce qui est en jeu dans cette tension entre qualité d’individuation et attention au collectif, c’est bien la capacité des garçons et des filles, des hommes et des femmes, à s’associer pour créer par-devers soi et ensemble un monde nouveau. Ce qui est alors recherché, c’est l’éveil de ce qui « fait œuvre », « entendons l’œuvre au sens large : l’œuvre d’art certes, mais l’amour, l’amitié, et la cité. Que vaut une cité dans laquelle les âmes ne s’inventent pas ? » Suivant ce projet, « la démocratie pour préserver sa qualité a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu. Elle est le fruit des singularités préservées. Un processus d’individuation mis à mal et c’est là un sûr test d’affaiblissement de l’État de droit dans la mesure où ce dernier est par essence le maintien des conditions de possibilité de l’individuation ».
La démocratie est le fruit des singularités préservées.
En ce sens, l’individuation est protectrice de la démocratie, elle-même condition des singularités préservées, selon des modalités qui ne sont pourtant pas sans paradoxe, ce qu’il faudrait décrire et analyser par ailleurs.
Dans cette perspective, retenons que, si le processus de neutralisation des genres est nécessaire en droit, il est insuffisant pour résoudre, dans les faits, les problèmes liés aux identités et aux inégalités de genre. Il est essentiel de le compléter par une attention aux conditions d’individuation du sujet, individuation de filles et de garçons, de femmes et d’hommes singuliers qui soient à même, au sein d’une démocratie vivante, d’innover à la faveur d’un monde commun mixte, complexe et plus juste du point de vue du genre.
1 Cf. Michelle Perrot, « L’indifférence des sexes dans l’Histoire », dans Jacques André (dir.), Les sexes indifférents, Puf, 2005, pp. 19-38.
2 Loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, Journal officiel, n° 0179, p. 12949. Cette loi vise à combattre les inégalités dans les sphères privée, professionnelle et publique.
3 Je reprends cette tripartition à Marcel Gauchet, « Pour une théorie psychanalytique de l’individuation », dans Karl-Leo Schwering, Se construire comme sujet entre filiation et sexuation, Érès, 2011, pp. 11-28.
4 Maurice Merleau-Ponty, « Le corps comme être sexué », dans Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 209, l’italique est de l’auteur.
5 Pour cette citation et les suivantes : Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, 2015.