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Parlons du genre !
« Pour débattre sereinement du genre, il importe d’accepter que se confrontent des visions différentes de ce que faire société veut dire. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce numéro. » Aurore Chaillou, rédactrice en chef adjointe de la « Revue Projet »
Retrouvez l’édito « Parlons du genre ! » présentant la démarche de notre question en débat « L’éducation a-t-elle un genre ? ».
Actuellement, en France, la population active est composée de 48 % de femmes. S’il n’y avait pas de lien entre l’appartenance de sexe et la répartition des femmes et des hommes dans les domaines professionnels et les métiers, on retrouverait cette proportion dans les différentes professions. Or seules trois familles professionnelles (recouvrant 4 % des emplois) présentent une mixité équilibrée entre les femmes et les hommes. Il s’agit des professionnels du droit, des cadres des services administratifs, comptables et financiers, des médecins et assimilés.
« Dans le monde du travail, c’est la non-mixité qui fait toujours loi. 1 » L’emploi des femmes se concentre dans une douzaine de familles professionnelles, sur un total de 87. Certaines professions sont particulièrement marquées par une désaffection des hommes. D’autres ne laissent aucune place aux femmes. Cette non-mixité s’accompagne de toute une série d’inégalités professionnelles entre femmes et hommes. On observe encore une différence moyenne de salaires de 25 % ; 80 % des salarié.e.s à temps partiel sont des femmes ; 76 % des personnes en sous-emploi sont des femmes, et elles représentent 76 % des employé.e.s pour 39 % des cadres et professions intellectuelles supérieures.
Par ailleurs, le partage des charges domestiques reste inégalitaire : dans l’ensemble des foyers, 75 % des tâches domestiques sont prises en charge par les femmes. Pour un couple actif, la part de travail domestique assumée par les femmes est de 64 %. Ce qui n’est pas sans conséquence sur les choix d’orientation des filles et des carrières des femmes. En dehors de la famille, c’est tout au long des parcours scolaires, à chaque étape de l’orientation, que se fabrique en grande partie cette ségrégation.
La question de l’orientation des filles et des garçons a été très tôt induite par la conception politique que l’on a du rôle des femmes et des hommes dans la société et, notamment, dans la famille. Ainsi, quand à la fin du XIXe siècle, la loi Camille Sée octroie aux filles le droit d’accéder à un enseignement secondaire, elle ne leur donne pas le droit de passer le bac et, partant, d’accéder à l’université et aux carrières du droit et de la santé. « Je ne veux pas faire des femmes avocates et je me soucie médiocrement des femmes médecins. L’enseignement des lycées de jeunes filles sera, bien entendu, dégagé de tout ce qui dans les lycées de garçons est enseigné en vue de préparer les jeunes gens à une carrière » (Camille Sée, 1880). Dix ans plus tard, le ministère de l’Instruction publique se vante : « C’est le mérite de nos lycées de jeunes filles de ne préparer à aucune carrière et de ne viser qu’à former des mères de famille dignes de leurs tâches d’éducatrices. »
Un siècle plus tard, les mentalités ont quelque peu changé. En 1984, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale disait : « J’attends des mesures que je mets en place une transformation significative des habitudes d’orientation (des filles) dans notre pays et une plus grande égalité devant les choix d’orientation. » À cette époque, toute une série de mesures innovantes sont mises en œuvre : signature, avec le ministère des Droits de la femme, de la première convention ciblée sur l’amélioration de l’orientation, de la formation, et de l’insertion professionnelle des filles ; campagne de spots télé « Les métiers n’ont pas de sexe » ; création de la bourse de la vocation scientifique et technique pour les filles ; nomination, dans chaque rectorat, d’un.e chargé.e de mission pour la diversification de l’orientation des filles.
Mais il faut attendre encore trente ans (2014) pour faire pour la première fois de la mixité des métiers « une politique publique à part entière », selon Jean-Marc Ayrault, Premier ministre : « Le gouvernement s’est ainsi fixé comme objectif de faire passer la part des métiers considérés comme mixtes (deuxième sexe représenté à au moins 40 %) de seulement 12 % à 30 % d’ici 2025. »
Pour atteindre cet objectif, une série de dispositifs est mise en place pour travailler sur les représentations sexuées associées à certains métiers, en agissant dès l’orientation, par le biais d’interventions dans des collèges, lycées et universités, ou en accueillant des élèves et des équipes pédagogiques dans les entreprises afin de les sensibiliser à l’intérêt d’adopter une stratégie de recrutement favorisant la mixité.
Le problème de la ségrégation sexuée des formations, des métiers et des fonctions est posé comme une question à la fois démocratique et économique. La mixité du monde du travail est présentée comme un enjeu de compétitivité par les entreprises. Celles-ci considèrent qu’en élargissant les possibilités de recrutement de femmes ou d’hommes dans les métiers très sexués, elles se donneront véritablement les moyens de recruter les profils adaptés, comme le proclame le slogan « Au travail c’est le talent qui compte ! » 2
Alors pourquoi, malgré une volonté politique et l’engagement d’un certain nombre de grandes entreprises pour une plus grande mixité des métiers et des fonctions, la situation évolue-t-elle si peu ?
Comme le dit Nicole Mosconi, « de telles transformations ne dépendent pas seulement d’une volonté politique mais aussi d’une volonté partagée par une majorité d’acteurs du système scolaire de promouvoir une véritable égalité entre les sexes 3 ». Elle conclut : « Mais les veut-on vraiment ? » Effectivement, la demande sociale sur cette question (comme, plus généralement, sur celle des inégalités de sexe) est relativement faible. La division sexuée de l’orientation se produit souvent dans l’indifférence et, quand on la souligne, elle reste largement perçue comme « l’expression normale des différences supposées naturelles entre les sexes 4 ». Ainsi, tout le monde contribue à cet état de fait et, comme le souligne Marie Duru-Bellat : « Il faut plus craindre la passivité habillée en respect des différences (voire de la nature), bref ce que l’on peut considérer comme un “sexisme par abstention”. 5 »
Si l’on veut faire évoluer la mixité, il y a un grand intérêt à comprendre comment les procédures et les pratiques d’orientation contribuent à la fabrique des parcours différenciés des filles et des garçons. Or les recherches à ce sujet sont très rares 6.
Nous avons mené une recherche 7 qui s’intéresse justement aux liens entre division sexuée et procédure d’orientation, notamment concernant l’accès à la Première scientifique (S). « Toutes choses égales par ailleurs », les garçons formulent davantage de vœux pour la voie S que les filles. Pour une moyenne annuelle en sciences de 10, la différence de probabilité de maintenir un vœu définitif pour S est de 15 points au bénéfice des garçons (42 % contre 27 %). Des discriminants systémiques sont ainsi à l’œuvre pendant la procédure d’orientation. Ils sont moins le fait des jugements des équipes éducatives que de l’auto-sélection des élèves et de leur famille. Toutefois, en faisant le choix d’entériner les demandes au prétexte de respecter des choix individuels, l’institution ne corrige pas les processus d’auto-sélection et d’autocensure et participe ainsi, à son corps défendant, au maintien des inégalités.
Même si, depuis les années 1980, il a été dépensé une certaine énergie pour encourager les filles vers les filières scientifiques et techniques, aujourd’hui encore persiste l’idée que certains métiers, certaines fonctions, conviennent mieux aux femmes ou aux hommes. Ces représentations sont présentes dans l’esprit des jeunes, mais également dans celui de la majorité des adultes. De fait, si les filles et les garçons, les femmes et les hommes sont perçus a priori comme différents, les orientations des unes et des autres sont interprétées dans cette différence et ne sont pas lues comme des inégalités, encore moins comme le produit de discriminations. Il n’y a donc de sentiment d’injustice ni de la part des personnes chargées de l’orientation au sein des établissements scolaires, ni de la part des élèves et de leur famille.
Nous assistons ces dernières années à un renforcement de la responsabilisation des jeunes dans leur orientation, dans la mesure où ils et elles doivent développer et acquérir des capacités, des compétences, à s’orienter. Il ne suffit pas de bien réussir sa scolarité pour réussir son insertion professionnelle : encore faut-il savoir bien s’orienter. La conception politique et institutionnelle qui place l’élève au centre du système d’éducation (loi sur l’éducation, 1989) et qui préconise des pratiques d’orientation qui lui permettent de faire des choix d’orientation éclairés et autonomes peut renforcer un certain aveuglement aux discriminations produites par le système. L’ancrage des questions d’orientation dans la psychologie, qui, par définition, se centre sur l’individu, fait souvent écran (du moins pour les différences filles/garçons) à un questionnement sur le fonctionnement des procédures et des pratiques de l’orientation qui ont un impact sur les choix des filles et des garçons.
À l’instar de Fabienne Brugère, il faut dénoncer la fiction libérale d’un sujet autonome, a-historique, auto-constitué et libre 8 et, avec Michel Foucault, penser le sujet comme étant historiquement construit sur la base de déterminants qui lui sont extérieurs. Les choix d’orientation sont instrumentalisés par ces déterminants, le « hors de soi » dont parle Judith Butler 9. Le souci louable de laisser aux jeunes liberté et autonomie dans leurs choix se traduit par des conduites d’auto-sélection et d’autocensure. Il y a des formations et des professions qui sont difficilement envisageables quand on est une fille ou un garçon. La liberté laissée ne rend pas forcément libre.
Les filles et les garçons sont éduqués à manifester et à prouver leurs différences tout au long de leur développement. Cela passe non seulement par l’adhésion à ce qui leur est prescrit en tant que fille ou garçon mais également, et cela est très fort pour les garçons, par le rejet de ce qui est attribué à l’autre sexe. Les jeunes se construisent ensemble, dans un contrôle mutuel où le regard des autres (notamment des pairs) agit comme un « garde-normes » de masculinité et de féminité permanent. Dans ce cadre, les choix d’orientation sont utilisés comme preuve faite à soi-même et aux autres de son identité sexuée « normale ». Dès lors, les choix d’orientation sexués sont vus comme l’expression normale, logique, des différences de sexe jugées… naturelles.
Cette nécessité permanente de prouver, à soi-même et aux autres, que l’on est une fille/femme féminine, un garçon/homme masculin, est dépendante du besoin de reconnaissance mutuelle défini par Axel Honneth 10. Cet auteur assigne à la reconnaissance mutuelle la capacité pour le sujet d’entretenir « une relation harmonieuse à soi-même et aux autres ». C’est sans doute ce besoin vital de reconnaissance qui « fournit les bases de la dignité et de l’estime de soi sans lesquelles nous ne saurions vivre 11 », qui alimente la force et l’influence du genre sur nos conduites. Dans ce contexte, les choix d’orientation qui s’opèrent dès la classe de 3e pour ceux et celles qui choisissent ou sont orienté.e.s vers la voie professionnelle, sont déterminants. Compte tenu de la prégnance toujours importante de la norme d’hétérosexualité, cette exigence de reconnaissance est primordiale à l’âge des premières relations amoureuses, sexuelles et pratiques de séduction. On comprend mieux pourquoi c’est au niveau des formations CAP/Bac pro, qui mènent à des professions encore très marquées du sceau du féminin ou du masculin, que la ségrégation des choix d’orientation entre les filles et les garçons est la plus forte.
Les adultes qui élèvent, éduquent, instruisent et accompagnent les filles et les garçons au long de leur développement et de leur scolarité se sont eux.elles-mêmes construit.e.s dans ce système de normes de féminité/masculinité. En majorité, ces adultes adhèrent aux rôles de sexe et véhiculent, sans en avoir conscience, les stéréotypes qui, en les naturalisant, les légitiment. Or c’est souvent par manque d’une réelle formation des acteur.rice.s du système éducatif sur le genre et les stéréotypes de sexe, et sur leur influence sur les représentations et les attentes que nous avons à l’égard des filles et des garçons, que le personnel de l’Éducation nationale produit, à son insu, des pratiques différenciées entre les filles et les garçons.
Il est grand temps d’envisager de mettre en œuvre, à tous les niveaux du système de l’orientation, des objectifs de pratiques qui permettent aux filles et aux garçons de se libérer de la dictature de la différence des sexes. Cela ouvrirait, pour les unes comme pour les autres, des perspectives de trajectoires plus diversifiées que celles qu’elles et ils osent envisager. En offrant ainsi aux filles et aux garçons un véritable gain de liberté, on permet à l’égalité des sexes de progresser.
Nous retenons l’objectif qu’il faut cesser de cadrer le conseil en orientation en pensant à partir des notions de féminin/masculin et, partant, de la division sexuée des activités. Dans l’aide à l’orientation, il ne faut pas se limiter à se demander comment on peut permettre aux filles/femmes et aux garçons/hommes de transgresser les normes culturelles de sexe. Cette posture, d’une part, maintient implicitement la notion de frontière entre masculin et féminin, et, d’autre part, contraint toujours le sujet à des négociations identitaires coûteuses. Il faudrait plutôt permettre au sujet de ne pas avoir le sentiment “de” ou “d’avoir” à transgresser. Il y a donc à développer une conception “subversive” de l’éducation à l’orientation, qui accompagne le sujet dans un travail de mise en question de la validité intrinsèque du genre, des normes culturelles du féminin/masculin, de la féminité/masculinité et de prise de conscience de son rapport singulier à ces modèles. Pour imaginer une telle éducation, il faut nécessairement que les acteur.rice.s de la communauté éducative, dont les professionnel.le.s du conseil en orientation, soient eux.elles-mêmes formé.e.s à mettre en question la légitimité des rôles de sexe et donc du genre.
Comme le dit Christine Delphy, « il nous faut supposer, même si c’est contraire à l’évidence des sens, que cela pourrait ne pas exister » parce que « c’est en imaginant ce qui n’existe pas que l’on peut analyser ce qui est ; car pour comprendre ce qui est, il faut se demander comment cela existe 12 ». Nous arriverons à penser la division sexuée de l’orientation le jour où nous cesserons de penser à partir du genre et où nous pourrons imaginer « le non-genre ». Ainsi, les projets d’orientation ne devraient plus être d’abord un enjeu et une mise en jeu de l’identité sexuelle et sexuée si l’on veut augmenter le degré de liberté de choix des filles/femmes et des garçons/hommes et parvenir à une société où mixité rimera avec égalité.
Pour cela, il faut abandonner nos croyances en des différences de sexe irréductibles et cesser de les produire au quotidien dans nos activités professionnelles et privées, par nos performances des normes de féminité/masculinité. L’objectif de mixité et d’égalité à l’école et au travail impose de dépasser le genre, de débarrasser les pratiques professionnelles et d’éducation de la conception stéréotypée du féminin et du masculin et donc de la supposée complémentarité « naturelle » des sexes. Cela implique de la part des professionnel.le.s de l’orientation la capacité de mettre en question le diktat des différences de sexes et leur provenance. Cela suppose également une réflexion sur les normes de masculinité/féminité, leur contingence, leur rôle dans la construction de soi et le maintien d’un ordre social sexué hiérarchisé. Cela suppose, enfin, que les adultes impliqués dans le processus d’orientation puissent interroger leur rapport singulier à ces normes de sexe, leur propre degré d’adhésion ou de distanciation. Cela nécessite une formation systématique initiale et continue de l’ensemble des personnes qui traitent de ces questions, leur permettant de les travailler activement pour elles et pour autrui. Il faut oser imaginer se défaire du genre sans craindre de devenir tous pareils, découvrant au contraire une multitude de nouvelles formes de création de soi. Dépotentialiser les normes de féminité/masculinité, c’est produire beaucoup plus de différences que la loi de la différence des sexes ne le fait. Il n’y a pas d’antagonisme entre égalité et différence et l’égalité ne suppose pas l’identité !
Une première version de cet article a été publiée dans la « Revue Skhole.fr » en mai 2016.
1 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, « La répartition des hommes et des femmes par métiers », Analyses, n° 79, 2013.
2 Campagne de la fondation pour la mixité des métiers, 2014.
3 Nicole Mosconi, « Effets et limites de la mixité scolaire », Travail, genre et société, n° 11, 2004, p. 172.
4 Françoise Vouillot et al., Orientation scolaire et discrimination. Quand les différences de sexe masquent les inégalités, La documentation française, 2011, p. 11.
5 Marie Duru-Bellat, « École de garçons et école de filles », Ville, école, intégration, diversité, n° 138, 2004, p. 72.
6 F. Vouillot et al., op. cit.
7 Rodrigue Ozenne, Françoise Vouillot, « Division sexuée de l’orientation et procédures d’orientation, les demandes d’accès des filles et des garçons à la 1re S. », Revue française d’éducation comparée, n° 13, 2015. Cette étude reprend celle de Jean-Pierre Jarousse et Marie-Agnès Labopin, « Le calendrier des inégalités d’accès à la filière scientifique », L’orientation scolaire et professionnelle, n° 28, vol. 3, 1999, pp. 475-496.
8 Fabienne Brugère, « “Faire et défaire le genre”. La question de la sollicitude », dans Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Puf, 2009, pp. 69-88.
9 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, éditions Léo Scheer, 2002.
10 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000.
11 Alain Caillé, « Présentation », De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi, Revue du MAUSS, n° 23, 2004, p. 5.
12 Christine Delphy, « Penser le genre : quels problèmes ? », dans Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail et Hélène Rouch (dir.), Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes, CNRS éditions, 2002, p. 100.