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Elles fustigent la dette publique et exigent son remboursement. Pourtant, les politiques néolibérales n’existeraient pas sans elle.
Alors que les politiques néolibérales se sont imposées dans le monde depuis quarante ans, l’emprise de la dette financière n’a jamais été aussi importante : le cabinet McKinsey calculait que l’endettement total dans le monde (hors secteur financier) s’élevait à près de 147 000 milliards d’euros en 2018, avant même la pandémie. Un constat paradoxal ? Si le néolibéralisme se présente d’abord sous la forme de politiques fondées sur la réduction des dépenses publiques et la dérégulation des marchés, il repose aussi sur une philosophie politique et morale de libération de l’individu de tout ce qui menace son autonomie (ses fondateurs se pensaient comme héritiers du libéralisme classique).
Si l’État, avec ses réglementations supposées entraver le bon fonctionnement des marchés, sa fiscalité accusée de décourager l’esprit d’entreprise et ses politiques sociales dénoncées pour conforter « l’assistanat » est identifié par les néolibéraux comme un danger pour l’individu, l’endettement de celui-ci ne semble pas représenter un obstacle majeur. C’est le paradoxe d’un projet d’émancipation qui fait peser in fine sur un nombre d’acteurs toujours croissant l’obligation d’un remboursement, alors même que, tout au long de l’histoire humaine, la dette financière a été perçue comme contraire à la liberté de ceux qui la subissaient : du risque de devenir esclave en cas de non-solvabilité dans l’Antiquité à la privation du droit de vote dans les systèmes censitaires du XIXe siècle, parce que l’individu trop endetté, en position de sujétion, serait incapable d’exercer des droits politiques supposant l’autonomie du jugement.
La dette est devenue la contrepartie nécessaire du désengagement de l’État.
Nous allons tenter de rendre compte en trois temps de ce point aveugle : en remarquant d’abord que ce sont des situations d’endettement collectif qui ont permis aux politiques néolibérales de s’imposer à une échelle mondiale ; que les solutions proposées pour résoudre ces situations ont produit les conditions financières d’une offre inédite de crédits à tous les acteurs économiques ; et que ce sont les effets sociaux de ces politiques qui ont donné un tel poids à la dette, en en faisant la contrepartie nécessaire du désengagement de l’État.
C’est au nom de l’impératif de rembourser ses dettes que s’est imposé le néolibéralisme à l’échelle mondiale. Les premières expérimentations néolibérales prennent place dans un contexte de régimes autoritaires (Chili) ou à la suite d’élections démocratiques où elles apparaissaient comme le volet économique de projets politiques néoconservateurs (Royaume-Uni, États-Unis). Mais sa diffusion à une échelle mondiale fait suite à la crise de la dette qui atteint les pays du Sud au début des années 1980. Menacés de faillite, de nombreux pays en Amérique latine, en Afrique ou en Asie se tournent vers les bailleurs publics internationaux.
Ces derniers se sont entretemps convertis à la nouvelle doctrine en passe de devenir un consensus (le « consensus de Washington »), selon le processus raconté par Joseph Stiglitz. Les fameux prêts à ajustement structurel diffusent des politiques néolibérales sur tous les continents. Le refinancement auprès du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale a pour contrepartie une réduction drastique des dépenses publiques, l’assèchement des politiques sociales, la mise en place d’une fiscalité favorable au capital, l’ouverture des frontières aux importations de marchandises et aux investissements étrangers, la « fluidification » du marché du travail, etc.
Mais alors que ces politiques échouent à atteindre les objectifs annoncés, bien qu’elles suscitent en retour un puissant mouvement de protestation transnational (l’altermondialisme), elles continuent d’inspirer les institutions qui se penchent au chevet de la Grèce au début des années 2010 : celle-ci connaît à son tour l’obligation de s’alléger de ses ressources publiques pour éviter la faillite et d’autres pays de l’Union européenne doivent contracter des prêts auprès du FMI. C’est bien par nécessité d’emprunter et obligation de rembourser que l’Argentine, la Grèce ou l’Inde ont dû transformer leur modèle socio-économique : le néolibéralisme est devenu une expérience collective partagée à une échelle mondiale.
La dérégulation financière constitue un deuxième nœud imbriquant les politiques néolibérales et l’endettement global. Requise comme l’un des piliers de ces politiques (consenties par l’élection ou imposées dans le cadre de prêts à ajustements structurels), la déréglementation financière a su trouver une justification à la fois dans l’efficience supposée des marchés de capitaux, dès lors qu’on les laisse s’autoréguler, et dans la volonté de désentraver l’offre de financement à des échelles nationales et globales. À l’inverse, les politiques keynésiennes dominantes jusque dans les années 1970 préconisaient l’encadrement du crédit et un étroit contrôle public de l’activité bancaire. Parmi les conséquences de cette déréglementation, la désintermédiation relègue les banques à un statut de prêteur parmi d’autres. Elles se trouvent désormais concurrencées par l’ensemble des investisseurs institutionnels – fonds de pension, organismes de placement collectif, fonds souverains, hedgefunds, etc. Tout ce que l’on appelle aujourd’hui shadowbanking, des acteurs qui opèrent comme des banques, y compris en effectuant des prêts, sans être soumis à leurs obligations prudentielles et légales.
Les États ont massivement recours aux prêteurs privés internationaux afin d’assurer des dépenses publiques.
Le marché des obligations, des titres de prêts proposés puis négociés sur les marchés, illustre cette désintermédiation financière qui permet à chacun de devenir prêteur. Logiquement, il s’ensuit une explosion de l’endettement global, d’autant que les États ont, à leur tour, massivement recours aux prêteurs privés internationaux pour leur vendre leurs bons du Trésor et continuer ainsi à assurer des dépenses publiques de moins en moins financées par l’impôt, sous l’effet des prescriptions néolibérales précisément. D’où ce nouveau paradoxe : l’ouverture des frontières aux capitaux aboutit à une concurrence entre les États pour attirer les investisseurs internationaux, dont l’un des effets est une diminution des impôts sur le capital et sur les sociétés, et à l’abandon d’une partie des recettes fiscales. Avec cet engagement durable dans une logique de dette publique, les politiques néolibérales, loin d’aboutir à la sortie de l’endettement, contribuent fortement à l’entretenir.
L’intérêt des acteurs financiers, dont la puissance a été démultipliée, est bien sûr de maintenir des logiques d’endettement, sources de profit à tous les niveaux. Les fonds de pension anglo-saxons, pour protéger les revenus futurs de leurs mandataires retraités, sont friands des bons du Trésor et de leurs intérêts limités mais stables. Les obligations d’entreprises leur offrent des revenus plus élevés et plus risqués : l’important est de pouvoir panacher entre ces sources diverses de revenus. La multiplication des crédits est largement favorable à l’enrichissement du secteur financier : la crise des subprimes en 2008 est née de l’avidité pour les profits potentiels engendrés par les prêts immobiliers accordés sans aucun discernement à des millions de ménages américains peu solvables, et à la démultiplication de ces profits par la titrisation (transformation et agrégation des dettes individuelles – prêts immobiliers ou étudiants, crédits auto, crédits à la consommation, etc. – en actifs financiers liquides et échangeables sur des marchés internationaux complètement décloisonnés). Les politiques de dérégulation financière multiplient ainsi les prêteurs potentiels et les marchés du prêt. Elles font de la souscription tous azimuts de dettes l’intérêt des plus puissants acteurs économiques.
Troisième nœud où s’entrelacent la dette et le néolibéralisme : le recours à l’endettement comme contrepartie, pour les individus et les ménages, des effets sociaux de ces politiques, particulièrement celles qui visent la réduction des dépenses publiques et l’assèchement des politiques sociales. On peut citer ici trois types de mécanismes. Le premier concerne la prise en charge par l’endettement individuel de missions considérées jusque-là comme des services publics. L’explosion des prêts étudiants en offre un bon exemple : il faut financer soi-même, par l’endettement, ce qui était assuré jusque-là dans le cadre du budget de l’État. Il en va de même pour la prise en charge des risques sociaux. Le coût des dépenses sociales est jugé trop élevé, les systèmes d’assurances sociales sont accusés de trop peser sur le coût du travail : leur abandon complet ou partiel se traduit par leur remplacement par une logique d’endettement. Ainsi pour les retraites : même dans les pays où une bascule complète dans un système par capitalisation n’est pas à l’ordre du jour, la diminution, perceptible ou anticipée, des pensions amène de nombreux salariés à entrer dans une logique d’assurance privée.
Le néolibéralisme encourage ainsi l’endettement comme antidote à l’insécurité qu’il produit.
De même, dans les pays où le système de santé est entièrement privatisé, l’obligation d’emprunter pour faire face à un soin imprévu est devenue banale. Dernier mécanisme de cet ordre, enfin : ayant renoncé à l’option d’une relance par la dépense publique, les pays les plus engagés dans les « réformes » ont pu choisir de soutenir l’activité économique en période de ralentissement par l’encouragement au crédit. Celui-ci apparaissait comme un palliatif efficace de la modération salariale et de la précarisation de l’emploi imposée par la concurrence économique internationale. Cette logique est très visible aux États-Unis, où l’augmentation de l’endettement privé, spectaculaire dans les années 1990 et 2000, a été systématiquement encouragée par l’État fédéral.
Le néolibéralisme encourage ainsi l’endettement comme antidote à l’insécurité qu’il produit. Ainsi que l’observe Michel Feher, c’est pour pouvoir eux-mêmes continuer à s’endetter que les États encouragent leurs citoyens à avoir recours au crédit ! On dispose ici d’un élément d’explication déterminant du poids extraordinaire de la dette à un niveau global. Alors qu’il repose sur une promesse d’émancipation individuelle, le projet néolibéral, en produisant toujours plus de dettes, semble au contraire assujettir les individus : directement, à travers toutes les formes d’endettement des personnes ; indirectement, par le poids que la dette publique et ses contreparties politiques et sociales font peser sur les citoyens et usagers des services publics. Prétendant soustraire l’individu à l’emprise de l’État, les politiques néolibérales ont placé sur lui, plus que jamais, le fardeau de la dette.
Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, La Découverte, 2017.
David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Les prairies ordinaires, 2014.
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Le livre de poche, 2003.