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La dette crée une relation d’interdépendance entre créancier et débiteur. Comme l’addiction, elle va jusqu’à la dépossession de son propre corps.
Un des signes de notre temps est la fabrique d’individus surendettés et « addictés ». C’est un phénomène massif de nos sociétés dites libérales qui ont généré des nouvelles formes d’aliénation1. Depuis la crise des subprimes en 2008, déclenchée par un système financier ayant pris des risques inconsidérés, nous traversons une crise de l’insolvabilité qui a broyé nombre d’individus et conduit des États à la faillite. Cette crise des dettes n’est pas sans lien avec l’augmentation des consommations de produits psychotropes et des conduites addictives. L’exemple de la classe moyenne américaine des « petits blancs », écrasée par le surendettement et dévastée par la consommation d’opioïdes prescrits légalement qui produisent de l’addiction, est particulièrement frappant pour illustrer cette double dérive. Les mesures d’austérité et les cures d’abstinence apparaissent comme des remèdes inefficaces. Dette et addiction se déplacent d’une situation à une autre, révélant une dépendance qui expose à des rapports d’aliénation intraitables, voire incurables.
L’étymologie latine permet de comprendre cette dimension d’aliénation présente dans l’addiction, en relation avec une dette impayable parce qu’illimitée. Malgré la résonance actuelle anglo-saxonne, le mot addiction vient du latin ad-dictus qui signifie « être dit par ». L’esclave romain n’avait pas de nom propre, il était voué et nommé par le maître auquel il était attribué et qu’il devait servir. Celui qui est dit par un autre est privé de la liberté de se gouverner. Puis le terme a évolué pour désigner un individu en situation de servitude parce qu’il ne peut s’acquitter de sa dette. La servitude pour dette est une situation banale dans de nombreuses sociétés médiévales et, pendant longtemps, s’endetter a signifié perdre sa liberté. La racine latine de l’addiction est ainsi éclairante parce qu’elle signale la double contrainte de servitude et de dette : « Les esclaves romains étaient dits “addictés”, privés de liberté, ils étaient littéralement “dits par le maître”, au sens strict d’aliénation. On retiendra donc qu’être addicté signifie, à l’origine, être “dit par l’autre”. Dans le droit médiéval, l’addiction signifie qu’un débiteur est “contraint par corps”, dès lors qu’il ne peut s’acquitter de sa dette. Le créancier avait ainsi le droit de saisir la personne du débiteur, il pouvait disposer du corps de sa personne2. »
Comment peut-on en arriver à payer de son corps et de sa vie pour s’acquitter d’un sentiment de dette insolvable ?
La mémoire de l’étymologie latine de l’addiction oblige à ne pas euphémiser la condition de l’homo addictus : sans être un délinquant et de moins en moins un marginal, il demeure un esclave, alors même qu’il pense avoir le contrôle du toxique dont il a fait son maître. Ayant longtemps travaillé sur le sentiment de dette, j’ai immédiatement été interpellée par ce rappel étymologique de l’addiction : comment peut-on en arriver à payer de son corps et de sa vie pour s’acquitter d’un sentiment de dette insolvable ? Comment se libérer d’une dette illimitée qui nous fait consentir à une telle violence retournée contre soi-même ?
Le débiteur comme le sujet « addicté » est tenu, assujetti. Cette ligature mortelle qui s’inscrit dans sa chair et le prive de liberté est l’un des traits dominants de la conception antique de la dette que notre époque est loin d’avoir aboli. À Rome, la sanction de l’insolvabilité est l’addiction, par laquelle le débiteur est « adjugé » au créancier. De la même manière, le patient qui souffre aujourd’hui d’une addiction est affilié au produit dont il est accro et qui désormais détermine son identité en le renommant : la personne qui souffre d’une addiction à l’alcool est définie comme « alcoolique », celle qui est addicte à la cocaïne est désignée comme « cocaïnomane », etc. Dans le droit médiéval, le débiteur est contraint par corps dès lors qu’il ne peut s’acquitter de sa dette : le corps aliéné sert ainsi de substitut à la dette impayée. De même, l’addicté est voué corps et âme à son toxique dont il a fait son maître. Même lorsqu’il use de la drogue comme d’un remède à son mal-être, qu’est-ce qu’un remède dont on n’est plus le maître ? L’écrivain William Burroughs, qui savait de quoi il parlait, a parfaitement décrit cet état d’esclavage, à égale distance de tout lyrisme romantique et de toute condamnation morale : « Qu’on renifle la came ou qu’on la fume, qu’on la mange ou qu’on l’enfonce dans les fesses, le résultat est toujours le même : on devient toxicomane, c’est-à-dire prisonnier3. »
Ce rapprochement sémantique entre la dette et l’addiction est intéressant au-delà de l’image même de l’esclavage et de la prison. Car il donne à penser comment le corps est dédié à l’acquittement d’une dette, et le prix que nous sommes prêts à payer pour cela, en souffrance physique et en tourment psychique. Lorsque la dette devient illimitée, le débiteur est contraint d’offrir son corps et sa vie en gage, ce qui entraîne sa perte de liberté et son dénuement le plus profond. Dans le système féodal, le fait d’être endetté engageait ainsi le corps, plaçant le débiteur dans une situation de privation de liberté, d’emprise intégrale du créancier qui avait droit de vie et de mort sur son débiteur. Cette angoisse d’un état de dette insolvable hante nos sociétés contemporaines sous la forme répandue de l’addiction. Le toxicomane est assujetti à son toxique dont il fait son maître afin d’être « tenu » par quelque chose, quand il ne se sent plus soutenu par aucun lien consistant et qu’il perd la maîtrise de sa vie.
C’est une utopie d’imaginer une société sans dette, comme une société sans drogue. Dette et drogue sont présentes dans toutes les cultures comme les marques d’une dépendance structurelle dont les effets sont divers et complexes, toxiques et bénéfiques. Mais un système qui génère à ce point de l’insolvabilité et de l’addiction se révèle structurellement destructeur, car il ne fait plus les investissements qu’il faudrait dans l’avenir pour lutter contre les effets toxiques de son développement. Au fond, il ne croit plus en l’avenir, ni à des relations autres qu’aliénantes, parce qu’il a basculé dans le cynisme. L’insolvabilité et l’intoxication sont dangereuses parce qu’elles sont aliénantes.
Le rapport créancier-débiteur est emblématique de l’aliénation, dans la mesure où le débiteur consent à son assujettissement parce qu’il espère y trouver des bénéfices. Le débiteur est tributaire de son créancier, au double sens du terme : il a besoin de lui et il attend de cette relation un gain appréciable, une avance sur crédit qui lui permettra de s’émanciper. Le sujet « addicté » perd tout contrôle vis-à-vis du toxique et en devient esclave, comme le débiteur est à la merci du créancier. Il est possédé. Autant dire qu’il se perd lui-même. Dette et addiction relèvent ainsi d’un désir d’indépendance qui échoue et d’une même angoisse de l’aliénation. Elles sont la marque d’une dépendance qui est le grand impensé de nos sociétés libérales.
1 1 Cf. N. Sarthou-Lajus, Vertige de la dépendance, Bayard, février 2021.
2 2 Éric-Pierre Toubiana (dir.), Addictologie clinique, PUF, « Quadrige », 2015, p. 9.
3 3 W. Burroughs, « Le festin nu », cité par Cécile Guilbert, Écrits stupéfiants, drogues et littérature d’Homère à Will Self, Robert-Laffont, « Bouquins », 2019, p. 494.